< indien >

Rajagopal, le nouveau Gandhi ?

"Non violence, is not non action " (la non-violence n'est pas la non-action) Rajagopal, 13 octobre 2009.

Le 13 octobre dernier, j’ai eu l’occasion de rencontrer une personne exceptionnelle lors d’un dîner donné en son honneur et en l’honneur de son association « Ekta Parishad ». Il s’agit de Rajagopal.

Un simple prénom, suivi de deux initiales : P. V. Rien d’autre. Rajagopal ne divulgue jamais son nom. « Cela reviendrait à révéler sa caste et il est contre ce système. Ce qui frappe, c’est la douceur et la gaité de sa voix, la bonté et la joie qui illumine son regard presqu’enfantin. Mais il ne faut pas s’y fier ; Rajagopal P. V., 59 ans, est un activiste redouté des hommes politiques indiens. En quelques années, sa voix rieuse est devenue celle de l’Inde oubliée, à travers son engagement au sein de l'association qu'il a crée, EKTA PARISHAD. Plus qu'une association, c'est une organisation sociale engagée dans l'action non-violente selon les principes de gandhi avec l'objectif d d'aider les peuples, en l'occurence ici en Inde, à regagner le contrôle de leurs moyens d'existence tels que la terre, l'eau et la forêt.

Je n'avais jamais entendu parler de lui et de son action, et j'ai découvert un militant activiste, entièrement tourné vers les autres. J'aimerais vous le faire connaître à mon tour.

Il m’a accordé quelques instants pour répondre à quelques questions et je l'en remercie.



Son parcours

Rajagopal et moi (photo prise par Indeaparis.com)
Rajagopal et moi (photo prise par Indeaparis.com)

Natif du Kerala (état du sud-ouest de l'Inde), Rajagopal est tombé dans "le gandhisme"quand il était petit. Son père, gandhien de la première heure, se consacre, au lendemain de l'indépendance, à la promotion de l'autosuffisance rurale, l'une des clefs de voûte, avec la non-violence, de la philosophie du Mahatma. Pourtant, le jeune Rajagopal a, dans un premier temps, d'autres centres d'intérêt. Passionné de musique et de danse, il intègre, à 11 ans, une école de kathakali (théâtre dansé traditionnel du Kérala), puis entame une carrière de danseur. Mais, à 20 ans, il décide d'abandonner la scène, pour devenir ingénieur agricole : «J'ai pris conscience que je faisais fausse route, explique-t-il. Amuser les riches et les puissants, ce n'était pas ma voie. J'avais besoin de me sentir utile.».
Il découvre aux hasards d’une tournée sur les pas de Gandhi les ravages de la modernisation : « Toute une frange de la société est mise de côté, dénonce-t-il, les paysans sont chassés de leurs terres par les multinationales qui rachètent les terrains à prix d’or. Les tribaux, ces aborigènes premiers habitants de l’Inde, doivent quitter leurs forêts, expulsés par un gouvernement qui préfère y aménager des parcs nationaux pour attirer les touristes. » C’est décidé : Gandhi luttait pour l’indépendance, Rajagopal, lui, se servirait de la non-violence pour davantage de justice sociale. Et maintenant cela fait 35 ans qu’il mène cette lutte et toujours de manière pacifique.

La naissance d'Ekta Parishad


Rajagopal a cette fois trouvé sa voie: il sera le défenseur des sans-terre. Son premier coup d’éclat a lieu au début des années 1970, dans la vallée de la Chambal, au centre du pays. L’endroit est un repère de bandits : les dacoïts, ces paysans dépossédés de leurs terres, sortes de Robin des bois. Rajagopal les convainc de désarmer. Ils se constituent prisonniers en échange de terrains fertiles pour leur famille et d’une éducation pour leurs enfants. En une journée, 500 dacoïts livrent leurs armes. C'est un véritable exploit qui montre toute la détermination et la force de cet homme hors du commun.
En 1991, il créé Ekta Parishad (Forum uni), une organisation qui rassemble tous les sans-voix de l’Inde, soit des millions de dalits (« intouchables »), paysans sans terre ou victimes de servitude pour dette. Il forme des activistes qui partent « réveiller les consciences» dans les campagnes, créer des syndicats, etc.
Aujourd’hui, Ekta Parishad compte près d’un million de sympathisants. En bon disciple de Gandhi, Rajagopal organise chaque année des « padyatra », des marches pacifiques de 300 km qui rassemblent des milliers de personnes. En 2003, par exemple, il marche dans le Chattisgarh, dans l’est du pays. Devant la foule déterminée, le gouvernement cède et octroie des terrains à 6 000 familles. La dernière, « padyatra » a eu lieu en octobre 2007, entre Gwalior, une ville du Madhya Pradesh, et New Delhi, encore une fois cette dernière marche, filmée et projetée lors du dîner, a été un énorme succès, tant et si bien que le gouvernement après avoir tenté de brimer la manifestation non-violente, a été obligé de céder aux exigences légitimes de ce peuple à ses portes.
Présente dans huit Etats, forte de 150 000 membres dont 400 permanents, elle gère aujourd'hui 4 000 villages, dans lesquels elle mène à la fois des actions de mobilisation et de développement. «Beaucoup, dit-il, ne veulent voir, en Gandhi, qu'un vieil homme qui marchait pour la paix. Ils pensent que, pour être gandhien, il suffit d'être pacifiste. Ils ont oublié que Gandhi s'est battu, qu'il a été emprisonné, insulté. C'était un radical. Avec la satyagraha (le combat non violent), il a donné un rôle aux sans-voix.»
"L'Inde, regrette-t-il, aurait pu, en s'inspirant de Gandhi, offrir au monde un modèle différent, fondé sur l'autosuffisance rurale.»
En effet, le combat de Rajagopal est universel. Il lutte pour les sans voix et les sans grades, contre les puissants, les Etats et les multinationales, pour l'idée simple et juste de "les mêmes droits pour tous sur une planète vivable". Ce combat est donc aussi résolument écologique et populaire et à mon sens ne concerne pas uniquement l'Inde. Rajagopal prône le respect de la terre et des paysans contre un système productiviste mortifère qui veut produire toujours plus avec de moins en moins de paysans.
Il explique que de plus en plus de petits agriculteurs indiens (presque 700 000 d'après les chiffres que j'ai trouvé) se retrouvent ainsi acculés au suicide ou à l’exil, venant grossir les bidonvilles des mégapoles indiennes (Delhi, Bombay, Calcutta, Madras) et louant leurs bras au plus offrant, pour quelques roupies journalières. Le problème est plus large encore, il réside dans une mauvaise distribution des terres. L'impact écologique est important car il touche aussi la préservation de la flore et de la faune.

Poverty is not karma


Dans son intervention, lors du dîner auquel j'ai assisté et qui lui était consacré, Rajagopal nous a lancé cette phrase-slogan "Poverty is not karma" (la pauvreté n'est pas dans le karma).
Pendant mon interview je lui ai demandé de développer cette idée, de m'expliquer ses objectifs pour lutter contre la pauvreté. Rajagopal affirme que la pauvreté doit être combattue, et les pauvres doivent obtenir leur part dans le monde d’aujourd’hui. Il m'a énoncé un autre de ses principes, “le besoin plutôt que l’avidité” : amasser seulement ce dont on a besoin, et non toutes ces choses inutiles. "Vivre avec une seule valise, c’est que j’ai appris grâce à ce principe. Se concentrer sur le problème de la pauvreté et vivre aussi simplement que possible, c’est un des enseignements importants que j’ai retenu de la vie du Mahatma Gandhi". Ce sont deux choses que Rajagopal affirme pratiquer dans sa vie quotidienne. Le Mahatma Gandhi avait défini onze principes. Lors d’évaluations, Rajagopal et ses proches se demandent parfois combien de ces principes ils ont observé. Le travail manuel par exemple : il devrait travailler manuellement chaque jour, mais ne le fait pas, il ne produit pas sa nourriture lui-même.
"Gandhi disait que toute sa vie était un apprentissage de la vérité. Quelqu’un comme moi, je ne sais pas si je suis proche de la vérité. On voudrait bien l’être, mais parfois on a des doutes, mais au moins on se pose la question" conclut Rajagopal. .

Quelles sont les réussites d’Ekta Parishad à ce jour ?


Elles sont nombreuses. La principale réussite que l'association peut revendiquer c’est qu’Ekta Parishad a été capable d’aider les plus pauvres de la société Indienne et de créer parmi eux des leaders. Rajagopal déclare "Quand j’ai commencé mon programme de formation, les gens se demandait comment je pourrais former ces jeunes gens et ces jeunes filles s’ils n’ont pas été à l’école ou obtenu un diplôme. Comment pourrez-vous leur faire comprendre toutes les réalités socio-politiques ? Mais ce n’est pas cela qui est important : le leadership ne peut voir le jour qu’au sein du groupe pour lequel on se bat, vous ne pouvez avoir des leaders qui viennent de l’extérieur, qui se battent mais qui finalement profitent eux-mêmes du bénéfice de cette lutte. Et nous avons vécu cela : des gens des classes moyennes qui viennent, qui organisent les pauvres, et lorsqu’arrivent les élections, ils se portent candidats et partent au parlement. C’est une tendance fréquente. Ce n’est pas ce que nous souhaitons; nous souhaitons que les pauvres puissent se défendre et s’organiser eux-mêmes,
Pour lui l'action d'Ekta Parishad va encore plus loin, elle réfléchit à construire une communauté unie composée des plus démunis afin de les aider à sortir de la pauvreté. Il faut d'abord les convaincre qu'il constitue une vraie force, et qu'ils ne sont pas faibles. Ils doivent apprendre à ne plus se détruire eux-mêmes et à lutter pour leurs droits et pour cela la solidarité entre eux est fondamentale.

Ainsi ils pourront bâtir ensemble une espèce de "groupe de pression" , un "forum uni" (Ekta Parishad) pour lutter contre le pouvoir en place afin d'obtenir plus de justice sociale. Mais la lutte doit être non-violente, c'est la base de la philosophie de Rajagopal et son association. Ainsi il a crée des centres de formation qui inculque aux plus jeunes (en général les plus révoltés et les plus enclins à la violence) à transformer la violence en mots et à transformer leur colère en action non-violente.

Quel est votre rêve pour l'Inde ?


Quand Steve Hogan lui pose la question, Rajagopal répond "Mon rêve pour l’Inde est très proche de ce que déclarait Mahatma Gandhi. Il disait que ce pays avait pris un mauvais chemin dès le premier jour. Le premier Premier Ministre de l'Inde, Nehru, pensait que nous devions devenir une nation puissante comme l’Angleterre ou l’Amérique, c’est ainsi qu’on a décidé d’industrialiser. Et pendant longtemps, l’industrialisation et l’agriculture ont reçu la même attention; et l’industrialisation des industries lourdes recevait la même attention que les petites entreprises ou l’artisanat des villages. Mais le modèle occidental ne fonctionne pas dans un pays d’un milliard d’habitants, car une petite population se comporte différemment, elle n’a pas besoin d’autant de monde pour produire sa nourriture et ses vêtements. Dans un pays d’un milliard d’habitants, ce qui est important c’est ce que Gandhi appelait la production par les masses : chacun devrait avoir une occupation utile, faire partie d’un processus de développement, de telle sorte qu’il ait une vie empreinte de dignité. Je pense que le pays doit effectuer un changement radical pour comprendre que les pauvres ne sont pas un problème mais qu’ils sont un atout pour le pays, car ils constituent la force de travail.
Plutôt que de considérer les machines et la mécanisation comme un atout, nous devrions considérer la population comme un atout, et re-planifier les programmes nationaux en fonction des gens et non en fonction du PNB, etc. Si les populations tribales nous disent qu’ils sont heureux dans la forêt, donnons leur le droit d’y vivre, et ils danseront et chanteront gaiement et ils récolteront le miel pour le vendre et gagner leur vie. Si les pauvres nous disent “Donnez-nous un bout de terre et nous serons heureux de travailler 8 heures par jour, de faire pousser notre propre nourriture, d’éduquer nos enfants et de les envoyer à l’école”, alors donnons-leur un lopin de terre. Pourquoi cette terre serait-elle donnée aux grosses entreprises et les gens envoyés dans les villes pour peupler les bidonvilles ? Pourquoi compliquer les choses ?

"Mon rêve serait donc une société décentralisée comme l’envisageait Gandhi, des villages auto-suffisants qui se fédèrent dans un gouvernement national. Pas un gouvernement national tout puissant contrôlé par la Banque mondiale et le FMI et qui dicte comment les villages doivent s’organiser. Ce ne devrait pas être une structure du haut vers le bas mais un processus contrôlé par la base. C’est ma façon de considérer l’économie et le bonheur des gens."

Une action emblématique : la marche Janadesh

Rajagopal et moi ( photo prise par @indeaparis.com)
Rajagopal et moi ( photo prise par @indeaparis.com)

< i>"People power to control state power" (le pouvoir du peuple pour contrôler le pouvoir de l'état) Rajagopal, 13 octobre 2009.

Les premières marches organisées par Ekta Parishad voulaient interpeller les autorités régionales, au niveau de chaque état, mais certaines lois dépendent du Gouvernement central de Delhi, et dès 2004, il s'avéra indispensable d'organiser une grande marche nationale. La préparation dura 3 ans, à la fois pour se coaliser avec d'autres mouvements nationaux, mais également pour mobiliser les populations à la base : des milliers de villageois économisaient tous les mois quelques roupies ou quelques poignées de riz en prévision de la marche. En octobre 2006 eut lieu une "marche d'avertissement" regroupant 500 militants sur le trajet de Gwalior à Delhi.
Louis CAMPANA nous a projeté, lors de la soirée, un beau film qu'il a réalisé sur le Janadesh 2007...
Le 2 octobre 2007, 25.000 participants, venus des 4 coins de l'Inde, se sont retrouvés à Gwalior pour entamer la marche Janadesh (= le verdict du peuple) qui devait les mener à Delhi (350 km), à travers plusieurs états. Manifestation impressionnante par la détermination de ces hommes et de ces femmes pour revendiquer leurs droits, organisation impeccable qui fit l'admiration des 200 supporters étrangers d'Asie, d'Amérique et d'Europe.
A leur arrivée à Delhi le 29 octobre, après avoir été encerclés par l'armée, sans eau et nourriture, pendant plusieurs jours, ils ont finalement été finalement accueilli par le Ministre de l'Agriculture, ébranlé par la détermination de ces personnes et par la présence des caméras, et ont reçu l'assurance du gouvernement central de la mise en place d'une Commission nationale pour la réforme agraire, composée paritairement par des représentants des différents états et des délégués d'Ekta Parishad et de la société civile. Aujourd'hui, cette Commission s'est déjà réunie, des amendements et des propositions de loi sont en cours de discussion, et les représentants d'Ekta Parishad ont été priés de poursuivre leurs enquêtes pour documenter de façon précise toutes les violations dont sont victimes principalement les adivasis et les dalits, notamment lors de l'attribution de terres à de grands projets industriels (zones franches). La lutte n'est pas finie, mais tous les membres d'Ekta Parishad et leurs animateurs resteront vigilants afin que les promesses deviennent réalité.
Mais rien n'est réglé, le combat est toujours d'actualité. La prochaine grande campagne d'Ekta Parishad est prévue dans deux ans. L’idée est de rassembler plus de 100 000 marcheurs et de parcourir l’Inde sur plus de 6000 km pendant des mois pour arriver sur la capitale en 2012 et mettre le gouvernement indien devant ses responsabilités. C'est à ce titre que Rajagopal était présent à Paris pour nous sensibiliser à cette lutte et nous demander de le soutenir dans cette grande marche à portée internationale, car beaucoup de pays se sont apparemment donnés le mot pour eux aussi marcher contre la pauvreté et les inégalités sociale en même que le prochain Janadesh.
Dans son dernier livre, "Planet India: l’ascension turbulente d’un géant démocratique", Mira Kamdar, chercheuse à l’Asia Society de New York et auteure à succès, et elle aussi présente au diner, décrit parfaitement la situation. «L’Inde doit faire face à tous les problèmes essentiels de notre temps: extrême inégalité sociale, précarité de l’emploi, crise croissante de l’énergie, déficit sévère en eau, dégradation de l’environnement, réchauffement climatique, épidémie galopante de SIDA, attaques terroristes – le tout à une échelle qui défie l’imagination. […] Si l’Inde réussit […], elle nous aura montré comment sauvegarder notre environnement. Le pari de l’Inde est vraiment l’enjeu de ce siècle.»...
Ekta Parishad, doucement mais sûrement; avec ses moyens, avec force et détermination, tente de faire gagner ce pari à l'Inde, mais ce ne sera pas facile.

Remerciements


Merci Rajagopal pour votre action si généreuse et si importante et de m'avoir si gentiment accordé cet entretien, j'ai apprécié votre disponibilité, la flamme qui vous anime, votre humilité et votre gentillesse.
Merci à Jean-Joseph BOILLOT de m'avoir permis de rencontrer ce grand homme et de m'avoir donné la chance de partager sa table et l'interviewer (et de toujours m'encourager).
Merci à Monsieur Emmanuel de Lutzel pour son soutien aussi et l'aide qu'il m'a apporté pour cette interview (les documents qu'il m'a fourni m'ont été d'une grande aide).
Merci à Gilles de "Inde à Paris" pour sa contribution photographique (n'hésitez pas aller visiter ce site , il est vraiment complet et très intéressant : Inde à Paris

Source : Rajagopal lui-même lors de notre bref entretien, lors de son intervention pendant la soirée, le film de Louis Campana sur le Janadesh 2007, l'interview de John Hogan de 2007.

Samedi 28 Novembre 2009
Fabienne-Shanti DESJARDINS

Edito | Fenêtre en ouvre-boîtes | Evènement | Interview | Personnalité | Curiosité | Carnet de route indien | Indianités | Focus sur... | Mythes et mythologie | Livres coup de coeur | Arts | Histoire | Associations | Musique | Civilisation | Nouvelles et légendes | Portrait de femme | Les recettes de Joly | Impressions | Merveilles de l'Inde | Philosophie et religions | Vie quotidienne | Société | film coup de coeur | Dossier thématique | Géographie | Expressions de lecteurs


Inscription à la newsletter

Partager ce site