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L'amour et la passion dans l'art et la littérature indienne ou 'l'Inde du Tendre'

Dans tout l'art hindou, l'expression du lien entre le corps et l'âme, entre le charnel et le spirituel dans le sentiment amoureux se retrouve dans la poésie, la sculpture, la peinture...dans une parfaite symbiose.
Ainsi les oeuvres artistiques hindoues renferment le même érotisme, la même passion et la même tendresse que ce soit dans des textes comme "La Gita Govinda" de Jayadura (12ème siècle) qui évoque le joyeux abandon dans lequel s'ébattent les amants, ou la "Rasamanjari" (Guirlande des Saveurs) du poète du 15ème siècle Bhanudatta, première oeuvre à traiter de manière exhaustive tous les aspects de l'amour. On retrouve la même fibre dans les sculptures des temples ou dans les miniatures rajput.

L'art "amoureux", d'une oeuvre à l'autre oscille entre le "Shringara", l'expression du sentiment, et le "Rama Shastra", l'art d'aimer.

Comme dans les manuels du tendre au Moyen-Age dans les sociétés occidentales et chrétiennes, chaque étape du parcours amoureux, chaque degré du sentiment comme de la passion est codifié, mis en parallèle avec une convention graphique et picturale, sans qu'à aucun moment, ni la fraîcheur, ni l'émotion, ni la délicatesse ne soient émoussées ou altérées, mais sans que ça ne soit pas non plus dissimulé. Non l'amour en Inde, ne se résume pas au Kama-Sutra, il est beaucoup plus que ça.



NAVARASA, les 9 sentiments




Avant d'évoquer les différentes manières d'exprimer l'amour et ses différents codes dans la philosophie hindoue, il est important de comprendre les expressions des sentiments dans l'hindouisme.


En effet, dans la philosophie, la musique et la danse indiennes, les sentiments ou états subjectifs de l'esprit sont au nombre de neuf expressions. Ils sont l'essence des sens, ce qui porte nos sentiments. Nommés Rasa, ils sont une symbolique artistique des jeux amoureux.


"Rasa" désigne le suc, la sève, le meilleur (la quintessence). Il est aussi le liquide (à boire), la saveur… le goût, le condiment, la langue. Rasa qualifie également le goût pour quelque chose, l'inclination, le désir, le charme, les propriétés affectives et le sentiment éveillé dans la personne. C' est aussi le caractère d'un homme, ce qui provient de l'amour… En Asie, et en Inde plus particulièrement les sentiments sont suggérés, soufflés par le geste, le regard, le mouvement du corps. A vous de le comprendre, d'interpréter ces attitudes…


Les "Rasa" se déclinent en neuf sentiments, expressions et réactions mimées souvent dans les danses indiennes, et font référence à la mythologie. Ils peuvent être considérés comme des codes d'accès aux émotions secrètes des hommes.


On a ainsi :


Shringâra , l’amour ou la passion érotique. Shringâra désigne l'amour sexuel, le sentiment érotique. Il signifie l'ornement, la parure, l'atour, la robe d'apparat, ce qui est orné et joli.


Hâshya, le comique et l’humour. Hâshya désigne ce qui est risible, comique, le rire, l'éclat de rire, la facétie, une chose comique.


Karuna, la compassion et le pathétique. Karuna présente plusieurs sens ; il est ce qui est pathétique, pitoyable, touchant, piteux, lamentable et compatissant. Il est aussi le sentiment de compassion pure entre tous les êtres ; il créée l'ensemble des moyens qui nous est destiné pour atteindre la réalisation de Soi.


Vira, le sentiment héroïque. Vira désigne l'homme, le mâle, le héros, le guerrier ; il est l'un des noms d'Agni (le Feu) ; il est le chef, l'époux, la descendance (mâle), le fils.


Raudra, la colère et la furie. Raudra ou Rudra est le "Seigneur des Larmes", la divinité des tempêtes, le médecin magicien, le maître des animaux ; il est la personnification des souffles vitaux nés nous dit-on du front de Brahma. Identifié à Shiva, il est le feu, la force brute. Raudra désigne ce qui est violent, sauvage, terrible, funeste, de mauvais présage ; il indique un caractère redoutable ou cruel.


Bhayânaka, la peur et l’angoisse.


Vibhatasa, le dégoût et la répulsion. Par extension, il désigne ce qui est sans goût, insipide, qui a mauvais goût, une personne qui ne trouve pas de goût à...


Adbhûta, l’émerveillement ou le sens du merveilleux. Adbhûta désigne la merveille, les faits étranges, les prédictions, ce qui est miraculeux, mystérieux, ce qui tient du miracle ou du prodige.


Shânta ou Shanti, la paix et la sérénité. Shânti est ce qui apaise, ce qui calme, ce qui est tranquille, sans passions ; il désigne une personne gentille, aimable, ce qui est propice, de bon augure, la paix intérieure, la réalisation de l'union profonde de toute chose, quand il n'y a plus dualité. Il possède aussi le sens de ce qui est casé, interrompu, éteint.


Les Rasa sont à l'image de ce que nous sommes, il ne faut pas oublier que nos émotions, nos pensées et nos sentiments mal exprimés, non exprimés sont souvent à l'origine de nos maladies, en raison du conflit intérieur qui nous agite. C'est aussi un des aspects étudiés dans l'ayurvéda. Mais ici dans cet article c'est bien de sentiments amoureux que nous parlons.

Les deux différentes manières d'exprimer l'amour dans la littérature hindoue

L'amour et la passion dans l'art et la littérature indienne ou 'l'Inde du Tendre'



Le Gita-Govinda est un poème en sanskrit du poète bengali Jayadeva (XIIe s.). Ce «chant du bouvier» glorifie les amours de Krishna et de sa maîtresse Radha. Le texte évoque la passion malheureuse de Radha tandis que Krishna séduit les nombreuses gopi (bouvières) des environs de la Yamuna (affluent du Gange). Ce poème d'origine profane est interprété en termes religieux: les élans de Radha symbolisent l'âme à la recherche d'une union transcendantale. Le Gita-Govinda appartient à la tradition dévotionnelle (bhakti) de l'hindouisme. Mais il reste avant tout un chant dédié à l'amour à travers la relation du célèbre couple divin Krishna et Radha, comme mentionné plus haut. Jayadeva y évoque le joyeux abandon avec lequel s'ébattent les amants :


"Sur les dômes de ses seins gonflés il répand le musc brillant,
Il prend des perles et les dispose en grappes d'étoiles,
de son ongle il imprime une marque de lune.
Dans les bois, le long des sables de la Yamuna,
L'ennemi de Mura (Krishna) consomme son triomphe.



Il ceint ses larges hanches, temple de la passion,
trône d'or de l'amour,
D'une guirlande de gemmes, marquant ainsi le lieu de sa victoire.
Dans les bois, le long des sables de la Yamuna,
L'ennemi de Mura (Krishna) consomme son triomphe"




Avec ce texte, Jayadeva, amène le lecteur au seuil du Kama Shastra, qui est l'ensemble des oeuvres qui traitent de l'art d'aimer et des aspects physiques de l'amour et du sexe. Il est clair que le Kama Shastra est la voie, aussi bien en littérature qu'en art qui a suscité le plus large écho en dehors de l'Inde, sans doute parce qu'elle semble être la plus évidente à suivre.


Ainsi c'est pourquoi au mot Inde on associe automatiquement, dans le même ordre d'idées sur l'amour, des classiques comme le Kama Sutra de Vatsayana ou des monuments comme les temples de Khadjuraho ou de Konarak avec leurs nombreuses sculptures figurant des étreintes et postures amoureuses.

Cependant leur thématique occulte la plupart du temps l'art consommé avec lequel ils ont été réalisés aussi bien que la délicatesse des sentiments qui a motivé leur conception. Bien entendu, il est clair que cet art est une des formes d'expression de la passion en Inde, mais il accapare l'attention au détriment d'autres formes-en littérature et en art- appartenant à la catégorie du "Shringara", c'est à dire qui privilégie la tendresse, mettant au second plan les réalités physiques de l'amour.


Exemple dans ce petit poème de Vidyapati, poète du 14ème siècle, qui décrit là aussi la passion de Radha pour Krishna, qu'elle appelle Madhava (mon seigneur)...


Comme le miroir pour ma main,
Les fleurs pour mes cheveux,
Le kohl pour mes yeux,
La feuille de bétel pour ma bouche,
Le musc pour mes seins,
Le collier pour ma gorge,
L'extase pour ma chair,
Le coeur pour ma maison,



Comme l'aile pour l'oiseau,
L'eau pour le poisson,
La vie pour le vivant,
Ainsi es-tu , toi pour moi.
Mais dis-moi,
Madhava, mon bien-aimé,
Qui es-tu ?
Qui es-tu en vérité ?"



Ici tout est dit avec une extrême délicatesse. Radha pose les questions que toute amoureuse "plongée", prise dans les filets de l'amour et ne pouvant pas croire qu'une telle passion soit possible poserait à l'être aimé. Ici nous sommes dans le domaine des textes qui traitent du Shringara, le sentiment amoureux.


Dans l'art et la littérature portant sur le shringara, la beauté physique des hommes et des femmes- surtout celle des femmes- est très abondamment exaltée, mais le psychologique l'emporte sur le physique. Si l'on considère avec grande attention l'ensemble de ces textes, on y découvre la plus grande finesse et la plus grande subtilité des sentiments. Il y aussi là une innocence, un sens de la "pureté" qui est plutôt difficile à saisir pour quelqu'un d'une autre culture. C'est un monde en soi, riche de mille références et de milliers de nuances...Il faut être constamment en éveil pour ne pas les laisser échapper. Celui qui fait cet effort sera alors récompensé...


Pourtant gardons nous de donner à ces catégories, "kama shastra" et "shringara" une rigidité qu'elles n'ont pas : le sexe n'exclut pas la tendresse et à la délicatesse des sentiments peut s'associer une part de sexualité.

LA RASAMANJARI ou les différents types de Shringara

L'amour et la passion dans l'art et la littérature indienne ou 'l'Inde du Tendre'



Parmi les nombreuses oeuvres littéraires indiennes consacrées à l'amour (poèmes, ouvrages de rhétorique et plus particulièrement de "poétique" de l'amour) parues en sanskrit d'abord puis en hindi et quelques autres langues indiennes, la Rasamanjari (littéralement la Guirlande de Saveurs) de Bhanudatta (poète du XVème siècle) occupe une place maîtresse.
En effet cette oeuvre est non seulement l'une des premières oeuvres à traiter de manière aussi exhaustive de l'amour sous tous ses aspects, mais encore c'est l'une des sources d'inspiration, au moins dans la tradition rajput, d'importants ensembles de peintures, miniatures...
D'ailleurs la compréhension des peintures érotique hindoues, dépend toujours étroitement de la connaissance même partielle du contenu de cette littérature amoureuse.

Dans le traité d'amour qu'est la Rasamanjari, on explore non seulement les étapes de l'amour mais aussi la nature et la condition psychologique des amants qui sont classés en "nayaka" et "nayika", termes sanskrits désignant les "amants" et "les amantes" , ou si vous préférez les héros et héroïnes. Leur première caractéristique est qu'ils ne portent pour ainsi dire jamais de noms, et donc comme dans tous les poèmes sanscrits, demeurent dans une certaine impersonnalité. Ces héros et héroïnes sont ainsi considérés comme des "types" et non comme des individus. Cette absence de personnalisation peut paraître tout à fait contraire à l'esprit de la poésie occidentale, mais il faut toutefois reconnaître que la suggestion fonctionne mieux lorsqu'on est en présence de types et non d'individus. En effet, par la constitution de personnages- type et de situations types, on fait en quelque sorte aboutir dans l'oeuvre à un mode de présentation codifié "pour chaque variété d'amour, chaque scène de nature, chaque fonction des dieux". Un simple coup de pinceau ou un seul mot pris dans ces portraits ou ces codes et la scène entière est évoquée. "Il devient ainsi beaucoup plus facile qu'il ne l'est dans l'optique individualiste de l'Occident moderne d'aller et venir entre nature, humanité et dieux et ainsi, par le jeu de la suggestion de donner à une humeur particulière une résonnance universelle.

Les principales nayikas dans la Rasamanjari




Il semblerait que les nayakas et nayikas soient les déterminants du sentiment amoureux dans le shringara. Dans la Rasamanjari, de Bhanadutta on répartit d'abord les nayika (héroïnes amoureuses/ amantes) en trois catégories de base
- Les Svakiya ou Sviya (celles qui s'appartiennent),
- Les Parakiya (celles qui appartiennent à un autre),
- Les Samanya (celle qui n'appartiennent à personne, ou appartiennent à tous).

Ces premières distinctions nous permettent à elles seules de nous représenter une société pleinement consciente de deux faits : d'abord qu'il n'y a pas que l'amour entre époux et amants fidèles, mais qu'il y a aussi un amour qui dépasse ces liens, l'amour extra-conjugal ou "illicite" ; ensuite qu'une nayika peut se donner à plusieurs individus si elle est une Samanya ("indépendante") souvent assimilée à une courtisane, accessible à de nombreux hommes même si sa préférence va à un seul qu'elle considère comme son amant. Pourtant cette division des nayika en catégories ne signifie pas qu'elles reçoivent la même dose d'attention de la part des auteurs. Une préférence marquée se manifeste envers la Svakiya, celle qui s'appartient, que l'on considère comme la meilleure, la plus vertueuse, celle qui est supérieure aux autres et possèdent les qualités les plus précieuses. C'est pourquoi la catégorie des Svakiya compte treize subdivisions, alors que celle des Parakiya n'en compte que deux. En revanche celle des Samanya n'est même pas subdivisée.
On fait l'éloge de la Svakiya nayika car elle est complètement attachée à son mari, qui est aussi l'amant, aucune distinction n'étant faite entre les deux rôles. On ne considère donc pas le mariage, à l'instar de beaucoup d'autres cultures, comme l'antithèse de l'amour, comme ce qui le détruit.
Le mari est assimilé à l'amant car il est sensé posséder toutes les qualités que l'on recherche chez un amant.
En ce qui concerne les autres nayika, diverses situations amoureuses sont envisagées : il faut observer le secret, imaginer des stratégèmes qui permettent les rencontres, se garder des rivales, trouver des prétextes, fournir les explications attendues, etc. En même temps mari et femme sont obligés eux aussi d'avoir recours à des stratagèmes pour se rencontrer sans que tout le monde le sache : ainsi le fait que le nayaka (l'amant) et la Svakiya nakiya soient mariés ne prive donc pas leur amour de cette part d'excitation et de suspense qui contribue à lui donner son prix. Il n'y a pas d'illégitimité, mais le secret demeure, avec son cortège de problèmes et de satisfactions.


Dans le prochain numéro de Couleur Indienne, je vous parlerai entre autres des différentes incarnations de la Svakiya nayika dans cette oeuvre riche qu'est la Rasmanjari... Je vous parlerai aussi du fameux Kamasutra si mal interprété et tellement réduit à être un guide des positions sexuelles alors qu'il mérite un intérêt plus profond
(Source : L'Inde du Tendre- BN Goswamy)

Dimanche 6 Décembre 2009
Fabienne-Shanti DESJARDINS

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