De la table rituelle à la table de jeu
Les pièces du jeu prennent naturellement place sur la table rituelle hindoue de 8 x 8 cases, détournée à des fins profanes. Depuis des temps immémoriaux, cette table de soixante-quatre cases symbolise l'ordre cosmique – le Vastu Purusha mandala, résidence sacrée des dieux du Panthéon hindou, les quatre cases centrales correspondant au dieu créateur Brahma. Ce diagramme est utilisé à cette époque par les prêtres-architectes pour dessiner les plans des temples et des cités. Mais les Indiens, comme les Perses sont des joueurs invétérés, tant et si bien qu'emportés par leur soif de jeu, vers 600 av. J.C., ils détournent le diagramme primordial de son usage rituel et fondent une table de jeu profane, rebaptisée Ashatapada, littéralement "huit carrés". Tel est le nom de l'échiquier primitif, considéré comme un champ de bataille stylisé.
Le jeu comme incarnation d'une guerre de conquête
À cette époque, l'Inde se trouve éclatée en de nombreuses principautés rivales qui luttent entre elles pour unifier le royaume. Le jeu d'échec primitif est la transposition de ces guerres intestines, et il se présente vraisemblablement comme une guerre de conquête.
Il oppose quatre adversaires disposant chacun d'une armée de huit pièces : un roi, à la tête des quatre corps de l'armée indienne traditionnelle – l'éléphant, le cavalier et le char à l'arrière-garde ; quatre fantassins en première ligne.
Le jeu se pratique alors avec deux dés et laisse au hasard le choix des pièces à déplacer. Celles-ci se prennent les unes les autres. Le char traverse en ligne dans toutes les directions. L'éléphant avance de deux cases en diagonale. Le cavalier saute à droite et à gauche. Le pion se déplace case à case, promu en pièce majeure s'il atteint la dernière rangée opposée. Des alliances tactiques peuvent être nouées entre adversaires. Mais lorsqu'un joueur prend un roi rival, il annexe alors les pièces restantes aux siennes. La partie s'achève après que sont capturées les dernières pièces. Un décompte de points correspond au nombre et à la valeur des prises. S'il y a enjeu d'argent, les sommes sont réparties au prorata.
Considéré comme le premier des jeux de guerre, le chaturanga fait l'objet des enjeux les plus divers. Il se répand aussi bien dans les antiques "maisons de jeu" de l'Inde ancienne que dans ses plus riches palais.
Un duel stratégique
Selon l'hypothèse la plus répandue, la mutation du jeu aurait commencé en Inde même, lorsqu'il transite des principautés du Nord à celles de l'Ouest, fortement imprégnées par la culture et la raison grecques. Les dés sont supprimés, la réflexion remplace le hasard. Les enjeux d'argent ne laissent désormais plus la moindre chance aux piètres stratèges. Les armées de l'Est et de l'Ouest sont supprimées, les joueurs réunis par deux. Le combat réduit à un duel stratégique, un "ministre" remplaçant les rois déchus C'est ainsi que le jeu est transmis en Perse vers le milieu du VIe siècle, qui va par la suite faire évoluer ce jeu, qui sera à nouveau transformé par les Européens avec des règles qui perdurent jusqu'à aujourd'hui.