Sati ou la libération de Sarika
La jeune veuve dérangeait. Elle dérangeait parce qu’elle vivait encore alors que sa vie était finie. Pourquoi ne s’était-elle pas jetée dans les flammes du bûcher de son époux comme le veut la coutume, comme l’aurait fait n’importe quelle épouse hindoue comme il faut ? Sarika n’avait pas voulu tout simplement. Pourquoi aurait-elle dû mourir, se disait-elle, elle qui était si jeune et qu'on avait marié à un homme si vieux qui avait accepté sans dot sa beauté de jeune adolescente ? La question paraissait légitime, mais en ce temps là, en Inde, elle était mal venue. Les jeunes filles n’avaient pas droit au chapitre, elles n’avaient rien à dire et Sarika n’avait pas échappé à ce destin douloureusement traditionnel de la femme encore enfant, qui dès qu’elle était devenue nubile, avait été poussée hors du foyer familial pour être mariée. On l’avait parée de bijoux très lourds, tellement lourds d’ailleurs que les lobes de ses oreilles avaient été fendus par le poids des boucles d'oreilles en pierre et que son cou lui avait fait mal pendant des mois. On l’avait habillé d’un sari rouge (couleur du mariage pour la femme hindoue) si épais, qu’elle s’était sentie presque étouffer. Elle se rappelait aussi comment tout cela l’avait effrayée, comment elle avait sangloté devant les regards et hochements de tête satisfaits des adultes qui pensaient bien faire selon la coutume si ancrée dans leur éducation et leur mémoire. Alors qu’elle déversait des torrents de larmes personne ne l’avait consolée ou rassurée, alors qu’on la bénissait d’encens qui la faisait tousser, qu’on enduisait son visage de safran et d’huile. Tandis qu’elle, en jeune mariée innocente, pleurait sur son trône de « reine d’un jour » , son vieil époux, lui, somnolait sur son trône de marié.
Tout le monde évidemment avait trouvé la cérémonie réussie. Sarika n’avait pas eu le choix de toute façon. Ainsi elle était restée assise devant le feu rituel, avait laissé l’homme prendre sa main, et avec lui avait fait les sept pas habituels autour du feu. Puis elle s’était laissée amener, sans défense, par son époux sur le lit nuptial, jonché de pétales de fleurs. Là il l’avait déshabillée avec fébrilité, et sans aucun mot, ni aucune tendresse, avait déchiré son corps, son intimité secrète d’une douleur, d’une brûlure insoutenable.
Le lendemain matin suivant cette terrible nuit, elle avait vaqué à ses tâches de femme mariée, à ce qu’on attendait d’elle en tant qu’épouse, accomplissant les tâches ménagères en silence, et avait tenté d’être invisible. Mais dès que la nuit tombait, et qu’il était l’heure de se coucher, son mari revenait à la charge, ne lui laissant pas toujours le temps d’ôter son sari. Il ne lui laissait aucun espace à elle dans ces moments là, aucun, même pas à l’intérieur de son propre corps.
Mais très vite, sans doute à cause de son âge avancé par rapport à la jeunesse de son épouse, il s’affaiblit, et tomba malade, ce qui le tint occupé. Ainsi les nuits de Sarika étaient devenues plus supportables et puis son mari mourut des suites de cette maladie. Au village cependant on murmurait qu’elle l’avait tué, qu’elle était trop jeune, lui beaucoup trop vieux pour une si jeune épouse, que la violence et la force de sa sensualité et de ses pulsions de jeune femme sortie de l’adolescence avait brûlé l’énergie de son époux. Bien sûr la femme était toujours coupable dans ses cas là alors qu’elle n’avait rien choisi, alors qu’elle était victime et que sa vie avait été orchestrée de bout en bout. Quelle ironie ! Elle ne répondait à aucune de ses remarques cruelles ayant appris très tôt qu’une femme devait tout supporter en silence.
A l’instant où le corps de son mari avait quitté la maison, tous les regards s’étaient tournés vers elle, attendant qu’elle disparaisse comme une héroïne sacrifiée dans les flammes du bûcher funéraire. Pour eux cette mort « rituelle » aurait signifié la justification de leur décision de la marier, cela aurait donné un sens même à ce mot « mariage » selon leur conception, leur définition immuable. Elle y aurait gagné le respect. Mais dans un sursaut de volonté, de liberté enfin pour la première fois, elle refusa de se soumettre à ce sacrifice qu’elle jugeait injuste en ce qui la concernait. Pourtant tout le monde l’avait poussée, bousculée, insultée, injuriée, rejetée même, mais elle s’était accrochée coûte que coûte à la vie. Elle avait essayé ensuite, le cœur plein d’espoir et encore naïve, de revenir dans la maison de son enfance auprès de ses parents dont elle était encore si sûre de l’amour, croyant alors y trouver un refuge, un réconfort, avec l’espérance d’être libérée de ce cauchemar. Malheureusement il n’en fut rien. La porte était restée close et la voix dure de son père derrière l’avait repoussée lui criant « Va t’en, ne reviens plus jamais, tu n’es plus notre fille, tu es sa femme, nous t’avons donnée à lui pour ton bonheur, nous l’avons fait selon la tradition, après avoir tant fait pour toi pour que tu réussisses ta vie de femme. Ton refus de le suivre dans la mort est notre honte, alors disparais de notre vue, de notre vie pour toujours. »
Alors, en pleurs, Sarika avait été obligée de revenir dans la maison qu’elle avait été obligée d’adopter en tant qu’épouse de son mari, leur foyer, qu’elle n’avait d’ailleurs jamais pu considérer comme tel, car elle le savait, l’amour n’avait jamais existé entre elle et son mari. Leur union n’avait été qu’ une transaction, un arrangement « traditionnel », un avenir offert comme un privilège à une fille pauvre qui était censée n’ avoir aucun autre futur que cette alliance…En fait leur mariage participait d’ une coutume destinée à perpétuer un nom par une descendance, et représentait une espèce d’association inégalitaire, sociale et religieuse vouée à ne jamais être rompue même dans la mort.
Elle décida pourtant de retourner dans ce lieu qui avait été celui où elle avait résidé le temps de ce « contrat », mais la famille de son époux la voyant approcher, la chassèrent en lui jetant des pierres et lui dirent « Tu n’es qu’une épouse indigne, va-t-en d’ici et ne remets plus jamais les pieds dans cette maison, elle n’est plus la tienne. »
C’est ainsi qu’elle se retrouva à la rue, sans ressources, sans domicile, sans rien. Elle se construisit une petite hutte en dehors du village et mendiait sa nourriture. Elle essaya aussi de trouver du travail, n’importe quoi pour subsister. Finalement un intouchable accepta de l’employer pour ramasser les bouses de vache. En effet cette matière première pestilentielle était une marchandise importante car elle avait diverses utilités dans la société indienne. Une fois récoltées, Sarika mêlait cette bouse à de la paille et mettait le tout à sécher au soleil. Son patron gagnait sa vie en vendant ces
« galettes » comme combustible pour les fours domestiques ou comme engrais entre autres. Les gens du village qui s’approvisionnaient chez lui, en voyant la jeune fille désormais maudite travailler là, craignaient que son contact pollue les bouses…le comble ! Mais le brahmane (le prêtre) au temple leur avait dit pour les rassurer que la combustion de ces galettes purifierait toute éventuelle pollution comme le fait en général le feu. Sarika put alors continuer son travail et se nourrir. Cependant quand elle voulut remercier le prêtre et s’incliner devant lui, il cracha sur le sol…
Plus personne jamais ne regardait Sarika, elle qui était si belle. Même son patron intouchable ne la voyait pas. Elle n’existait pas, elle était invisible même pour lui pourtant habitué à être considéré comme un microbe. En même temps le désir si fort de vivre de la jeune fille le terrifiait. C’était une faute très grave, un péché très sérieux, pour lui qui subissait et acceptait sa condition sans rechigner. Alors il avait décidé d’ignorer la présence de la veuve à ses côtés. Cette dernière souffrait de ce rejet, souffrait de n’être plus rien pour personne, de n’être qu’une ombre, qu’un fantôme et quelquefois se disait même qu’il aurait mieux valu finalement qu’elle brûle avec son mari plutôt que vivre cette vie solitaire. Parfois le désir de mourir la prenait et elle pensait se jeter dans le fleuve et se laisser noyer. Mais enfant elle avait entendu tellement d’horreur sur ceux qui se suicidaient-comme par exemple que ça menait à une réincarnation horrible, remplie de souffrances- qu’aussitôt elle renonçait à son élan désespéré. Elle se disait souvent alors, qu’elle avait dû elle-même être la réincarnation d’une âme suicidée qui payait sa faute dans cette instance de vie. Elle se disait aussi qu’il y avait pire que sa vie à elle, d’autres personnes qui souffraient encore plus et cela la réconfortait un peu quand elle rentrait dans sa hutte courbée et harassée de fatigue. Mais cela lui faisait peur aussi car elle n’aurait pas pu supporter pire. Souvent elle oubliait de se nourrir et très vite son physique changea, elle vieillit plus vite alors qu’elle était si jeune encore et sa beauté qui n’était plus admirée, parut se flétrir…Il lui arrivait aussi d’oublier de dormir et d’errer la nuit comme une âme en peine… elle devenait tel un spectre errant.
Un soir sans sommeil, elle croisa au bord de la rivière, un autre jeune promeneur nocturne. C’était étrange se disait-elle, sa peau était si noire qu’elle avait des reflets bleus dans la nuit. Il regarda fixa Sarika qui, tellement accoutumée à ne plus être vue, retrouva d’un coup un peu de son éclat, comme une fleur qui se fane et qui recevant de l’eau soudain se redresse et se remet doucement à refleurir. La jeune fille rougit, baissa les yeux et s’enfuit en courant vers sa pauvre masure. Cependant le matin suivant lui parut plus léger et elle aurait voulu chanter…mais n’osa pas…C’était fou ce qu’un simple regard pouvait faire naître chez une femme abandonnée de tous. Elle avait eu la grisante impression d’avoir existé un instant dans les yeux de cet inconnu. Elle en devint obsédée…L’attendait tous les soirs au bord de la rivière, mais elle ne le revit plus à sa grande tristesse. Puis un jour elle prit la décision de quitter ce village où elle n’était plus personne, où elle avait cessé d’exister pour quiconque…. Elle rassembla ses hardes et quitta sa hutte qu’elle incendia ensuite sans regret. Elle se dirigeait vers la ville de Vrîndavan, la ville des veuves. C’était un lieu, disait-on, où elles étaient protégées par le dieu Krishna. Une ville où elles étaient moins seules d’être ensemble. Sur son chemin elle mendiait pour vivre. Certains passants lui donnaient l’aumône pour sa beauté, et d’autres donnaient à la veuve…Elle existait un tout petit peu à leurs yeux et ça lui allait très bien ainsi.
Un matin où elle continuait son périple, miracle du hasard ou du destin, elle rencontra à nouveau le jeune inconnu qu’elle avait tant attendu. Il semblait tellement fatigué et malade. Leurs regards se croisèrent encore et il lui sourit de la même manière gentille que la dernière fois où il s’était vus. Elle répondit alors à son sourire, se sentant devenue une jeune femme à nouveau, et s’enhardit à lui parler.
« Je m’appelle Sarika, qui veut dire « égale à toutes » et vous qui êtes vous ? Quel est votre nom ? D’où venez-vous ? »
Il resta silencieux, ne répondit pas, mais continuait à sourire…Sarika pensait qu’il ne devait pas comprendre sa langue. Au moment de la quitter, il la salua d’une manière assez étrange, sûrement propre à sa région ou à son pays. Mais Sarika sentit un réel respect et peut-être un peu de tendresse dans ce geste qu’il lui adressait. Elle fut alors parcourue d’une fulgurance de vie, d’envie, d’espoir, de force et se sentit heureuse pour la première fois de sa vie, comme s’il lui avait fait l’amour …Puis chacun reprit sa route séparément…
Le lendemain, elle alla au bord d’un fleuve pour laver son corps et ses hardes…et elle le revit, le bel étranger qu’il lui avait redonné vie. Il était là brûlant et tremblant de fièvre…Sarika s’approcha de lui, trempa le bas de sa guenille dans l’eau pour rafraîchir son front et le faire boire. Il lui sourit alors, lui prit la main et murmura « Sarika » et s’endormit ensuite pour toujours presque dans ses bras.
La jeune fille longtemps, longtemps, resta près du fleuve, près de lui à le bercer…la tête de son aimé sur les genoux. Mais il fallait l’incinérer, selon la tradition hindoue, pour que son âme soit récompensée et qu’il puisse enfin connaître la paix, elle lui devait ça en plus.… Alors au moment où le soleil devint plus fort, elle se décida à se relever et ramassa du bois mort. Elle partit au village le plus proche acheter de l’huile et des allumettes avec le peu de pièces qui lui restait et qu’elle dépensa jusqu’à la dernière. Elle revint près du lac, s’y baigna, pria près du corps, mit le bois en tas, tira et porta tant bien que mal le corps de l’homme sur ce bûcher funéraire de fortune, versa l’huile et alluma le feu. Alors avec un sourire aux lèvres, elle s’allongea sur le bûcher près de lui ferma les yeux et attendit la lumière…
Fabienne/Shanti DESJARDINS, 9 septembre 2002-15 octobre 2002 ( Inspiré du recueil de légendes et de contes des sages de l'Inde du bord du Gange, de Martine Quentric-Séguy.)