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Philippe PRATX et les lettres de Shandili

Philippe PRATX est une vieille connaissance de Couleur Indienne. Il y a plusieurs années nous l'avions interviewé à propos de son site si riche, Indes Réunionaises. Cette fois-ci c'est l'écrivan qui est mis à l'honneur sur ces pages avec un très bel ouvrage, sorti depuis quelque temps déjà, intitulé "Les Lettres de Shandili". Je vous propose de découvrir ce merveilleux livre à travers cette présentation et cet interview de son auteur.



La population du web intéressée par l’Inde te connaît comme le créateur et webmaster du site "Indes réunionnaises", qui est même en partie traduit en anglais. Peux-tu nous rappeler son histoire, le contenu, et ce qu’il représente ?

Philippe PRATX et les lettres de Shandili
Indes réunionnaises a été mis en ligne au début de l'an 2000, après plusieurs années de recherches dans les milieux indo-réunionnais. Il a continué de s'agrandir au fil du temps, étoffant son contenu et voyant croître son audience, sans pour autant s'écarter de sa vocation première : faire connaître la richesse des cultures indiennes de la Réunion et permettre aux Indo-réunionnais - mais pas seulement à eux, bien sûr - d'approfondir la connaissance de leurs racines indiennes. Cela m'a conduit à proposer sur le site un nombre important de rubriques, soit largement plus de deux mille pages, illustrées par l'image et, si nécessaire, par le son et la vidéo. Actuellement, l'essentiel de mon effort consiste à enrichir la rubrique des dossiers et interviews, permettant ainsi aux visiteurs du site de découvrir notamment divers artistes ou personnalités. Je suis heureux de pouvoir dire qu'aujourd'hui Indes réunionnaises a acquis une réputation qui le place parmi les sites de référence dans le domaine des cultures indiennes en général. Les sites et blogs relatifs à l'Inde - ou à la Réunion - se sont multipliés, parfois dans une perspective commerciale, parfois sur des aspects particuliers tels que le cinéma. En ce qui me concerne, j’ai tenu à conserver le principe d’un site non commercial, indépendant, embrassant le plus largement possible les domaines culturels tout en maintenant une exigence d’approfondissement. Il n’est pas toujours facile de tenir ce cap ambitieux, mais c’est ce à quoi je m’efforce.

C’est à propos d’un livre que je t’interviewe aujourd’hui à nouveau, cinq ans après, raconte-nous ton parcours depuis ce temps là ?

Hormis mon travail pour le site Indes réunionnaises et la publication de ce livre, dont nous parlerons dans un instant, mon parcours a surtout été marqué par la suite de ma carrière d'enseignant. Je suis depuis 2004 professeur expatrié au Lycée français de Libreville au Gabon, et cela représente une responsabilité et un travail importants, dans le contexte un peu particulier d'un établissement français à l'étranger. Mais peut-être conviendrait-il aussi de parler de parcours dans un sens plus personnel, plus intérieur, plus intime… Mais c’est alors justement ce que je pourrai dire de mon livre qui en sera le plus révélateur.

Est-ce que l’écriture est quelque chose de nouveau pour toi ? Si ce n’est pas le cas, raconte-nous ton parcours pour devenir écrivain ?

L'écriture est pour moi une vieille passion. C’est vers l’âge de dix ans que j’ai découvert avec une sorte de fascination la poésie, c’est-à-dire ce phénomène exaltant par lequel la langue devient autre chose qu’un banal moyen de communication, devient une réalité esthétique et magique. J’ai publié, dans des revues, quelques textes poétiques ainsi qu’une nouvelle au cours de mon adolescence. Mes naïves tentatives de publication plus ambitieuses m’ont par la suite fait comprendre la difficulté qu’il y a à faire entendre une voix peut-être trop peu conforme aux normes. Par dépit et par paresse, j’ai fini par renoncer. C’est la rencontre virtuelle de l’écrivaine mauricienne Ananda Devi, à l’occasion d’une interview pour Indes réunionnaises, qui a décidé d’un nouveau désir de publication. Ananda Devi a en effet eu la gentillesse de lire quelques-uns de mes textes, de les apprécier et de m’encourager… Je me suis donc relancé en quête d’un éditeur. Cela a finalement abouti à la publication le Lettres de Shandili.

Comment te situes-tu par rapport à la tradition littéraire ? En d’autres termes comment présenterais-tu ton livre, comment le classerais-tu ?

Vouloir classer un livre tel que celui-ci n’est pas facile ; j’éviterai toutefois la pirouette qui consisterait à dire qu’il est inclassable. Sur un plan technique – la cuisine littéraire, pourrait-on dire – le livre est un double recueil, c’est-à-dire qu’il est constitué de deux œuvres indépendantes : un recueil de nouvelles, Lettres de Shandili, et un recueil poétique, le Devîsadangeï. Œuvres indépendantes mais intimement liées : d’une part une des nouvelles fait directement référence au Devîsadangeï, d’autre part il existe une sorte de continuité et de complémentarité d’esprit entre les deux œuvres. Techniquement toujours, le recueil de nouvelles s’apparente aussi, comme l’indique son titre, à l’écriture épistolaire. Pour être simple, le concept est le suivant : une jeune femme (on peut le supposer), Shandili, écrit des nouvelles. Elle les adresse à un correspondant dont on ne découvrira qu’à la fin qui il est. Le recueil comporte donc non seulement les nouvelles de Shandili, mais aussi, en alternance, les lettres auxquelles elle les joint et qu’elle envoie à ce destinataire.
Par rapport à la tradition littéraire, on peut donc dire que l’on a affaire à une œuvre hybride, un métissage de genres, qui m’a permis de varier – sur le plan esthétique notamment – l’approche des thèmes et motifs abordés.

Dans ce livre, tu montres clairement ta sensibilité à la spiritualité indienne, peux-tu nous expliquer à quel point ?

En parlant de spiritualité, on touche à un des aspects essentiels du livre, même si cette spiritualité ne se donne pas forcément au lecteur de façon directe, évidente, explicite. Il existe chez moi une certaine réticence pudique à aborder ouvertement cette « part » très intime qu’est la spiritualité. La pudeur n’explique d’ailleurs pas tout : je trouverais éminemment prétentieux et déplacé de m’ériger en donneur de leçons spirituelles, parce que je ne suis pas – bien loin de là – un maître spirituel, et parce que je doute même que cette notion de « maître spirituel » soit parfaitement recevable. En lisant la nouvelle « Arrière-saison », on remarquera d’ailleurs peut-être la note de dérision qui marque l’évocation d'un des personnages, l’ « écrivain de la spiritualité ». Ce qui n’empêchera pas Shandili de faire de ce même personnage le narrateur de la nouvelle suivante « Sita Amman Kovil ». Il faut y voir une façon d’exprimer le double rapport que j’entretiens avec l’écriture de la spiritualité : je m’en méfie et j’y adhère, je m’en moque et je l’admire, elle me déçoit et elle me fascine, elle me frustre et me comble.
Finalement, c’est dans un des poèmes du Devîsadangeï que se trouve une des expressions les plus significatives de la trame spirituelle qui sous-tend ma démarche d’auteur :

« Mallikadevî ma déesse aux pieds de jasmin
Que les livres et le savoir et la connaissance
Ont rendu plus difficile le chemin vers toi
Que ne faut-il pas faire à présent pour être transformé de joie

Mais si la fleur est dans le livre
C’est que tel est le dharma d’Aridam. »

Je m’abstiendrai de tout commentaire.
Quant à la raison pour laquelle le lien s’établit chez moi entre spiritualité et indianité, elle est finalement assez précise. J’étais encore un enfant lorsque il m’arriva la chose suivante. C’était une belle journée d’été, j’étais étendu sur le dos dans la pelouse de notre tout petit jardin familial. Je regardais l’immensité du ciel. Un ciel qui, dans mon souvenir, était d’un bleu immaculé, parcouru par le vol rapide des hirondelles et des martinets. Que se passa-t-il ? Au bout de quelque temps j’eus la sensation de me fondre dans cette immensité, en une sorte de communion transcendante avec l’univers – ce sont bien sûr les termes, imparfaits, de l’adulte qui revient sur cette expérience d’enfant et essaie de la comprendre. Dès lors, j’eus en moi l’intime désir de retrouver, peut-être de maîtriser, cette sensation sublime de fusion avec ce que j’appelai par la suite l’Absolu. Or, cette notion d’absolu, c’est dans le concept hindou de Brahman que j’en ai retrouvé plus tard la formulation la plus parlante, ce qui m’a naturellement conduit à creuser dans cette direction…

En effet ton œuvre semble afficher une inspiration bien indienne, entre le Mahabharata et l’imagerie Bollywood. Est-ce une réelle volonté de ta part ?

L’inspiration indienne de mon livre ne doit bien sûr rien au hasard. Il faut y voir une expression de mon amour pour cette culture fascinante qu’est la culture indienne. Comme tu l’as remarqué – puisque tu évoques aussi bien la grande épopée traditionnelle du Mahabharata que le cinéma contemporain à la mode – mon livre est un hommage à la richesse et à la diversité de cette culture. Prenons deux exemples.
Tu parlais de Bollywood. C’est notamment dans la nouvelle « Tum kuch chupa rahey ho » (« Tu caches quelque chose ») que je fais référence au cinéma hindi contemporain. En lisant la nouvelle, on ne sait pas où se trouve la limite entre réalité et fiction filmique. La narratrice éprouve un amour fantasmatique et beau pour une vedette bollywoodienne. Un étrange dialogue se noue entre les deux personnages et une intrigue improbable les entraîne de péripéties en chansons. J’ai cherché dans ce texte à imaginer, « de l’intérieur » pour ainsi dire, le rapport profond qui pouvait psychologiquement s’établir entre le cinéma bollywoodien et son public. En jouant sur un mélange entre les clichés scénaristiques ou esthétiques du genre et l’originalité décalée de l’écriture littéraire, je me suis efforcé de transcender le produit commercial qu’est le film de Bollywood pour lui conférer une autre dimension et susciter les interrogations.
L’autre exemple dont je parlerai est celui de la nouvelle « Sita Amman Kovil ». Le titre fait référence à un lieu, réel, que j’ai eu deux fois l’occasion de visiter : un temple édifié, dans les Hautes Terres du Sri Lanka, sur les lieux où le démon Ravana aurait retenu prisonnière Sita, héroïne du Ramayana. L’action se situe dans le monde contemporain. Le narrateur, que nous évoquions plus haut, assume dans une certaine mesure le rôle de Ravana, et l’écriture à la première personne – systématiquement pratiquée dans toutes les nouvelles du recueil – permet au lecteur d’accéder au point de vue du démon. Entendons bien : « démon » n’a pas dans la culture indienne la signification diabolique que nous attribuons à ce mot dans le contexte judéo-chrétien ; les frontières entre le « Bien » et le « Mal » posent question ; il ne s’agit pas d’entrer dans la logique simpliste du manichéisme… La nouvelle incite donc à une réflexion sur l’amour que Ravana éprouve pour Sita et sur sa signification, morale, philosophique, spirituelle.

Dans ce cadre comment définirais-tu ton approche littéraire ? Quels en sont les objectifs ?

On peut en effet parler d’objectifs au pluriel. Nous avons déjà évoqué l’objectif spirituel ; il faudrait aussi parler d’un objectif artistique, esthétique. Lettres de Shandili n’est pas un recueil facile d’accès. Dès la première nouvelle, « Urvashî », le lecteur est déstabilisé, a du mal à comprendre : l’intrigue, sans être complexe, est floue, le style se refuse aux facilités de l’ « easy reading » à la mode. La suite du recueil déstabilise encore par cette succession de « je » toujours changeants. Les textes, dans leur quasi-totalité, se refusent à la construction traditionnelle qui veut que la nouvelle se termine par une chute : la chute fait de la nouvelle un produit de consommation qui perd l’essentiel de son usage dès la fin de la lecture. Ces diverses caractéristiques correspondent à une intention précise : ces nouvelles sont avant tout destinées à être relues. Revenir en arrière sur les méandres des intrigues, remâcher la matière des mots et des phrases pour jouir de sa saveur, repenser, revoir… Mon but est de placer le lecteur, adulte, dans la position du lecteur enfant qu’il a pu être. Lorsque j’étais un enfant et que je commençais à lire, chaque page était une découverte. Ardue, agaçante, elle apportait, au bout de l’effort, la récompense méritée par l’alpiniste où le coureur de fond : le plaisir de la rencontre avec l’univers fertile des mots, le plaisir de la construction des mondes. Ce sont les bonheurs que je souhaite apporter à mes lecteurs.

Tu associes à ces Lettres les poèmes du Devîsadangeï, attribués au tamoul Aridam... Explique-nous cette démarche, le style de ce poète « fictif ». Pourquoi avoir choisi de présenter ces textes que tu as imaginés comme la traduction de poèmes t

Nul n’ignore la formule de Rimbaud : « Je est un autre ». Attribuer à Aridam les poèmes du Devîsadangeï est une manière parmi d’autres d’assumer cette altérité du moi. Le principe est exactement le même que dans les Lettres de Shandili, où, je le disais précédemment, se succèdent des « je » très divers. Le « je » de l’écrivain, poète ou prosateur – autobiographe, même – est toujours fictif, selon toute évidence, dans une mesure plus ou moins large. Mais allons plus loin, comme nous y invite une partie de la pensée indienne : au-delà ou en deçà de la littérature, le « je » de tout individu n’est-il pas lui-même une construction fictive ? Si la spiritualité passe par l’abolition du « moi », quelles sont les conclusions que l’on peut en tirer sur la réalité ou l’importance de ce « moi » ?
Pour ce qui est du style de ce recueil poétique, j’ai paradoxalement cherché à le rendre plus simple que celui des Lettres de Shandili. J’ai même pu parler de style fruste. Le fait de présenter ces poèmes comme des traductions est une manière crédible de justifier cet aspect fruste : une traduction ne peut atteindre à la perfection formelle de l’original. Il ne s’agit évidemment pas d’un artifice gratuit. Je parlais tout à l’heure de ce que la langue a de fertile et de fascinant ; le style du Devîsadangeï est une manière de rappeler que la langue est aussi un outil imparfait et frustrant, en particulier lorsqu’on l’utilise comme instrument de la démarche spirituelle. Le Devîsadangeï retrace en effet le parcours spirituel d’un poète et évoque les relations qu’il entretient avec la forme qu’il donne à la Divinité, Mallikadevî ; ce parcours et ces relations sont souvent difficiles et douloureux : si le poète a pour chemin vers Dieu sa propre poésie, il sait que ce chemin, comme tout autre, apporte autant de souffrances que de joies.

Aridam est il inspiré d’un vrai poète tamoul ? Connais-tu bien et aimes-tu la littérature tamoule classique ? Peux-tu expliquer aux lecteurs de Couleur Indienne, en quelques mots, quelle en est la spécificité et qu’est-ce qui t’attire dans cett

Non, Aridam ne m’a été inspiré par aucun poète tamoul réel. Il s’agit plutôt de l’improbable mélange entre les poètes de la bhakti, les troubadours occitans du Moyen Âge et les romantiques du XIXème siècle… Je ne suis pas un très grand connaisseur de littérature tamoule classique, simplement un lecteur occasionnel. Je me suis cependant intéressé à la théorie de l’aintinai, la théorie des cinq paysages, capitale dans la littérature tamoule ancienne, et j’en ai fait un des fondements de l’écriture de l’une de mes nouvelles : « Extraits de la Relation d’un voyage à la côte de Coromandel et dans l’intérieur des terres du Pays Tamoul ». Pour en savoir davantage sur cette théorie, je vous renvoie à un texte publié par le professeur Wignesan : www.indereunion.net/IREV/wignesan/aintinai.htm

Ce qui est assez impressionnant dans ce recueil de deux textes c’est qu’ils proposent ouvertement deux écritures différentes, comme si deux écrivains avaient réellement écrit ces textes ? Comment as-tu réussi ce tour de force ?

Je ne pense pas que l’on puisse parler d’un tour de force. Comme je le disais précédemment, le « je » de l’écrivain est « naturellement » fictif. Cela signifie aussi qu’il est multiple et variable, dans la façon dont il se ressent, s’assume, s’expose et s’écrit. Pratiquer plusieurs types d’écriture se fait donc sans effort particulier ; c’est une simple conséquence de cette réalité littéraire.

Autre élément marquant de ton ouvrage c’est la manière dont tu évoques le spirituel. Justement crois-tu qu’il soit possible d’intercepter, de capturer par le biais de l’écriture une part de l’indicible, du spirituel ?

Nous avons un peu abordé ce point à l’occasion d’une autre question, mais peut-être faut-il ajouter une ou deux réflexions complémentaires. Tu utilises toi-même de façon significative, l’expression « par le biais de l’écriture ». Cette façon de s’exprimer – cette notion de biais – rend compte, volontairement ou non, des limites de l’écriture dans la démarche spirituelle. L’écriture n’est probablement pas une voie privilégiée dans cette démarche ; cela peut signifier qu’elle est une voie comme une autre, qui convient à certains comme d’autres voies conviennent à d’autres personnes. L’écriture a ses impasses, ses illuminations, ses doutes, ses bonheurs, ses colères, ses espoirs… elle est un monde. Sans doute faut-il à l’écrivain entrer dans ce monde comme dans un univers, à la fois étranger et familier – n’est-ce pas une image du monde qui nous entoure ? – et non pas l’aborder comme une pratique, un outil à maîtriser… c’est ainsi que l’écriture ouvre peut-être des portes spirituelles…
Je pourrais aussi renvoyer à ma nouvelle « L’Interrogatoire d’Ulagammal Kandasamy », qui aborde la question de façon beaucoup plus pessimiste. C’est l’histoire d’une jeune femme qui met au monde un enfant et espère que celui-ci, se souvenant encore du Brahman, va pouvoir lui en parler : « J’ai dit à mon petit garçon : mon enfant, tu pleures puisque tu es revenu sur cette terre et que tu vas payer le prix de tes actes. Mais je t’en prie fais un effort. Ton âme doit se rappeler encore la contrée de félicité d’où tu viens, si peu de temps que tu y sois resté. Dis-moi, dis-moi comment c’était, quel était ton bonheur, quelle a été ta conscience. Oublie que tu t’es fait dans une autre vie ce que tu es maintenant, oublie que bientôt tu commenceras à te faire ce que tu seras dans une vie prochaine – telle est la loi du karma, puisses-tu avoir la force de t’en libérer, c’est ce tout ce que je te souhaite ! – oublie ce monde d’ici bas et parle-moi de Brahman. Mon tout petit garçon, pourquoi ne me dis-tu rien, pourquoi ne veux-tu pas parler à ta pauvre mère qui t’a enfanté ce matin, ton amie. Il faut que tu parles bien vite, car bientôt tu ne sauras plus. Et il n’y aura plus rien à faire. Derrière ton petit visage de papier tout froissé, tu sais encore, mais pour combien de temps ? Dans une heure peut-être, ne sera-t-il pas trop tard ? Dans quelques minutes ? » Mais dès lors qu’il naît, l’homme est incapable d’exprimer le Brahman, et ce n’est certes pas le langage qu’il parlera ou dans lequel il écrira qui lui donnera accès à celui-ci.

Ananda Devi se demande dans sa Préface « Où se cache l’auteur ? » Et répond : « Plus près qu’on ne le croit ». Es-tu d’accord avec son analyse ? Penses-tu te cacher derrière ton écriture ou bien est-ce une manière de mieux te révéler ?

Si le « je » est aussi insaisissable que nous l’avons dit, il faut comprendre que se cacher et se révéler ne sont qu’un seul et même mouvement. L’œil ne peut voir un objet sous tous les angles à la fois. Ce qu’il voit de l’objet participe de l’objet, mais ce qu’il n’en voit pas participe aussi de celui-ci. Si le « je » est objet, et non plus sujet, le connaître suppose que l’on doit changer d’angle de vue. C’est un peu ce qui se passe avec les Lettres de Shandili et le Devîsadangeï. L’auteur se cache et se montre tout à la fois, il est proche et lointain, il ne se dérobe pas et ne se montre pas par coquetterie, mais par nécessité.

Dans le même ordre d’idées peux-tu nous expliquer les enjeux de ton écriture pour toi ?

Outre ce que nous avons déjà pu dire sur le sujet, j’ajouterai que l’un des enjeux essentiels de ma démarche est la recherche de la beauté. En ceci je suis extrêmement peu moderne. Le XXème siècle a été l’époque où l’art s’est affranchi de la recherche du beau, qui l’avait porté jusqu’à des sommets au cours des millénaires. Au XIXème siècle, des artistes tels que le poète Baudelaire ont conduit leurs pas sur les terres du Bizarre ou même du Mal, mais c’était encore pour y quêter la Beauté. Par la suite on a continué à explorer ces mêmes terres, d’autres encore, mais dans de nouvelles perspectives, souvent stériles à mes yeux. On a souvent renoncé à la transcendance, à l’élévation pour se complaire dans leurs contraires. Mon écriture – que d’aucuns peut-être trouveront trop artificielle, trop complexe, trop travaillée, trop prétentieuse, que sais-je ? – se veut seulement une contribution personnelle à la recherche séculaire de la beauté.

Pour finir, je voudrais parler de la jolie couverture de ton livre. Est-ce toi qui l’as choisie ? Pourquoi ce choix ? et quel a été pour toi l’objectif de la sélection de cette couverture ?

J’ai pris cette photo il y a quelques années dans la région de Mysore. Des enfants près d’un champ d’œillets d’Inde… J’ai proposé deux ou trois couvertures à mon éditeur, et parmi celles-ci c’est l’éditeur qui a fait le choix définitif. La première chose qui peut venir à l’esprit, c’est d’établir un lien entre la fillette de la photo et le personnage de Shandili, même si Shandili est une jeune femme semble-t-il, et plus une enfant. On pourrait aussi faire le rapprochement avec l’héroïne de la nouvelle intitulée « La rivière »… Bref, le personnage s’inscrit à son tour dans cette danse des « je » multiples dont nous parlions. Au-delà, c’est aussi une façon de donner le ton d’un livre qui a l’ambition un peu prétentieuse, d’apporter une part de beauté simple, « indienne » mais aussi universelle, au lecteur. Une beauté simple, malgré la complexité apparente

Merci Philippe de m'avoir accordé cette interview et pour tes réponses si complètes et intéressantes, j'espère que tout cela te fera gagner encore plus de lecteurs

Si j'ai voulu parler de ce livre c'est parce que je l'ai beaucoup aimé. J'aime son authenticité et l'univers qu'on y perçoit...

Philippe PRATX nous propose deux livres, deux styles, deux expériences littéraires en un ouvrage, un exercice audacieux.

On a tout d’abord un recueil de nouvelles, qui est en même temps un roman épistolaire – Ce sont les « Lettres de Shandili »
Ce récit, recueil de nouvelles sans l'être vraiment, est plutôt un enchevêtrement de plusieurs histoires et de lettres, tel un patchwork littéraire. A travers ces différents contes, l'auteur nous invite à voyager, à pénétrer dans un univers indien qu'il évoque avec une vérité très pointilleuse et en même temps il nous entraîne dans un monde qu'il a totalement réinventé. Ceci donne à ces différents textes une atmosphère très particulière même si l'environnement dans lequel se passent les histoires est très quotidien.
Pourtant il semble que les enjeux littéraires de l’écrivain vont bien au-delà, les enjeux sont aussi les règles d'un jeu que l'écrivain joue avec le lecteur : brouiller les pistes en faisant mine d'en raconter le plus possible, mais en même temps il subvertit le récit en gardant toujours l’essentiel dans le non dit. Il y a ainsi beaucoup d’ellipses, d’instants oblitérés, de passages sous silence, comme des rêveries que l’on garde pour soi. Les textes du recueil eux-mêmes, mêlés au tissu de correspondances qu’ils entretiennent, forment un magnifique, personnel et unique paysage spirituel.

En regard de ce recueil, l’autre ouvrage, les poèmes du Devîsadangei, attribués au poète tamoul Aridam, sont un prolongement à ce voyage. Le fait d’avoir choisi de proposer ces poèmes simples et apparemment frustes comme des traductions (fictives) de poèmes anciens écrits en langues étrangères exprime la difficulté de tout langage à appréhender le spirituel.

Vous passerez un moment unique en lisant cet oeuvre...de ces instants que l'on garde longtemps en mémoire...

Deux extraits de l'ouvrage

«Les deux enfants déboulaient jusqu’en bas des ghâts à toute vitesse, en se tenant par la main. Ils remontaient à grandes enjambées, gambadaient, bondissaient, rebondissaient, riaient sans retenue, s’aspergeaient à pleines mains lorsqu’ils atteignaient le clapotis de la rivière, virevoltaient, en jetant autour d’eux l’éclaboussure brillante des animaux qui se secouent en sortant du bain. J’étais déjà en face d’eux. J’avais couru jusqu’au niveau des ghâts. Deux enfants de mon âge. Peut-être à peine plus vieux. Une fille et un garçon. Sans comprendre pourquoi, je les dévorais du regard.
La fillette a lancé son châle d’un grand geste rapide plein d’énergie, qui ne l’a pourtant envoyé qu’à un pas d’elle tant il était léger. Il s’est posé, au ralenti, en corolle de couleur, gonflée puis dégonflée, sur les vieilles pierres. Elle a placé dessus le collier enfantin de graines rouges qu’elle avait au cou, et deux cailloux pour résister au vent, puis est entrée dans l’eau en essayant d’y entraîner son compagnon, qui n’a pas tardé à lâcher prise et à tomber sur les fesses près du châle. Tout cela dans des éclats de voix joyeux, avec des mines de cabotins, d’acteurs outranciers dans l’ingénuité : supplique, refus, fâcherie, bouderie, moquerie sans malice. Passion. A peine entendais-je les hoquets du moteur qui indiquait que la barque approchait. Le garçon s’est emparé du collier et du châle, et a détalé ventre à terre jusqu’en haut des marches et vers la campagne.
Quand la petite fille a perdu l’équilibre et basculé complètement dans les flots, l’embarcation était déjà tout près d’elle. Le vieillard vociférait, de tous ses poumons, par rafales de mots incompréhensibles ponctués de ses insultes favorites. Une allégorie de la furie. La gaffe encore une fois brandie au-dessus de la tête, par saccades agressives. Prête à s’abattre, à frapper le petit crâne. L’enfant elle aussi agite ses bras de manière désordonnée, hurle des appels inarticulés en avalant des paquets d’eau boueuse. Son front près de cogner la coque de bois qui tangue dangereusement à chaque geste du batelier. Le vieux lâche son bâton sans cesser de rugir. Sa patte maigre fond comme une serre sur sa proie, accroche la tignasse de la fillette qui lutte tant bien que mal.
Le vieil homme a réussi à tirer l’enfant de la rivière. Elle s’est assise au fond de la barque et ils ont ri tous deux d’un fou rire contagieux, qui a bien failli me contaminer et me faire découvrir. En haut des ghâts, le garçon a reparu, il est assis et fait mine de détourner ses regards en boudant. Le châle est roulé en boule à côté de lui. » (Extrait de « La rivière » - Lettres de Shandili).

« Sur la Devî des petits temples Devî
L’ombre descend des grands arbres
Et le clair de lune tombe sur toi seule

Ta tête est ceinte de manguier
Et les longs anneaux roulés de tes cheveux
Sont piqués de jasmins et d’œillets

Tu ressembles à Kâverî
Dont les eaux coulent et tourbillonnent
Charriant les jacinthes en îlots mouvants

A Kamalâ au lotus tu ressembles
Caillée comme un nuage d’argent
Sur l’eau noire à l’écart du fleuve

Et comme la vigie
Du haut de son mât annonce la terre
Une voix crie à tous les courants

Une voix crie dans les demeures inhumaines
Dans le séjour des morts
Aux habitants muets et maigres

- Joie mes amis et mes frères
Devî désormais sera parmi nous
Car je l’ai ramenée de chez les vivants

Mangeons des douceurs rions et chantons
Car demain pour l’éternité
Aridam épousera Mallikadevî ! » (Extrait du Devîsadangeï)

Dimanche 29 Novembre 2009
Fabienne-Shanti DESJARDINS

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