La population du web intéressée par l’Inde te connaît comme le créateur et webmaster du site "Indes réunionnaises", qui est même en partie traduit en anglais. Peux-tu nous rappeler son histoire, le contenu, et ce qu’il représente ?
C’est à propos d’un livre que je t’interviewe aujourd’hui à nouveau, cinq ans après, raconte-nous ton parcours depuis ce temps là ?
Est-ce que l’écriture est quelque chose de nouveau pour toi ? Si ce n’est pas le cas, raconte-nous ton parcours pour devenir écrivain ?
Comment te situes-tu par rapport à la tradition littéraire ? En d’autres termes comment présenterais-tu ton livre, comment le classerais-tu ?
Par rapport à la tradition littéraire, on peut donc dire que l’on a affaire à une œuvre hybride, un métissage de genres, qui m’a permis de varier – sur le plan esthétique notamment – l’approche des thèmes et motifs abordés.
Dans ce livre, tu montres clairement ta sensibilité à la spiritualité indienne, peux-tu nous expliquer à quel point ?
Finalement, c’est dans un des poèmes du Devîsadangeï que se trouve une des expressions les plus significatives de la trame spirituelle qui sous-tend ma démarche d’auteur :
« Mallikadevî ma déesse aux pieds de jasmin
Que les livres et le savoir et la connaissance
Ont rendu plus difficile le chemin vers toi
Que ne faut-il pas faire à présent pour être transformé de joie
Mais si la fleur est dans le livre
C’est que tel est le dharma d’Aridam. »
Je m’abstiendrai de tout commentaire.
Quant à la raison pour laquelle le lien s’établit chez moi entre spiritualité et indianité, elle est finalement assez précise. J’étais encore un enfant lorsque il m’arriva la chose suivante. C’était une belle journée d’été, j’étais étendu sur le dos dans la pelouse de notre tout petit jardin familial. Je regardais l’immensité du ciel. Un ciel qui, dans mon souvenir, était d’un bleu immaculé, parcouru par le vol rapide des hirondelles et des martinets. Que se passa-t-il ? Au bout de quelque temps j’eus la sensation de me fondre dans cette immensité, en une sorte de communion transcendante avec l’univers – ce sont bien sûr les termes, imparfaits, de l’adulte qui revient sur cette expérience d’enfant et essaie de la comprendre. Dès lors, j’eus en moi l’intime désir de retrouver, peut-être de maîtriser, cette sensation sublime de fusion avec ce que j’appelai par la suite l’Absolu. Or, cette notion d’absolu, c’est dans le concept hindou de Brahman que j’en ai retrouvé plus tard la formulation la plus parlante, ce qui m’a naturellement conduit à creuser dans cette direction…
En effet ton œuvre semble afficher une inspiration bien indienne, entre le Mahabharata et l’imagerie Bollywood. Est-ce une réelle volonté de ta part ?
Tu parlais de Bollywood. C’est notamment dans la nouvelle « Tum kuch chupa rahey ho » (« Tu caches quelque chose ») que je fais référence au cinéma hindi contemporain. En lisant la nouvelle, on ne sait pas où se trouve la limite entre réalité et fiction filmique. La narratrice éprouve un amour fantasmatique et beau pour une vedette bollywoodienne. Un étrange dialogue se noue entre les deux personnages et une intrigue improbable les entraîne de péripéties en chansons. J’ai cherché dans ce texte à imaginer, « de l’intérieur » pour ainsi dire, le rapport profond qui pouvait psychologiquement s’établir entre le cinéma bollywoodien et son public. En jouant sur un mélange entre les clichés scénaristiques ou esthétiques du genre et l’originalité décalée de l’écriture littéraire, je me suis efforcé de transcender le produit commercial qu’est le film de Bollywood pour lui conférer une autre dimension et susciter les interrogations.
L’autre exemple dont je parlerai est celui de la nouvelle « Sita Amman Kovil ». Le titre fait référence à un lieu, réel, que j’ai eu deux fois l’occasion de visiter : un temple édifié, dans les Hautes Terres du Sri Lanka, sur les lieux où le démon Ravana aurait retenu prisonnière Sita, héroïne du Ramayana. L’action se situe dans le monde contemporain. Le narrateur, que nous évoquions plus haut, assume dans une certaine mesure le rôle de Ravana, et l’écriture à la première personne – systématiquement pratiquée dans toutes les nouvelles du recueil – permet au lecteur d’accéder au point de vue du démon. Entendons bien : « démon » n’a pas dans la culture indienne la signification diabolique que nous attribuons à ce mot dans le contexte judéo-chrétien ; les frontières entre le « Bien » et le « Mal » posent question ; il ne s’agit pas d’entrer dans la logique simpliste du manichéisme… La nouvelle incite donc à une réflexion sur l’amour que Ravana éprouve pour Sita et sur sa signification, morale, philosophique, spirituelle.
Dans ce cadre comment définirais-tu ton approche littéraire ? Quels en sont les objectifs ?
Tu associes à ces Lettres les poèmes du Devîsadangeï, attribués au tamoul Aridam... Explique-nous cette démarche, le style de ce poète « fictif ». Pourquoi avoir choisi de présenter ces textes que tu as imaginés comme la traduction de poèmes t
Pour ce qui est du style de ce recueil poétique, j’ai paradoxalement cherché à le rendre plus simple que celui des Lettres de Shandili. J’ai même pu parler de style fruste. Le fait de présenter ces poèmes comme des traductions est une manière crédible de justifier cet aspect fruste : une traduction ne peut atteindre à la perfection formelle de l’original. Il ne s’agit évidemment pas d’un artifice gratuit. Je parlais tout à l’heure de ce que la langue a de fertile et de fascinant ; le style du Devîsadangeï est une manière de rappeler que la langue est aussi un outil imparfait et frustrant, en particulier lorsqu’on l’utilise comme instrument de la démarche spirituelle. Le Devîsadangeï retrace en effet le parcours spirituel d’un poète et évoque les relations qu’il entretient avec la forme qu’il donne à la Divinité, Mallikadevî ; ce parcours et ces relations sont souvent difficiles et douloureux : si le poète a pour chemin vers Dieu sa propre poésie, il sait que ce chemin, comme tout autre, apporte autant de souffrances que de joies.
Aridam est il inspiré d’un vrai poète tamoul ? Connais-tu bien et aimes-tu la littérature tamoule classique ? Peux-tu expliquer aux lecteurs de Couleur Indienne, en quelques mots, quelle en est la spécificité et qu’est-ce qui t’attire dans cett
Ce qui est assez impressionnant dans ce recueil de deux textes c’est qu’ils proposent ouvertement deux écritures différentes, comme si deux écrivains avaient réellement écrit ces textes ? Comment as-tu réussi ce tour de force ?
Autre élément marquant de ton ouvrage c’est la manière dont tu évoques le spirituel. Justement crois-tu qu’il soit possible d’intercepter, de capturer par le biais de l’écriture une part de l’indicible, du spirituel ?
Je pourrais aussi renvoyer à ma nouvelle « L’Interrogatoire d’Ulagammal Kandasamy », qui aborde la question de façon beaucoup plus pessimiste. C’est l’histoire d’une jeune femme qui met au monde un enfant et espère que celui-ci, se souvenant encore du Brahman, va pouvoir lui en parler : « J’ai dit à mon petit garçon : mon enfant, tu pleures puisque tu es revenu sur cette terre et que tu vas payer le prix de tes actes. Mais je t’en prie fais un effort. Ton âme doit se rappeler encore la contrée de félicité d’où tu viens, si peu de temps que tu y sois resté. Dis-moi, dis-moi comment c’était, quel était ton bonheur, quelle a été ta conscience. Oublie que tu t’es fait dans une autre vie ce que tu es maintenant, oublie que bientôt tu commenceras à te faire ce que tu seras dans une vie prochaine – telle est la loi du karma, puisses-tu avoir la force de t’en libérer, c’est ce tout ce que je te souhaite ! – oublie ce monde d’ici bas et parle-moi de Brahman. Mon tout petit garçon, pourquoi ne me dis-tu rien, pourquoi ne veux-tu pas parler à ta pauvre mère qui t’a enfanté ce matin, ton amie. Il faut que tu parles bien vite, car bientôt tu ne sauras plus. Et il n’y aura plus rien à faire. Derrière ton petit visage de papier tout froissé, tu sais encore, mais pour combien de temps ? Dans une heure peut-être, ne sera-t-il pas trop tard ? Dans quelques minutes ? » Mais dès lors qu’il naît, l’homme est incapable d’exprimer le Brahman, et ce n’est certes pas le langage qu’il parlera ou dans lequel il écrira qui lui donnera accès à celui-ci.
Ananda Devi se demande dans sa Préface « Où se cache l’auteur ? » Et répond : « Plus près qu’on ne le croit ». Es-tu d’accord avec son analyse ? Penses-tu te cacher derrière ton écriture ou bien est-ce une manière de mieux te révéler ?
Dans le même ordre d’idées peux-tu nous expliquer les enjeux de ton écriture pour toi ?
Pour finir, je voudrais parler de la jolie couverture de ton livre. Est-ce toi qui l’as choisie ? Pourquoi ce choix ? et quel a été pour toi l’objectif de la sélection de cette couverture ?
Merci Philippe de m'avoir accordé cette interview et pour tes réponses si complètes et intéressantes, j'espère que tout cela te fera gagner encore plus de lecteurs
Philippe PRATX nous propose deux livres, deux styles, deux expériences littéraires en un ouvrage, un exercice audacieux.
On a tout d’abord un recueil de nouvelles, qui est en même temps un roman épistolaire – Ce sont les « Lettres de Shandili »
Ce récit, recueil de nouvelles sans l'être vraiment, est plutôt un enchevêtrement de plusieurs histoires et de lettres, tel un patchwork littéraire. A travers ces différents contes, l'auteur nous invite à voyager, à pénétrer dans un univers indien qu'il évoque avec une vérité très pointilleuse et en même temps il nous entraîne dans un monde qu'il a totalement réinventé. Ceci donne à ces différents textes une atmosphère très particulière même si l'environnement dans lequel se passent les histoires est très quotidien.
Pourtant il semble que les enjeux littéraires de l’écrivain vont bien au-delà, les enjeux sont aussi les règles d'un jeu que l'écrivain joue avec le lecteur : brouiller les pistes en faisant mine d'en raconter le plus possible, mais en même temps il subvertit le récit en gardant toujours l’essentiel dans le non dit. Il y a ainsi beaucoup d’ellipses, d’instants oblitérés, de passages sous silence, comme des rêveries que l’on garde pour soi. Les textes du recueil eux-mêmes, mêlés au tissu de correspondances qu’ils entretiennent, forment un magnifique, personnel et unique paysage spirituel.
En regard de ce recueil, l’autre ouvrage, les poèmes du Devîsadangei, attribués au poète tamoul Aridam, sont un prolongement à ce voyage. Le fait d’avoir choisi de proposer ces poèmes simples et apparemment frustes comme des traductions (fictives) de poèmes anciens écrits en langues étrangères exprime la difficulté de tout langage à appréhender le spirituel.
Vous passerez un moment unique en lisant cet oeuvre...de ces instants que l'on garde longtemps en mémoire...
Deux extraits de l'ouvrage
La fillette a lancé son châle d’un grand geste rapide plein d’énergie, qui ne l’a pourtant envoyé qu’à un pas d’elle tant il était léger. Il s’est posé, au ralenti, en corolle de couleur, gonflée puis dégonflée, sur les vieilles pierres. Elle a placé dessus le collier enfantin de graines rouges qu’elle avait au cou, et deux cailloux pour résister au vent, puis est entrée dans l’eau en essayant d’y entraîner son compagnon, qui n’a pas tardé à lâcher prise et à tomber sur les fesses près du châle. Tout cela dans des éclats de voix joyeux, avec des mines de cabotins, d’acteurs outranciers dans l’ingénuité : supplique, refus, fâcherie, bouderie, moquerie sans malice. Passion. A peine entendais-je les hoquets du moteur qui indiquait que la barque approchait. Le garçon s’est emparé du collier et du châle, et a détalé ventre à terre jusqu’en haut des marches et vers la campagne.
Quand la petite fille a perdu l’équilibre et basculé complètement dans les flots, l’embarcation était déjà tout près d’elle. Le vieillard vociférait, de tous ses poumons, par rafales de mots incompréhensibles ponctués de ses insultes favorites. Une allégorie de la furie. La gaffe encore une fois brandie au-dessus de la tête, par saccades agressives. Prête à s’abattre, à frapper le petit crâne. L’enfant elle aussi agite ses bras de manière désordonnée, hurle des appels inarticulés en avalant des paquets d’eau boueuse. Son front près de cogner la coque de bois qui tangue dangereusement à chaque geste du batelier. Le vieux lâche son bâton sans cesser de rugir. Sa patte maigre fond comme une serre sur sa proie, accroche la tignasse de la fillette qui lutte tant bien que mal.
Le vieil homme a réussi à tirer l’enfant de la rivière. Elle s’est assise au fond de la barque et ils ont ri tous deux d’un fou rire contagieux, qui a bien failli me contaminer et me faire découvrir. En haut des ghâts, le garçon a reparu, il est assis et fait mine de détourner ses regards en boudant. Le châle est roulé en boule à côté de lui. » (Extrait de « La rivière » - Lettres de Shandili).
L’ombre descend des grands arbres
Et le clair de lune tombe sur toi seule
Ta tête est ceinte de manguier
Et les longs anneaux roulés de tes cheveux
Sont piqués de jasmins et d’œillets
Tu ressembles à Kâverî
Dont les eaux coulent et tourbillonnent
Charriant les jacinthes en îlots mouvants
A Kamalâ au lotus tu ressembles
Caillée comme un nuage d’argent
Sur l’eau noire à l’écart du fleuve
Et comme la vigie
Du haut de son mât annonce la terre
Une voix crie à tous les courants
Une voix crie dans les demeures inhumaines
Dans le séjour des morts
Aux habitants muets et maigres
- Joie mes amis et mes frères
Devî désormais sera parmi nous
Car je l’ai ramenée de chez les vivants
Mangeons des douceurs rions et chantons
Car demain pour l’éternité
Aridam épousera Mallikadevî ! » (Extrait du Devîsadangeï)