Dans «Le Livre de Rachel», la romancière indienne Esther David campe une héroïne qui lui ressemble : malicieuse, opiniâtre, redoutable cuisinière…
Généreuse mais piquante, Rachel, l'héroïne du beau roman d'Esther David, est à l'image de la cuisine qu'elle confectionne. Et sur cette côte indienne, à quelques encablures de Bombay, cuisiner est tout un art, et les épices sont de la dynamite… Rachel, donc, est une Bné Israël, l'une des dernières descendantes de ces Juifs venus s'établir en Inde quelques générations auparavant, dont la légende colporte qu'ils auraient fait naufrage sur ces plages bordées de cocotiers.
Rachel porte le sari dont la couleur varie en fonction de ses humeurs et cuisine des plats kasher aux saveurs indiennes. Depuis la mort de son mari et la disparition de la plupart des hommes de sa communauté, elle veille sur la synagogue du village avec un dévouement exemplaire qui fait sourire ses grands enfants partis en Israël. Le toit peut prendre l'eau, le bois s'effriter sous l'action du vent, Rachel continue de chasser la poussière et d'astiquer les objets rituels.
Un jour pourtant, son voisin Mordekaï vient la voir pour tenter de la convaincre de déménager. Un entrepreneur lorgne sur les terrains de la synagogue. Mordekaï pensait ne faire qu'une bouchée de la frêle Indienne, mais c'est elle qui le piège en lui offrant de partager un repas avec son plat préféré. Le gourmand repart avec des brûlures d'estomac et sans avoir convaincu son hôtesse. Ainsi commence le bras de fer entre Mordekaï, trésorier cupide, et Rachel, bientôt rejointe dans sa lutte pour préserver son patrimoine par un jeune avocat, puis par sa pétulante fille cadette.
L'auteur et son écriture
Esther DAVID, juive Indienne marathe, c'est une vie entièrement dédiée à l'art, pas seulement celui de l'écriture, mais l'Art avec un grand A. Elle a beaucoup insisté sur cela quand je l'ai interviewée le 25 février de cette année 2009, dans un café Parisien. Elle enseigne d'ailleurs l'histoire de l'Art à l'Université à Ahmedabad. Elle est aussi très attachée à la préservation de l'art ancien, hindou ou musulman, juif-indien, du Gujerat et d'Ahmedabad. C'est en grande partie l'amour de l'art qui a façonné sa vie. Très tôt, issue d'une famille juive Indienne repliée sur elle-même pour se protéger et conserver ses traditions, Esther DAVID a voulu briser les murs, découvrir les autres, les Indiens et c'est par le biais de leur art pictural et par leurs sculptures. Surtout que les juifs n'ont jamais été persécutés en Inde me dit-elle et que s'intéresser à la tradition du pays qui les avaient accueilli était une manière de lui témoigner une certaine reconnaissance. De plus elle parle gujarati, mahrate et hindi, en plus de l'hébreu.
Bien évidemment, cette ouverture et cette découverte du pays ne l'éloigne pas de son éducation juive et de ses traditions, même si elle m'a avoué n'être pas très pratiquante. Pourtant quand elle décide d'écrire, assez tard dans sa vie, c'est sa communauté qui l'inspire, car elle redécouvre les traditions, la vie en groupe, la cuisine de son enfance qui tend à disparaître en même temps que sa communauté s'amenuise, car de plus en plus de juifs Indiens repartent en Israël.
Alors pour que cette "ethnie" ne disparaisse pas complètement et que son histoire ne soit pas oubliée, Esther a choisi un personnage de femme forte, une héroïne âgée qui lui ressemble, pour incarner la lutte pour la préservation de l'identité de toute une communauté, en même temps que sa propre histoire personnelle. La vie de l'auteur c'est aussi la perpétuelle envie de briser les murs, les cercles... Cela se ressent dans son écriture où après avoir crée un cercle, elle le détruit peu à peu pour créer autre chose. Dans "La Ville entre ses murs" ce sont les remparts d'une ville où une communauté juive indienne, qui vit repliée sur elle-même, qu'elle détruit pour la reconstruire sans aucune barrière et de murs d'aucune sorte.
Il y a certainement, dans ce personnage de Rachel, un peu de la romancière, née elle-même au sein de la communauté juive établie à Ahmedabad, mais quand je l'ai interviewée, à cette question, l'auteur m'a répondu, qu'en fait elle était très éloignée de son personnage. Esther David porte le sari et dessine un bindi sur son front, chose proscrite dans sa communauté, car le bindi est considéré comme un signe religieux hindou. Dans sa vie de tous les jours, elle n'écrit pas des romans, elle développe des méthodes d'éducation alternative dans les bidonvilles voisins. Considérée comme une romancière typiquement indienne (c'est à ce titre qu'elle fut sélectionnée par le prix Femina en 1998 pour "La Ville en ses murs"), elle puise néanmoins son inspiration dans la vie de ses compatriotes Bné Israël, révélant une image méconnue de l'Inde contemporaine. C'est en cela que le personnage de Rachel, atypique dans les romans actuels qui tendent à privilégier des héroïnes jeunes, est tellement attachante. Pour la petite histoire, l'auteur s'est inspiré d'un fait divers réel. Des journalistes Pakistanais connaissant le talent, la force de conviction et la forte implication dans la politique de sa la ville d'Ahmedad et les combats en faveur des femmes d'Esther DAVID, l'ont alerté sur le sort d'une très vieille dame de près de 80 ans, qui était l'unique représentante de la communauté juive du Pakistan et qui luttait contre la destruction de la dernière synagogue du pays. Esther n'ayant pas pu l'aider à cause de la difficulté de communication entre l'Inde et le Pakistan, a décidé de partir de l'évocation de cette femme pour construire son roman et cette dernière est devenue ensuite son personnage principal.
Elle dresse en même temps une galerie de portraits hauts en couleur, pittoresques mais parfaitement crédibles, à commencer justement par la malicieuse Rachel qui lutte pour préserver la mémoire des siens. J'ai beaucoup aimé ce livre, plein de bonne humeur, de vraies valeurs, j'ai apprécé l'originalité d'un roman dont chaque chapitre débute par une recette de cuisine juive Indienne, recettes qui jouent un rôle capital dans les pages suivantes. Des recettes, dont, nous, lecteurs, nous garderons longtemps la saveur en bouche...
Le Livre de Rachel d'Esther David, traduit de l'anglais (Inde) par Sonja Terangle.
Éditions Héloïse d'Ormesson, 192 p., 21 €.