L'histoire
Radha se souvient des années passées… Pour lui offrir un mariage fastueux, sa mère a hypothéqué la ferme familiale auprès d’un usurier. Elle et son mari travaillent dur afin de rembourser le prêt. Plusieurs enfants naissent. Mais le temps passe et l’usurier continue de venir prélever chaque saison sa part des récoltes, de menacer de prendre le terrain et de vouloir confisquer le bétail. Radha a à peine de quoi nourrir ses enfants. C’est alors que son mari est victime d’un accident de travail dans lequel il perd ses deux bras. Il la quitte afin de ne pas être un fardeau pour elle. La femme se retrouve seule avec ses enfants. Ceux-ci, plus tard, parviendront-ils à lever la malédiction qui semble peser sur la famille depuis des générations ?
Le metteur en scène Mehboob Khan
Si l’on demande à un cinéphile occidental de citer un cinéaste indien au hasard, il risque fort de répondre : Satyajit Ray. Un nom prestigieux et synonyme d’un cinéma ascétique mondialement acclamé par la critique. A l’inverse, un natif de Bombay, Delhi, Madras ou Calcutta mentionnera probablement un nom qui évoque le cinéma populaire, avec tout ce que cela comporte d’envolées mélodramatiques et de chansons, un nom comme celui de… Mehboob Khan.
Pourtant, son cinéma est loin de n’être que légèreté des intrigues et plaisir des danses. Son thème favori ? La lutte des pauvres contre les riches. Mais à travers un style très expressif qui, au-delà des différences de dialectes, au-delà des différences de classes, a conquis l’ensemble du public indien - et même plus.
Né en 1907 dans le village de Bilimora, dans la région de Gujarat, Mehboob Khan quitte ce monde rural dans lequel il a grandi pour devenir homme à tout faire à Bollywood. En 1927, on l’aperçoit en voleur dans une version d’Ali Baba et les quarante voleurs. En 1935, il tourne son premier film pour la compagnie Sagar Movietone : Judgement of Allah, inspiré de la fresque de Cecil B. De Mille, Le Signe de la croix, tournée trois ans plus tôt. Cette épopée riche en drames, en batailles et en catastrophes naturelles obtient un immense succès, qui lui vaut ce surnom qui lui collera à la peau, celui de « Cecil B. De Mille indien ».
D’autres titres suivent (Manmohan en 1936, Jagirdar en 1937, Ek hi Raasta en 1939), jusqu’à l’écroulement de la Sagar Movietone au début de la seconde guerre mondiale. La firme est reprise par RCA et rebaptisée National Studios. Mehboob Khan y aligne une suite de trois chefs-d’œuvre : Aurat (1940), Bahen (1941) et Roti (1942). Dans le premier, un pré-Mother India, il décrit la lutte d’une paysanne pour garder sa terre. Le dernier est une attaque féroce du capitalisme, qui oppose le système des villes, basé sur la valeur de l’argent, et celui des tribus, nettement plus authentique. La fin montre le riche héros mourir de soif dans le désert, près d’une voiture remplie de lingots d’or...
En 1943, le cinéaste quitte National Studios pour fonder sa propre compagnie : Mehboob Productions, dont l’emblème est une faucille avec un marteau. Son cinéma militant y prend un tour parfois plus léger ou, en tous cas, plus populaire. En 1946, Anmol Ghadi réunit trois des acteurs-chanteurs les plus connus de l’époque, Surendra, Noorjehan et Suraiya, avec une partition de Naushad, qui composera, dès lors, toutes ses musiques. Arrivent ensuite Aan (1952), son premier film en couleurs, Amar (1954) et ce classique absolu qu’est Mother India (1957).
En 1962, Mehboob Khan subit, avec le très ambitieux Son of India, son premier échec… qui est aussi le dernier : il meurt en 1964, en pleine préparation d’un film sur Habba Khatoon, poétesse du XVIème siècle.
Nargis, la Star
En Inde, tout le monde connaît la mythique Nargis. Fille de l’actrice, chanteuse et réalisatrice Jaddanbai, elle naît Fatima Rashid en 1929 et, à cinq ans, devient une enfant star, sous le nom de Baby Rani. Elle démarre sa carrière d’adulte en 1943 lorsqu’elle est choisie par Mehboob Khan pour Taqdeer. Le réalisateur l’engage à nouveau pour Humayun (1945) et Andaz (1949) puis, bien sûr, pour le célébrissime Mother India (1957). Elle campe souvent des femmes prises dans des histoires d’amour tragiques, par exemple le trio amoureux d’Andaz.
Hors-champ, sa vie sentimentale suscite aussi la fascination : elle a une liaison avec l’acteur Raj Kapoor, déjà marié, et qui devient, malgré tout, son partenaire de prédilection (dans Andaz, puis dans Pyaar et Jan Pahchan en 1950, Bewafa, Ashiana, Anhonee et Amber en 1952 ou Dhoon et Aah en 1953), mais aussi l’un de ses metteurs en scène fétiches (Aag en 1948, Barsaat en 1949, Awaara en 1951 et Shree 420 en 1955). La passion qu’ils éprouvent l’un pour l’autre transparaît sur l’écran et enflamme le cœur des spectateurs. L’actrice tente même d’intervenir auprès du ministère de l’Intérieur afin qu’il les marie… mais sans succès ! Le duo finit par se séparer après un ultime film ensemble : Chori Chori (1956), une comédie inspirée du New York - Miami de Frank Capra.
Sur le plateau de Mother India, Nargis fait la connaissance de Sunil Dutt, qui joue son fils – il n’est pourtant né qu’un an après elle. La légende raconte que lors du tournage, la star aurait été prise dans l’incendie de meutes de foin, et que Sunil Dutt l’aurait sauvée des flammes. Ils se marient peu après. Nargis ne tarde pas à quitter le monde du septième art, et s’occupe de son fils, Sanjay Dutt, qui deviendra lui-même acteur. Elle meurt d’un cancer en 1981. En sa mémoire, son mari crée la Nargis Dutt Memorial Foundation, une association de lutte contre le cancer.
Inspirations
Il aura fallu cinq ans au réalisateur Mehboob Khan pour concrétiser ce projet ambitieux. Il s’y attelle dès 1952, juste après le succès de son premier film en couleurs, Aan, et ne s’interrompt que le temps de tourner Amar deux ans plus tard. S’il en fait le remake d’un de ses premiers films, Aurat (1940), il s’inspire aussi du Mother India signé de son compatriote Gunjal (1938). Familier de l’œuvre de l’écrivain Pearl S. Buck, il songe également à l’une de ses nouvelles, The Mother, écrite en 1933, et qui relate la lutte d’une Chinoise abandonnée par son mari, ainsi qu’au film que Sidney Franklin, en 1937, a tiré de son roman The Good Earth, et où Paul Muni campe un fermier chinois malmené par le destin.
Un film rempli de symboles
Lui-même issu d’un village pauvre, le metteur en scène n’a aucune difficulté à donner vie au monde rural qu’il dépeint. Mais il y ajoute un goût du symbolisme très fort qui transcende ses scènes du quotidien.
Il est évident que son héroïne, Radha, alias Nargis, incarne l’Inde elle-même, dans toute la splendeur de son combat pour l’indépendance, la dignité et le bonheur des siens. Ce n’est pas un hasard si elle garde la tête haute même face aux pires difficultés, et surtout, si elle ne se laisse ni vendre ni acheter.
De nombreux plans recyclent l’esthétique du cinéma soviétique, que ce soient les cadrages très serrés sur le visage martyre de la femme, les arrière-plans aux teintes de feu qui expriment toute la profondeur du drame, ou ces scènes de dur labeur au milieu d’une nature pourtant foisonnante. Le jeu des couleurs a lui aussi été très travaillé. Si le réalisateur a voulu faire de son film le plus grand spectacle possible, et a, pour cela, utilisé le Gevacolor, un procédé proche du Technicolor, et développé ses pellicules à Londres, il a avant-tout voulu restituer la signification de chaque teinte via l’éclat de ses images : par exemple, une belle copie nous montre que l’épouse porte un sari rouge vermillon, alors qu’une femme âgée se plie au rouge sombre...
Un classique intemporel mais aussi l'icône d'un cinéma populaire Indien
Dans l’Inde de la fin des années cinquante, la sortie de Mother India fut comparable à la sortie américaine, vingt ans plus tôt, de ce film auquel on le compare si souvent : Autant en emporte le vent. Ces fresques issues chacune des deux usines à rêves les plus puissantes de la planète ont embrasé la critique et le public. Et à l’anecdote de Vivien Leigh, choisie alors qu’elle assistait au tournage de l’incendie d’Atlanta, répond celle de la star Nargis, sauvée des flammes par son partenaire et futur mari Sunil Dutt
Aujourd’hui encore, Mother India demeure un classique que la population indienne aime à voir et à revoir. Le film est régulièrement projeté dans les salles et continue de faire vibrer les foules. Les raisons d’un tel succès ? La poésie lyrique, le climat de fatalisme et le romantisme exacerbé de la réalisation fonctionnent toujours auprès de spectateurs avides de grandes histoires, et auprès desquels les codes cinématographiques n’ont guère varié au fil des années. De même, les thèmes de la lutte des pauvres contre les riches et des bons contre les méchants, de la survie des campagnes face aux sécheresses et aux catastrophes naturelles, de l’importance de l’alphabétisation et de l’équilibre entre traditions et modernité, constituent-ils des éléments fédérateurs, pas forcément si éloignés du quotidien actuel d’une partie des habitants. Sans oublier bien sûr le pouvoir hypnotisant des chants et des danses !
Tout cela constitue une espèce de melting-pot qui est à la base même de tout le cinéma indien, et que l'on retrouvera bien entendu plus tard dans d'autres productions populaires, dites "Bollywood" avec les Lagaan, Devdas et autre Famille indienne, pour ne citer que les films plus connus en France. Car au final, que cherche Mother India, au-delà de son message politique propre à son époque, sinon divertir les foules au sens le plus large et surtout le plus noble du terme ?
Une volonté qui fait à la fois toute sa spécificité (Mother India est issu de studios basés à Bombay, berceau authentique et économique de la production cinématographique indienne) et son universalité (bien que tardivement reconnue à grande échelle en France et ailleurs). De ce cinéma total, car c'est bien de cela dont il s'agit finalement, où le religieux côtoie le profane, où l'absence de message autre que celui de la tolérance à hauteur d'homme rejoint le besoin d'identification à un pays tourné vers sa destinée, Mother India est sans aucun doute une icône qu'il faut absolument avoir vue pour réaliser ce que le terme « Bollywood » veut dire et symbolise.
Cet hommage à la fois à l’adversité féminine et à la beauté de l’Inde, a été le premier film indien à se voir nommé à l’oscar du meilleur film étranger. C’est Les Nuits de Cabiria de Federico Fellini qui a remporté la statuette. Mother India n’en demeure pas moins à Bollywood, au même titre qu’Autant en emporte le vent à Hollywood, une référence en matière de grande fresque populaire, la « mère » des superproductions actuelles.