II faut choisir : ça dure ou ça brûle ; le drame, c'est que ça ne puisse pas à la fois durer et brûler. Albert Camus
PHIL-ANALYSE
Mardi 16 Janvier 2018
Lorsque Twitter s’est mis en guerre contre les abus sexuels avec le Hashtag BalanceTonPorc et metoo, j’ai observé ce phénomène d’un œil interrogateur et méfiant. Car l’impulsivité des réseaux sociaux m’effraie. Les informations non vérifiées par des experts sont un fléau inquiétant. Et surtout, j’attache une importance fondamentale au respect de la présomption d’innocence. Une vie peut être certes détruite par une agression sexuelle, mais aussi pas une affreuse calomnie. Par ailleurs, quelle est la définition d’un porc ? D’après le Larousse, il s’agit au sens familier d’un homme glouton, sale et grossier… Une définition bien large et subjective pour des faits graves et sérieux que sont le viol et le harcèlement sexuel. Quant au mammifère qu’est le porc, ce pauvre animal n’a rien demandé lui…
Alors, que faut-il penser de ce phénomène ? Renforce-t-il la confiance des femmes pour libérer la parole ? Tout en aggravant les relations hommes/femmes, avec une image fort dégradante de la gente masculine ? Faut-il y voir un nouveau féminisme importé des Etats-Unis ou le symptôme plus grave d’une dégradation des relations hommes/femmes ?
Bien avant le Hashtag « Balance ton porc », Nafissatou Diallo en avait déjà balancé un : DSK en 2011. Ce phénomène politico-porcin que Marcela Iacub a d’ailleurs très bien décrit dans son livre Belle et bête. La dénonciation de ce type de comportement déviant, qui consiste à abuser de son pouvoir pour des faveurs sexuelles, n’est vraiment pas une nouveauté. Ce qui est nouveau est la banalisation de cette dénonciation sur la place publique sans aucun filtre. Twitter ne peut pas être le tribunal des agressions sexuelles. Et méfions-nous des élans insufflés par le ressentiment. Car le terme porc ne peut favoriser que des affects haineux.
Reconnaissons néanmoins que sur des sujets tabous comme le viol, les victimes se sentent rarement à l’aise pour se confier et déposer une plainte. La vertu de cette hargne de Balance ton porc est au moins de casser ce tabou. Un dépôt de plainte n’est pas facile à vivre, surtout s’il s’agit de dénoncer un proche. Peut-être faudrait-il inventer des nouvelles procédures judiciaires pour libérer la parole et faire en sorte que les victimes ne se sentent pas encore victimes une deuxième fois, d’être jugée par un policier ou d’avoir été prise de haut par la Justice. D’ailleurs, les femmes ne sont pas les seules concernées par les violences sexuelles, les hommes peuvent en être victimes et surtout les enfants. D’ailleurs, comment réagiraient les femmes si les hommes créent le hashtag « balancetaporcine » …
Si le viol et les agressions physiques sont inéluctablement des actes punissables par la loi, que penser alors du harcèlement de rue ? Personnellement, même s’il ne faut pas mépriser le pouvoir des mots, une parole ne porte pas atteinte à l’intégrité du corps. Le risque de vouloir sanctionner tout comportement grossier dans la rue est de codifier à l’extrême les comportements des hommes et des femmes, et de sombrer dans une rigidité des comportements. Par ailleurs, ce qui a été reproché au phénomène Metoo est de trop victimiser les femmes. Et surtout de réduire la femme à un seul type de femme. Non, toutes les femmes ne se sentent pas fragiles face à quelques paroles grossières, elles savent même y répondre avec pertinence et élégance. La liberté consiste à choisir sa féminité, comme les hommes ne sont pas obligés d’être tous des porcs. Les caricatures nous empêchent de réfléchir et de prendre du recul.
Dans la tribune qui a pris le contrepied du bouclier anti-porc, tribune au demeurant contestable sur de nombreux points, il faut y voir une réaction à cet excès de codification des comportements. A qui revient-il de qualifier qu’un comportement est acceptable, pas acceptable ? Qui en fixe les limites ? Nous avons déjà le droit. Est-il bien fait ? On peut certes l’améliorer… Dans tous les cas, il est établi dans une société démocratique (ce qui est déjà une bonne chose et malheureusement de nombreuses femmes n’ont pas encore cette chance). Entre un homme qui dit élégamment « vous êtes une jolie femme » et celui qui siffle et vocifère dans la rue « quel joli cul », on se doute que le premier a plus de chances de déclencher un dialogue que le deuxième. Mais faut-il pour autant attacher de l’importance au langage grossier du deuxième ? C’est un pauvre type, certes. Cependant, il y a de nombreuses situations de la vie quotidienne où l’on se dit dans sa tête mais quel pauvre type ou aussi quelle « pouf » pour les femmes… Les hommes intelligents ont compris depuis longtemps que les femmes étaient plus sensibles aux jolis mots. Ils ont d’ailleurs inventé des siècles auparavant l’amour courtois. Cette ritualisation du jeu amoureux inspiré de l’esprit chevaleresque, séduire une femme sans l’offenser… Peut-être que cette dénonciation du langage grossier cache encore le désir inconscient des femmes d’être traité comme des princesses.
D’ailleurs, même la tribune sur le droit d’être importuner n’enfermerait-elle pas la femme dans une attitude passive ? Attendre que l’on vienne la chercher ? Pourquoi ne pourrait-elle pas elle-même importuner ? Dans le Deuxième sexe, Simone de Beauvoir dénonce cette passivité féminine : « Les refrains populaires lui insufflent des rêves de patience et d’espoir » ». Il faut alors interroger l’inconscient collectif des femmes. Est-ce que nous sommes toujours des petites filles qui attendons le prince charmant ou en 2018, notre nature nous pousserait-elle enfin à avoir une âme plus belliqueuse et aller chasser l’homme qu’il nous faut ?
Quand on lit les commentaires sur le harcèlement de rue, nous ne sentons finalement pas si éloignés de ce que décrivait déjà à l’époque Simone de Beauvoir : "Sans doute aujourd'hui, la jeune fille sort seule et peut flâner aux Tuileries; mais j'ai déjà dit combien la rue lui est hostile: partout des yeux, des mains qui guettent; qu'elle vagabonde à l'étourdie, les pensées au vent, qu'elle allume une cigarette à la terrasse d'un café, qu'elle aille seule au cinéma, un incident désagréable a vite fait de se produire ».
Ce qui est certain est que l’égalité économique et sociale entre les hommes et les femmes est loin d’être acquise, les femmes dirigeantes sont encore peu nombreuses. La sexualité est aussi un jeu de pouvoirs. Tant que la femme n’aura pas le même statut social que l’homme, la liberté sexuelle ne peut jouer de façon égalitaire entre les deux sexes.
Par conséquent, pour reprendre une expression d’Elisabeth Badinter, vouloir codifier à l’extrême les relations hommes et femmes est une « fausse route » du féminisme. Et non, les femmes ne sont pas une population fragile à protéger par des quotas (en témoigne encore la dernière loi islandaise d’imposer l’égalité des salaires entre hommes et femmes). Nous avons simplement besoin d’avoir les mêmes droits et de conquérir des nouveaux territoires pour avoir le même pouvoir que les hommes. Pour cela, il est aussi important de mettre en avant les femmes qui réussissent, de développer un esprit positif et de ne pas se contenter d’être dans une position victimaire.
Les problèmes de communication entre hommes et femmes persistent. Notons aussi que les applis de rencontres et les réseaux sociaux qui favorisent l’immédiateté ont tendance à chosifier les femmes, mais aussi les hommes. Ce qui dévalorise les rapports humains et les complexifie, en les rendant inauthentiques.
L’amour reste l’histoire de belles rencontres. Mais pour cela, il faut une dose de liberté, de naïveté, de poésie et de hasard. Laissons la grossièreté aux gens sans imagination et l’excès de codification des comportements aux perfectionnistes de la maîtrise.
Etre une femme, c’est aussi savoir lâcher prise.
Reconnaissons néanmoins que sur des sujets tabous comme le viol, les victimes se sentent rarement à l’aise pour se confier et déposer une plainte. La vertu de cette hargne de Balance ton porc est au moins de casser ce tabou. Un dépôt de plainte n’est pas facile à vivre, surtout s’il s’agit de dénoncer un proche. Peut-être faudrait-il inventer des nouvelles procédures judiciaires pour libérer la parole et faire en sorte que les victimes ne se sentent pas encore victimes une deuxième fois, d’être jugée par un policier ou d’avoir été prise de haut par la Justice. D’ailleurs, les femmes ne sont pas les seules concernées par les violences sexuelles, les hommes peuvent en être victimes et surtout les enfants. D’ailleurs, comment réagiraient les femmes si les hommes créent le hashtag « balancetaporcine » …
Si le viol et les agressions physiques sont inéluctablement des actes punissables par la loi, que penser alors du harcèlement de rue ? Personnellement, même s’il ne faut pas mépriser le pouvoir des mots, une parole ne porte pas atteinte à l’intégrité du corps. Le risque de vouloir sanctionner tout comportement grossier dans la rue est de codifier à l’extrême les comportements des hommes et des femmes, et de sombrer dans une rigidité des comportements. Par ailleurs, ce qui a été reproché au phénomène Metoo est de trop victimiser les femmes. Et surtout de réduire la femme à un seul type de femme. Non, toutes les femmes ne se sentent pas fragiles face à quelques paroles grossières, elles savent même y répondre avec pertinence et élégance. La liberté consiste à choisir sa féminité, comme les hommes ne sont pas obligés d’être tous des porcs. Les caricatures nous empêchent de réfléchir et de prendre du recul.
Dans la tribune qui a pris le contrepied du bouclier anti-porc, tribune au demeurant contestable sur de nombreux points, il faut y voir une réaction à cet excès de codification des comportements. A qui revient-il de qualifier qu’un comportement est acceptable, pas acceptable ? Qui en fixe les limites ? Nous avons déjà le droit. Est-il bien fait ? On peut certes l’améliorer… Dans tous les cas, il est établi dans une société démocratique (ce qui est déjà une bonne chose et malheureusement de nombreuses femmes n’ont pas encore cette chance). Entre un homme qui dit élégamment « vous êtes une jolie femme » et celui qui siffle et vocifère dans la rue « quel joli cul », on se doute que le premier a plus de chances de déclencher un dialogue que le deuxième. Mais faut-il pour autant attacher de l’importance au langage grossier du deuxième ? C’est un pauvre type, certes. Cependant, il y a de nombreuses situations de la vie quotidienne où l’on se dit dans sa tête mais quel pauvre type ou aussi quelle « pouf » pour les femmes… Les hommes intelligents ont compris depuis longtemps que les femmes étaient plus sensibles aux jolis mots. Ils ont d’ailleurs inventé des siècles auparavant l’amour courtois. Cette ritualisation du jeu amoureux inspiré de l’esprit chevaleresque, séduire une femme sans l’offenser… Peut-être que cette dénonciation du langage grossier cache encore le désir inconscient des femmes d’être traité comme des princesses.
D’ailleurs, même la tribune sur le droit d’être importuner n’enfermerait-elle pas la femme dans une attitude passive ? Attendre que l’on vienne la chercher ? Pourquoi ne pourrait-elle pas elle-même importuner ? Dans le Deuxième sexe, Simone de Beauvoir dénonce cette passivité féminine : « Les refrains populaires lui insufflent des rêves de patience et d’espoir » ». Il faut alors interroger l’inconscient collectif des femmes. Est-ce que nous sommes toujours des petites filles qui attendons le prince charmant ou en 2018, notre nature nous pousserait-elle enfin à avoir une âme plus belliqueuse et aller chasser l’homme qu’il nous faut ?
Quand on lit les commentaires sur le harcèlement de rue, nous ne sentons finalement pas si éloignés de ce que décrivait déjà à l’époque Simone de Beauvoir : "Sans doute aujourd'hui, la jeune fille sort seule et peut flâner aux Tuileries; mais j'ai déjà dit combien la rue lui est hostile: partout des yeux, des mains qui guettent; qu'elle vagabonde à l'étourdie, les pensées au vent, qu'elle allume une cigarette à la terrasse d'un café, qu'elle aille seule au cinéma, un incident désagréable a vite fait de se produire ».
Ce qui est certain est que l’égalité économique et sociale entre les hommes et les femmes est loin d’être acquise, les femmes dirigeantes sont encore peu nombreuses. La sexualité est aussi un jeu de pouvoirs. Tant que la femme n’aura pas le même statut social que l’homme, la liberté sexuelle ne peut jouer de façon égalitaire entre les deux sexes.
Par conséquent, pour reprendre une expression d’Elisabeth Badinter, vouloir codifier à l’extrême les relations hommes et femmes est une « fausse route » du féminisme. Et non, les femmes ne sont pas une population fragile à protéger par des quotas (en témoigne encore la dernière loi islandaise d’imposer l’égalité des salaires entre hommes et femmes). Nous avons simplement besoin d’avoir les mêmes droits et de conquérir des nouveaux territoires pour avoir le même pouvoir que les hommes. Pour cela, il est aussi important de mettre en avant les femmes qui réussissent, de développer un esprit positif et de ne pas se contenter d’être dans une position victimaire.
Les problèmes de communication entre hommes et femmes persistent. Notons aussi que les applis de rencontres et les réseaux sociaux qui favorisent l’immédiateté ont tendance à chosifier les femmes, mais aussi les hommes. Ce qui dévalorise les rapports humains et les complexifie, en les rendant inauthentiques.
L’amour reste l’histoire de belles rencontres. Mais pour cela, il faut une dose de liberté, de naïveté, de poésie et de hasard. Laissons la grossièreté aux gens sans imagination et l’excès de codification des comportements aux perfectionnistes de la maîtrise.
Etre une femme, c’est aussi savoir lâcher prise.
Rédigé par Marjorie Rafécas le Mardi 16 Janvier 2018 à 08:06
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LIVRES PHILous
Mercredi 23 Août 2017Marie-France Castarède et Samuel Dock avaient frappé fort en 2015 avec leur Nouveau choc des générations, qui pointait du doigt le développement d'un narcissisme outrancier chez les générations plus jeunes, ainsi qu'un rapport au temps bouleversé par l'immédiateté des nouvelles technologies. Nos deux psychologues reviennent à la charge pour nous réveiller à nouveau de notre faux confort digitalisé. Cette fois-ci, leur titre s'inspire de l'œil sévère de Freud : Le nouveau malaise dans la civilisation. Mais à la différence du précédent ouvrage, le ton est différent, le fossé générationnel est plus cinglant, les visions de nos deux auteurs s'opposent davantage.
En effet, le dialogue intergénérationnel entre Marie-France Castarède, professeure de psychologie née en 1940, et son ancien élève, Samuel Dock né en 1985, est plus rugueux et moins consensuel. L'héritage de la philosophie des lumières de M.F Castarède, empreint d'un certain optimisme et romantisme, s'affronte à la vision plus sceptique et nietzschéenne du monde de Samuel Dock.
L'homme arrivera-t-il à s'extirper de son narcissisme ? Rien n'est moins sûr. C'est la chose dont il est le plus difficile de se débarrasser et qui fait paradoxalement souffrir. Or notre société hypermoderne favorise cet état "d'auto-suffisance en permanence".
"Les hommes sont arrivés maintenant à un tel degré de maîtrise des forces de la nature qu'avec l'aide de celles-ci il leur est facile d'exterminer les uns les autres jusqu'au dernier. Ils le savent d'où une part de leur inquiétude actuelle", écrivait Freud dans Malaise dans la civilisation. Le pessimisme de Freud n'a malheureusement pas pris une ride. Sonnera-il le glas de notre société hypermoderne ?
Le passage de la société postmoderne à hypermoderne
Afin de comprendre les nouveaux maux de notre société, il est essentiel de saisir le concept d'hypermodernité, clé de voûte de ce livre. L'hypermodernité succède à la postmodernité, résultat d'un long émaillage débutant à la fin de la Renaissance. « On tient pour postmoderne l’incrédulité à l’égard des métarécits ». Les métarécits concernaient le projet des lumières, celui de la science prodigieuse, de la Raison universelle. D'après Jean-Michel Blanquer, la révolution digitale est notre 4ème blessure narcissique, après Copernic, Darwin et Freud. Le premier à avoir utilisé ce terme d'hypermodernité est Gilles Lipovetsky, qui a mis en exergue le côté schizophrénique de notre société : "Les individus hypermodernes sont à la fois plus informés et plus déstructurés, plus adultes, et plus instables, moins idéologisés et plus tributaires des modes, plus ouverts et plus influençables, plus critiques et plus superficiels, plus sceptiques et moins profonds" (Les temps hypermodernes). Cette thématique est aujourd'hui également développée chez Claude Tapia et Elsa Godart.
Le narcissisme est porté à son paroxysme. « Qu’il s’agisse d’art, d’environnement, de science ou de spiritualité, tout est chosifié, fétichisé, comme si l’homme hypermoderne s’acharnait à chercher un objet de substitution à l’Autre dont la société a éliminé la place".
Hypermodernité rime avec hypernarcissisme. Cet hypernarcissisme encourage malheureusement les personnalités toxiques. D'après Samuel Dock, le pervers ou le dépressif sont les deux faces lugubres de notre société. Jouir de tout, tout le temps, cette promesse du capitalisme favorise les comportements borderline au détriment des anciennes névroses.
Que reste-t-il de notre inquiétante étrangeté ?
Que reste-t-il de l’inquiétante étrangeté qui rendait l'autre mystérieux, quand il ne reste rien pour structurer nos désirs et limiter tous les fantasmes narcissiques ?
"Quelque chose ne va pas ou ne va plus. Que se passe-t-il dans ce monde qui nous ressemble plus ? Quelle est cette absurdité qui semble s'être emparée de la pensée ?". La volonté de puissance a cédé à la toute puissance. Le refoulement et la transgression ont été remplacés par un hédonisme de survie.
Or comme le souligne Samuel Dock, "nous ne sommes pas des robots à réparer mais des toiles complexes où s’enchevêtrent les couleurs et les lignes de nos affects, de nos histoires parfois délitées, de nos rencontres (...), la civilisation qui s’abstiendra de considérer cette pluralité de l’écologie humaine aura définitivement oublié l’humanité qui l’avait engendrée".
N'oublions pas que les autres sont des vecteurs potentiels de déception, mais aussi de joie. C'est juste que nous ne les contrôlons pas. La seule personne qu'il est possible d'essayer de maîtriser, c'est soi-même. Or les réseaux sociaux nous invitent sans cesse à déborder de nous-mêmes. Notre image virtuelle rôde partout. On aimerait toucher le sublime, sentir autre chose, quelque chose de plus important, de plus sacré. Mais le 3.0 toque toujours dans notre tête. Aucune hiérarchisation possible. Les tweets défilent tous azimuts. La spiritualité est pourtant essentielle pour développer la vie intérieure, cette citadelle qui nous protège des passions voraces.
Le sublime sauvera-t-il le monde de l'hypernarcissisme ?
L'expérience esthétique pourrait selon les auteurs nous sauver de cet excès de superficialité. Comme le précise Marie-France Castarède, l’expérience esthétique est la fin d'un conflit intérieur. Pour Kant, le rapport à la beauté est le seul domaine où le sujet humain trouve son harmonie interne. Dans un monde de plus en plus désenchanté et rationnel, l’art permet de toucher au mystère de l’existence. Le beau est toujours "l’éclat mystérieux du vrai". Rechercher des sources de beauté donne l’impression d'une vérité intérieure et instille la certitude que la vie vaut la peine d’être vécue. Winnicot a contribué à éclairer le concept de sublimation : selon lui, l’illusion artistique est l’apanage de l’homme créatif par rapport à l’homme soumis. La superficialité n’a jamais fait bon ménage avec la beauté toujours profonde. "L’œuvre possède une fonction humanisante d’élévation."
Le livre se termine sur cette note d'optimisme du rôle salvateur de l'art, mais aussi sur une pointe de scepticisme sur l'agitation ambiante qui fragilise nos "citadelles". Marie-France Castarède nous met en garde : " Mon âme je la connais à peu près et j’ai été la chercher longtemps, loin derrière la fragilité des souvenirs et les deuils de l’enfance, la vôtre, je la sens encore inconstante et fragile comme Narcisse… qui se mirait dans le courant d’une onde pure ".
Un livre sincère, animé par un dialogue socratique sans tabou, à lire pour remettre en question nos inconstantes fragilités, notre fébrilité et renouer enfin avec nos belles profondeurs. Le pessimisme de Freud est un mal nécessaire.
Le nouveau malaise dans la civilisation, février 2017, 379 pages, 19,90 €, Samuel Dock et Marie-France Castarède Editeur : Plon
L'homme arrivera-t-il à s'extirper de son narcissisme ? Rien n'est moins sûr. C'est la chose dont il est le plus difficile de se débarrasser et qui fait paradoxalement souffrir. Or notre société hypermoderne favorise cet état "d'auto-suffisance en permanence".
"Les hommes sont arrivés maintenant à un tel degré de maîtrise des forces de la nature qu'avec l'aide de celles-ci il leur est facile d'exterminer les uns les autres jusqu'au dernier. Ils le savent d'où une part de leur inquiétude actuelle", écrivait Freud dans Malaise dans la civilisation. Le pessimisme de Freud n'a malheureusement pas pris une ride. Sonnera-il le glas de notre société hypermoderne ?
Le passage de la société postmoderne à hypermoderne
Afin de comprendre les nouveaux maux de notre société, il est essentiel de saisir le concept d'hypermodernité, clé de voûte de ce livre. L'hypermodernité succède à la postmodernité, résultat d'un long émaillage débutant à la fin de la Renaissance. « On tient pour postmoderne l’incrédulité à l’égard des métarécits ». Les métarécits concernaient le projet des lumières, celui de la science prodigieuse, de la Raison universelle. D'après Jean-Michel Blanquer, la révolution digitale est notre 4ème blessure narcissique, après Copernic, Darwin et Freud. Le premier à avoir utilisé ce terme d'hypermodernité est Gilles Lipovetsky, qui a mis en exergue le côté schizophrénique de notre société : "Les individus hypermodernes sont à la fois plus informés et plus déstructurés, plus adultes, et plus instables, moins idéologisés et plus tributaires des modes, plus ouverts et plus influençables, plus critiques et plus superficiels, plus sceptiques et moins profonds" (Les temps hypermodernes). Cette thématique est aujourd'hui également développée chez Claude Tapia et Elsa Godart.
Le narcissisme est porté à son paroxysme. « Qu’il s’agisse d’art, d’environnement, de science ou de spiritualité, tout est chosifié, fétichisé, comme si l’homme hypermoderne s’acharnait à chercher un objet de substitution à l’Autre dont la société a éliminé la place".
Hypermodernité rime avec hypernarcissisme. Cet hypernarcissisme encourage malheureusement les personnalités toxiques. D'après Samuel Dock, le pervers ou le dépressif sont les deux faces lugubres de notre société. Jouir de tout, tout le temps, cette promesse du capitalisme favorise les comportements borderline au détriment des anciennes névroses.
Que reste-t-il de notre inquiétante étrangeté ?
Que reste-t-il de l’inquiétante étrangeté qui rendait l'autre mystérieux, quand il ne reste rien pour structurer nos désirs et limiter tous les fantasmes narcissiques ?
"Quelque chose ne va pas ou ne va plus. Que se passe-t-il dans ce monde qui nous ressemble plus ? Quelle est cette absurdité qui semble s'être emparée de la pensée ?". La volonté de puissance a cédé à la toute puissance. Le refoulement et la transgression ont été remplacés par un hédonisme de survie.
Or comme le souligne Samuel Dock, "nous ne sommes pas des robots à réparer mais des toiles complexes où s’enchevêtrent les couleurs et les lignes de nos affects, de nos histoires parfois délitées, de nos rencontres (...), la civilisation qui s’abstiendra de considérer cette pluralité de l’écologie humaine aura définitivement oublié l’humanité qui l’avait engendrée".
N'oublions pas que les autres sont des vecteurs potentiels de déception, mais aussi de joie. C'est juste que nous ne les contrôlons pas. La seule personne qu'il est possible d'essayer de maîtriser, c'est soi-même. Or les réseaux sociaux nous invitent sans cesse à déborder de nous-mêmes. Notre image virtuelle rôde partout. On aimerait toucher le sublime, sentir autre chose, quelque chose de plus important, de plus sacré. Mais le 3.0 toque toujours dans notre tête. Aucune hiérarchisation possible. Les tweets défilent tous azimuts. La spiritualité est pourtant essentielle pour développer la vie intérieure, cette citadelle qui nous protège des passions voraces.
Le sublime sauvera-t-il le monde de l'hypernarcissisme ?
L'expérience esthétique pourrait selon les auteurs nous sauver de cet excès de superficialité. Comme le précise Marie-France Castarède, l’expérience esthétique est la fin d'un conflit intérieur. Pour Kant, le rapport à la beauté est le seul domaine où le sujet humain trouve son harmonie interne. Dans un monde de plus en plus désenchanté et rationnel, l’art permet de toucher au mystère de l’existence. Le beau est toujours "l’éclat mystérieux du vrai". Rechercher des sources de beauté donne l’impression d'une vérité intérieure et instille la certitude que la vie vaut la peine d’être vécue. Winnicot a contribué à éclairer le concept de sublimation : selon lui, l’illusion artistique est l’apanage de l’homme créatif par rapport à l’homme soumis. La superficialité n’a jamais fait bon ménage avec la beauté toujours profonde. "L’œuvre possède une fonction humanisante d’élévation."
Le livre se termine sur cette note d'optimisme du rôle salvateur de l'art, mais aussi sur une pointe de scepticisme sur l'agitation ambiante qui fragilise nos "citadelles". Marie-France Castarède nous met en garde : " Mon âme je la connais à peu près et j’ai été la chercher longtemps, loin derrière la fragilité des souvenirs et les deuils de l’enfance, la vôtre, je la sens encore inconstante et fragile comme Narcisse… qui se mirait dans le courant d’une onde pure ".
Un livre sincère, animé par un dialogue socratique sans tabou, à lire pour remettre en question nos inconstantes fragilités, notre fébrilité et renouer enfin avec nos belles profondeurs. Le pessimisme de Freud est un mal nécessaire.
Le nouveau malaise dans la civilisation, février 2017, 379 pages, 19,90 €, Samuel Dock et Marie-France Castarède Editeur : Plon
FLASH-INFO pour ne pas perdre le PHIL
Dimanche 23 Avril 2017
A l'ère de l'hypermodernité, notre société aurait-elle besoin de pessimistes mélancoliques comme Arthur Schopenhauer ou Michel Houellebecq pour la rappeler à l'ordre ?
Trop d'excès, d'absurdités, de médiocrités, de pensées vides... Nous nous consumons sans modération. "Schopenhauer l'expert en souffrance, le pessimiste radical, le solitaire misanthrope" est une lecture réconfortante pour Michel Houellebecq, écrit Agathe Novak-Lechevalier dans la préface de En présence de Schopenhauer, publié début 2017 par Houellebecq. Mais le serait-elle aussi pour nous ?
Pourtant, je n'ai pas toujours été tendre avec notre philosophe allemand, en témoigne l'article polémique que j'avais écrit sur sa misogynie en 1996, Schopenhauer, la haine des femmes ou de sa mère, qui a tant provoqué de réactions sur mon blog lorsque je l'ai re-diffusé en 2007 (cliquer ici pour visualiser l'article). Franchement, je ne sais pas si le fait d'avoir eu une mauvaise mère tend à transformer les enfants en des êtres plus pessimistes qua la moyenne. La mélancolie proviendrait-elle d'un bébé non désiré dans le ventre de sa mère ? Prédisposition de certains gènes ? Qu'importe, je ne me livrerai pas à une analyse psychologique de Houellebecq. Pourquoi certains sont plus pessimistes (ou réalistes) que d'autres, mais ce n'est pas le sujet de cet article. La question est plutôt de savoir ce que peut nous apporter le pessimisme, et notamment la philosophie des penseurs dits "nihilistes". Même si je suis toujours du côté de l'optimisme et pense comme Alain que l'optimisme est de volonté et non pas d'humeur, je ne néglige pas ce que nous disent les moins "joyeux", au contraire.
Toute l'œuvre de Houellebecq respire le pessimisme de Schopenhauer, ce philosophe allemand connu pour sa théorie où la vie oscille entre l'ennui et la souffrance. Pas de place à l'euphorie. La force de Schopenhauer réside selon moi dans son style. Certains philosophes ont parfois plus du succès grâce à leur style que par l'originalité de leurs pensées. Mais, le style n'est pas anodin : il "reçoit la beauté de la pensée". Le style est la silhouette de la pensée. "La première règle d'un bon style : c'est qu'on ait quelque chose à dire". Et la force des romans de Houellebecq est qu'il sait décrire avec pertinence les travers de notre société.
Dans Soumission, le personnage principal du roman de Houellebecq "s'attend à une vie ennuyeuse mais calme, protéger des grands drames historiques". Cela rappelle le pessimisme fataliste du philosophe batave "Tu n'as aucune chance, mais saisis-là !".
La rencontre de Houellebecq avec Schopenhauer se déroula dans une bibliothèque du 7ème arrondissement, avec plus précisément la lecture du livre Aphorismes sur la sagesse dans la vie. Après s'en être un peu distancé par une période "positiviste" inspirée par Auguste Comte, Houellebecq revient à son premier coup de cœur et nous explique pourquoi à ses yeux "l'attitude intellectuelle de Schopenhauer reste un modèle pour tout philosophe à venir; et aussi pourquoi, même si l'on se retrouve au bout du compte en désaccord avec lui, on ne peut qu'éprouver à son égard un profond sentiment de gratitude". Car comme l'écrivait Nietzsche, écrire sur le "fardeau de vivre" est une façon de s'alléger.
La prouesse du philosophe allemand selon Houellebecq est qu'il a parlé de ce dont on ne peut parler : "il va parler de l'amour, de la mort, de la pitié, de la tragédie et de la douleur ; il va tenter d'étendre la parole à l'univers du chant". Grâce à cela, il est une référence pour les romanciers, les musiciens et les sculpteurs. "L'univers des passions humaines est un univers dégoûtant, souvent atroce, où rôdent la maladie, le suicide et le meurtre". Il a ouvert ainsi à la philosophie "des terres neuves" et est devenu le "philosophe de la volonté".
Schopenhauer prône pour la contemplation désintéressée, qui provoque l'émerveillement. C'est en somme un anti-Narcisse. "L'homme ordinaire, ce produit industriel de la nature (...) est incapable, au moins de manière soutenue, de cette perception purement désintéressée qui constitue la contemplation". Avoir une "faculté de perception pure qu'on rencontre dans l'enfance, la folie ou la matière des rêves", voilà ce qui constitue une contemplation paisible, "détachée de toute réflexion comme de tout désir", L'esthétique de Schopenhauer est une sorte de "bouddhisme sur l'Occident".
"Quelle exécrable chose que cette nature dont nous faisons partie !", écrit Schopenhauer à la suite d'Aristote. L'argent et la renommée sont un leurre selon lui. Pourtant notre société actuelle excelle dans ces domaines. "Il est donc facile de voir à quel point notre bonheur dépend de ce que nous sommes, de notre individualité, alors qu'on ne tient compte le plus souvent que de notre destin, de ce que nous avons, ou de ce que nous représentons".
Il reconnaît néanmoins que parfois il existe des bonheurs imprévus, des "petits miracles". "La peinture peut générer un émerveillement, un regard neuf porté sur le monde. Mais seule la littérature peut vous donner cette sensation de contact avec un autre esprit humain". "Le passé est toujours beau, et le futur aussi d'ailleurs, il n'y a que le présent qui fasse mal, qu'on transporte avec soi comme un abcès de souffrance qui vous accompagne entre deux infinis de bonheur paisible".
Le bonheur est peut-être subrepticement possible, mais à condition de réussir à s'affranchir d'un travail routinier et alimentaire. "Entre celui qui a mille livres de rente et celui qui en a cent mille, la différence est-elle infiniment moindre qu'entre le premier et celui qui n'a rien. Mais la fortune patrimoniale atteint son plus haut prix lorsqu'elle échoit à celui qui, pourvu de forces intellectuelles supérieures, poursuit des entreprises qui s'accordent difficilement avec un travail alimentaire : il est alors doublement favorisé du destin et peut vivre tout à son génie".
Nous pouvons comprendre le coup de foudre de Houellebecq pour Schopenhauer, qui est une façon de se couper de la frénésie ultraconsumériste et de renouer avec des vraies préoccupations d'esthète et de poète. Une parenthèse plus que salutaire. Certes, les monde est absurde, mais n'est-ce pas à nous d'y trouver du sens ? Le problème de la philosophie de Schopenhauer, et en général des nihilistes, est qu'elle s'arrête à une description froide du monde, mais ne permet pas de la dépasser. Tout comme les romans de Houellebecq, il n'y a pas d'issue possible.
Les pessimistes restent néanmoins attachants, car ils ont une authenticité qui est devenue rare. Nous savons que dans leur regard mélancolique, il y a une part de vérité. Autant l'affronter, plutôt que de l'anéantir. Cela me rappelle les propos de Roland Jaccard dans son excellent essai Le cimetière de la morale, "La mégalomanie galopante est une maladie qui affecte bien des écrivains. Ceux que j'ai conviés au Cimetière de la morale ont été miraculeusement épargnés par ce virus, et c'est, sans doute, ce qui rend leur présence tout à la fois si insolite et si attachante".
Le pessimisme a au moins une vertu : celle de ne pas se prendre au sérieux.
En présence de Schopenhauer, Michel Houellebecq, L'Herne, 2017, 91 pages, 9€.
Toute l'œuvre de Houellebecq respire le pessimisme de Schopenhauer, ce philosophe allemand connu pour sa théorie où la vie oscille entre l'ennui et la souffrance. Pas de place à l'euphorie. La force de Schopenhauer réside selon moi dans son style. Certains philosophes ont parfois plus du succès grâce à leur style que par l'originalité de leurs pensées. Mais, le style n'est pas anodin : il "reçoit la beauté de la pensée". Le style est la silhouette de la pensée. "La première règle d'un bon style : c'est qu'on ait quelque chose à dire". Et la force des romans de Houellebecq est qu'il sait décrire avec pertinence les travers de notre société.
Dans Soumission, le personnage principal du roman de Houellebecq "s'attend à une vie ennuyeuse mais calme, protéger des grands drames historiques". Cela rappelle le pessimisme fataliste du philosophe batave "Tu n'as aucune chance, mais saisis-là !".
La rencontre de Houellebecq avec Schopenhauer se déroula dans une bibliothèque du 7ème arrondissement, avec plus précisément la lecture du livre Aphorismes sur la sagesse dans la vie. Après s'en être un peu distancé par une période "positiviste" inspirée par Auguste Comte, Houellebecq revient à son premier coup de cœur et nous explique pourquoi à ses yeux "l'attitude intellectuelle de Schopenhauer reste un modèle pour tout philosophe à venir; et aussi pourquoi, même si l'on se retrouve au bout du compte en désaccord avec lui, on ne peut qu'éprouver à son égard un profond sentiment de gratitude". Car comme l'écrivait Nietzsche, écrire sur le "fardeau de vivre" est une façon de s'alléger.
La prouesse du philosophe allemand selon Houellebecq est qu'il a parlé de ce dont on ne peut parler : "il va parler de l'amour, de la mort, de la pitié, de la tragédie et de la douleur ; il va tenter d'étendre la parole à l'univers du chant". Grâce à cela, il est une référence pour les romanciers, les musiciens et les sculpteurs. "L'univers des passions humaines est un univers dégoûtant, souvent atroce, où rôdent la maladie, le suicide et le meurtre". Il a ouvert ainsi à la philosophie "des terres neuves" et est devenu le "philosophe de la volonté".
Schopenhauer prône pour la contemplation désintéressée, qui provoque l'émerveillement. C'est en somme un anti-Narcisse. "L'homme ordinaire, ce produit industriel de la nature (...) est incapable, au moins de manière soutenue, de cette perception purement désintéressée qui constitue la contemplation". Avoir une "faculté de perception pure qu'on rencontre dans l'enfance, la folie ou la matière des rêves", voilà ce qui constitue une contemplation paisible, "détachée de toute réflexion comme de tout désir", L'esthétique de Schopenhauer est une sorte de "bouddhisme sur l'Occident".
"Quelle exécrable chose que cette nature dont nous faisons partie !", écrit Schopenhauer à la suite d'Aristote. L'argent et la renommée sont un leurre selon lui. Pourtant notre société actuelle excelle dans ces domaines. "Il est donc facile de voir à quel point notre bonheur dépend de ce que nous sommes, de notre individualité, alors qu'on ne tient compte le plus souvent que de notre destin, de ce que nous avons, ou de ce que nous représentons".
Il reconnaît néanmoins que parfois il existe des bonheurs imprévus, des "petits miracles". "La peinture peut générer un émerveillement, un regard neuf porté sur le monde. Mais seule la littérature peut vous donner cette sensation de contact avec un autre esprit humain". "Le passé est toujours beau, et le futur aussi d'ailleurs, il n'y a que le présent qui fasse mal, qu'on transporte avec soi comme un abcès de souffrance qui vous accompagne entre deux infinis de bonheur paisible".
Le bonheur est peut-être subrepticement possible, mais à condition de réussir à s'affranchir d'un travail routinier et alimentaire. "Entre celui qui a mille livres de rente et celui qui en a cent mille, la différence est-elle infiniment moindre qu'entre le premier et celui qui n'a rien. Mais la fortune patrimoniale atteint son plus haut prix lorsqu'elle échoit à celui qui, pourvu de forces intellectuelles supérieures, poursuit des entreprises qui s'accordent difficilement avec un travail alimentaire : il est alors doublement favorisé du destin et peut vivre tout à son génie".
Nous pouvons comprendre le coup de foudre de Houellebecq pour Schopenhauer, qui est une façon de se couper de la frénésie ultraconsumériste et de renouer avec des vraies préoccupations d'esthète et de poète. Une parenthèse plus que salutaire. Certes, les monde est absurde, mais n'est-ce pas à nous d'y trouver du sens ? Le problème de la philosophie de Schopenhauer, et en général des nihilistes, est qu'elle s'arrête à une description froide du monde, mais ne permet pas de la dépasser. Tout comme les romans de Houellebecq, il n'y a pas d'issue possible.
Les pessimistes restent néanmoins attachants, car ils ont une authenticité qui est devenue rare. Nous savons que dans leur regard mélancolique, il y a une part de vérité. Autant l'affronter, plutôt que de l'anéantir. Cela me rappelle les propos de Roland Jaccard dans son excellent essai Le cimetière de la morale, "La mégalomanie galopante est une maladie qui affecte bien des écrivains. Ceux que j'ai conviés au Cimetière de la morale ont été miraculeusement épargnés par ce virus, et c'est, sans doute, ce qui rend leur présence tout à la fois si insolite et si attachante".
Le pessimisme a au moins une vertu : celle de ne pas se prendre au sérieux.
En présence de Schopenhauer, Michel Houellebecq, L'Herne, 2017, 91 pages, 9€.
« Deviens ce que tu es » est l’une des injonctions les plus célèbres de la philosophie, attribuée à Nietzsche alors qu’en réalité elle a été inventée par le poète grec Pindare. Promesse marketing redoutable, elle a été utilisée comme slogan par la marque Lacoste et détrône aujourd’hui le moins vendeur mais plus introspectif, « Connais-toi toi-même », de Socrate.
Si la formule « deviens ce que tu es » est séduisante de prime abord, elle n’en demeure pas moins difficile à décoder. Comment devenir ce que l'on est quand on ne sait pas qui on pourrait être ? C'est pour cette raison que Dorian Astor, spécialiste de Nietzsche, nous apporte un éclairage stimulant sur ce que pourrait signifier cette phrase « piège », à travers son essai Deviens ce que tu es, Pour une vie philosophique.
Ce livre débute par un prologue saisissant. L’auteur évoque des retrouvailles avec un ami qui lui demande "Qu'est-ce que tu deviens ?". Cette question a priori banale que nous envoyons régulièrement comme des missiles à ceux que nous n’avons pas croisés depuis un certain temps n’est pourtant pas anodine. Elle comporte une injonction cachée : celle de devoir « devenir ». Il est interdit de rester soi-même… Pourquoi doit-on devenir ? La première victoire sur soi reste la connaissance, qui est une victoire bien supérieure à celle que l'on peut avoir sur les autres. Comme le souligne Dorian Astor : "L'important n'est pas ce qui s'est passé, mais par quoi cela est passé". Entre déterminismes et liberté, où se joue le destin d'une personne ?
Afin de saisir le sens profond de Deviens ce que tu es, l’auteur nous fait voyager à travers la philosophie et la mythologie grecques. Connaître c'était déchiffrer les signes qu'Apollon déposait dans la nature. "La connaissance se dit du déchiffrement des signes que l'éclat apollinien de l'apparence révèle de la nature cryptée, de tous les signes (symboles, mythes, métaphores, formes sensibles), qui tracent, délimitent, instituent l'être qui, sans cela, reste voilé par le mystère de l'indétermination ». Chez les Grecs, l'indéterminé souffrait d'un « déficit d'être ». Il était important de « s’individuer ». Trouver le juste milieu constituait une vraie préoccupation.
L'individu est une synthèse, il est nécessaire de « rogner le chaos pulsionnel » et de dire oui à la contradiction.
Attention de ne pas tomber dans le piège des injonctions faciles comme "the start up of you". Inconsciemment, « Deviens ce que tu es » dans la société désigne ceux qui « réussissent », ceux qui préservent leur capital : capital santé, capital joie de vivre, investissement en soi-même. Le capitalisme effréné et le consumérisme vorace détournent à souhait cette formule à leur profit. Il s’agit d’une bifurcation dangereuse de ce concept philosophique qui invite à dépasser ses contradictions, et non pas à les ignorer.
Venons-en à Nietzsche : qu’a voulu signifier notre philosophe à coups de marteau à travers son « Deviens ce que tu es » ? Cette injonction permet-elle de s'endurcir pour mieux se connaître, un peu comme le sculpteur d'une pierre brute ? Le « Deviens ce que tu es » de Nietzsche peut se comprendre dans les rôles subtiles que jouent Apollon et Dionysos dans son œuvre. Dans La Naissance de la tragédie, Apollon et Dionysos s'opposent (contradiction). Mais dans Ecce Homo, « Dionysos est à la fois dieu des chaos en devenir et dieu de l'apparence et de la lumière ». « Devenez durs », tel est le signe véritable d'une nature dionysienne », écrit Nietzsche. Pour embrasser la volonté de puissance et devenir ce que l'on est, faut-il être alors nécessairement dionysien et apollinien, et dépasser ainsi ses contradictions ?
Dorian Astor réussit dans ce livre à nous démontrer que derrière une simple formule se cache en réalité une forêt de concepts philosophiques, un enchevêtrement de chemins quasi-impossible à dénouer, du moins que par la pensée. Ce livre est court mais attention, il nécessite une bonne culture philosophique pour pouvoir apprécier la subtilité des théories exposées.
Après la lecture de ce livre, on peut alors se demander pourquoi certains d’entre nous deviennent nietzschéens, et d’autres kantiens. Pourquoi choisir un camp philosophique alors qu’il existe une pluralité de chemins ? Sommes-nous convaincus que certains philosophes détiennent plus la vérité que d’autres, ou « sa vérité » ? Faut-il au contraire tuer ses idoles pour enfin devenir ce que l’on est ?
J’ai constaté que les adeptes de Nietzsche sont souvent des amoureux de la musique. La musique n’est-elle pas l’art qui représente le mieux le devenir ? Qu’en pense Dorian Astor ?
« C’est à la pointe de notre ignorance qu’émerge notre meilleure sagesse ».
Deviens ce que tu es, Pour une vie philosophique, Dorian Astor, Autrement, Septembre 2016, 161 pages, 14,90 €
Afin de saisir le sens profond de Deviens ce que tu es, l’auteur nous fait voyager à travers la philosophie et la mythologie grecques. Connaître c'était déchiffrer les signes qu'Apollon déposait dans la nature. "La connaissance se dit du déchiffrement des signes que l'éclat apollinien de l'apparence révèle de la nature cryptée, de tous les signes (symboles, mythes, métaphores, formes sensibles), qui tracent, délimitent, instituent l'être qui, sans cela, reste voilé par le mystère de l'indétermination ». Chez les Grecs, l'indéterminé souffrait d'un « déficit d'être ». Il était important de « s’individuer ». Trouver le juste milieu constituait une vraie préoccupation.
L'individu est une synthèse, il est nécessaire de « rogner le chaos pulsionnel » et de dire oui à la contradiction.
Attention de ne pas tomber dans le piège des injonctions faciles comme "the start up of you". Inconsciemment, « Deviens ce que tu es » dans la société désigne ceux qui « réussissent », ceux qui préservent leur capital : capital santé, capital joie de vivre, investissement en soi-même. Le capitalisme effréné et le consumérisme vorace détournent à souhait cette formule à leur profit. Il s’agit d’une bifurcation dangereuse de ce concept philosophique qui invite à dépasser ses contradictions, et non pas à les ignorer.
Venons-en à Nietzsche : qu’a voulu signifier notre philosophe à coups de marteau à travers son « Deviens ce que tu es » ? Cette injonction permet-elle de s'endurcir pour mieux se connaître, un peu comme le sculpteur d'une pierre brute ? Le « Deviens ce que tu es » de Nietzsche peut se comprendre dans les rôles subtiles que jouent Apollon et Dionysos dans son œuvre. Dans La Naissance de la tragédie, Apollon et Dionysos s'opposent (contradiction). Mais dans Ecce Homo, « Dionysos est à la fois dieu des chaos en devenir et dieu de l'apparence et de la lumière ». « Devenez durs », tel est le signe véritable d'une nature dionysienne », écrit Nietzsche. Pour embrasser la volonté de puissance et devenir ce que l'on est, faut-il être alors nécessairement dionysien et apollinien, et dépasser ainsi ses contradictions ?
Dorian Astor réussit dans ce livre à nous démontrer que derrière une simple formule se cache en réalité une forêt de concepts philosophiques, un enchevêtrement de chemins quasi-impossible à dénouer, du moins que par la pensée. Ce livre est court mais attention, il nécessite une bonne culture philosophique pour pouvoir apprécier la subtilité des théories exposées.
Après la lecture de ce livre, on peut alors se demander pourquoi certains d’entre nous deviennent nietzschéens, et d’autres kantiens. Pourquoi choisir un camp philosophique alors qu’il existe une pluralité de chemins ? Sommes-nous convaincus que certains philosophes détiennent plus la vérité que d’autres, ou « sa vérité » ? Faut-il au contraire tuer ses idoles pour enfin devenir ce que l’on est ?
J’ai constaté que les adeptes de Nietzsche sont souvent des amoureux de la musique. La musique n’est-elle pas l’art qui représente le mieux le devenir ? Qu’en pense Dorian Astor ?
« C’est à la pointe de notre ignorance qu’émerge notre meilleure sagesse ».
Deviens ce que tu es, Pour une vie philosophique, Dorian Astor, Autrement, Septembre 2016, 161 pages, 14,90 €
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Nietzsche
Comme Nietzsche, Julia Kristeva est "nuance" et ne supporte pas les auteurs "qui jouissent de trancher dans le vif de tout ce qui les excite", ce "marketing déprimé". Elle préfère tout disséquer, puiser dans sa mémoire insatiable, ce qui ne l'empêche pas de s'être forgé des convictions solides au fil de son "voyage" de réflexions. Comme celle sur les femmes : "Je n'ai jamais compris comment les femmes pouvaient se vivre comme le "deuxième sexe". Pour moi la féminité exprime l'indéniable, l'irréfragable de la vie."
S'entretenir avec une femme aussi érudite, brillante et authentique que Julia Kristeva exige un interlocuteur de qualité, ce que réussit avec brio Samuel Dock, psychologue clinicien face à la psychanalyste de renom pour laquelle aucun détail ne lui échappe, dans ce dernier livre paru fin 2016.
Julia Kristeva est résolument une femme libre. Déracinée mais libre. En effet, ce sentiment de déracinement (par ses origines bulgares) est très prégnant dans ce livre. Elle a toujours ressenti un sentiment de solitude malgré sa bonne intégration dans la société française. Accoutumée à la solitude, elle se récitait Nietzsche : "Souffrir de la solitude, mauvais signe : je n'ai souffert que dans la multitude". Ce sentiment d'étrangeté n'a jamais disparu. Elle se sent encore comme "une slave romantique qui aspire à l'impossible plénitude passionnelle". Mais le déracinement n'est-il pas le lot de n'importe quel philosophe ? "Le philosophe s'étonne, car il est étranger à la communauté. "La vie théorique est une vie étrangère".
Ce livre conçu sous formes d'entretiens est organisé autour de sa jeunesse bulgare, son arrivée en France, son couple avec Philippe Sollers, sa grossesse et sa maternité, sa vie d'intellectuelle reconnue au niveau mondial, son œuvre et ses romans. Un voyage très intense où l'on apprécie la finesse des réflexions de Julia Kristeva. Même si on n'a pas lu toute son œuvre, Samuel Dock nous aide en rappelant à chaque fois dans ses questions les traits saillants de ses livres. Dès lors, point nécessaire de maîtriser l'ensemble des livres de Kristeva pour voyager à travers ces pages.
L'érudition et la passion pour la langue française de Julia Kristeva est impressionnante. Elle réalise sa thèse de doctorat sur la Révolution du langage poétique, notamment sur Mallarmé et Lautréamont. Comme le rappelle Samuel Dock, "celui qui ne se révolte pas est mort psychiquement". Selon la psychanalyste, l'histoire du XIXème siècle est foisonnante, avec la guerre franco-prussienne, la Commune de Paris, l'anarchisme, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, la réévaluation de l'alexandrin et l'invention du vers libre, la folie en bord à bord avec la rationalité classique et l'avant goût du surréalisme. Elle aime les forces disruptives des pulsions dans la poésie surréaliste ou dans Baudelaire. Ses champs d'investigation sont le rapport au sacré, l'expérience esthétique, la maternité, la dépression, l'adolescence... Au fur et à mesure, elle acquiert "la conviction qu'il n'y a pas une Littérature mais une expérience imaginaire qui se décline dans une pluralité de styles, de genres et de saveurs, dont la seule raison d'être est de s'opposer à la pensée unique qui caractérise les totalitarismes."
Quant à son couple avec Philippe Sollers, c'est l'histoire d'une rencontre entre deux étrangetés. La conception de l'amour de Julia est à la fois simple et déroutante. Elle reprend l'expression de Marilyn Monroe à son compte "I'm incurably romantic". "Cette alchimie, seul le roman peut l'effleurer". Sollers a un comportement "que l'on attribue aux anges". A la fois humain et divin, il oscille entre proximité et totale absence. Julia trouve cette dualité attachante.
Selon elle, l'amour "ne peut se dire qu'en métaphore". Pour essayer de l'approcher, les humains ont inventé les figures et les genres littéraires, la musique, les arts. D'autres préfèrent la spiritualité. Dans Pulsions du temps, elle écrit "nous sommes tous des adolescents quand nous sommes amoureux". Or l'adolescent est un croyant qui croit dur comme fer que la satisfaction absolue existe...
Existe-t-il également des amours véritables sans secret ? "Le secret, lui, est une alchimie qui nous donne le droit de nous chercher sans blesser les autres", écrit Julia Kristeva dans Les samouraïs.
Julia a également beaucoup œuvré dans la société pour changer le regard sur le handicap. Son fils David atteint d'une maladie rare a changé le sens de son existence et celle de son mari. Elle souligne que dans notre civilisation, "la mort est soit déniée (les religions promettent la vie éternelle), soit refoulée, impensée, censurée par le culte de la performance, croissance, jouissance." Les situations de handicap rappellent la permanence en nous de "la mort, de se accidents et de ses possibles retardements". La politique du handicap vise à apprivoiser cette peur.
Après tout ce voyage riche en expériences et rencontres, Julia nous surprend par sa conception du bonheur, qui est loin d'être celle de l'opinion commune.
"Aussi loin que je m'en souvienne, le bonheur est le deuil du malheur. Cela arrive par épuisement du malheur. Les gens prétendument heureux qui ont occulté le mal-être sont insignifiants".
Une belle leçon de sagesse en somme.
JULIA KRISTEVA, Je me voyage, Mémoires, Octobre 2016, 297 pages, 20 €
Julia Kristeva est résolument une femme libre. Déracinée mais libre. En effet, ce sentiment de déracinement (par ses origines bulgares) est très prégnant dans ce livre. Elle a toujours ressenti un sentiment de solitude malgré sa bonne intégration dans la société française. Accoutumée à la solitude, elle se récitait Nietzsche : "Souffrir de la solitude, mauvais signe : je n'ai souffert que dans la multitude". Ce sentiment d'étrangeté n'a jamais disparu. Elle se sent encore comme "une slave romantique qui aspire à l'impossible plénitude passionnelle". Mais le déracinement n'est-il pas le lot de n'importe quel philosophe ? "Le philosophe s'étonne, car il est étranger à la communauté. "La vie théorique est une vie étrangère".
Ce livre conçu sous formes d'entretiens est organisé autour de sa jeunesse bulgare, son arrivée en France, son couple avec Philippe Sollers, sa grossesse et sa maternité, sa vie d'intellectuelle reconnue au niveau mondial, son œuvre et ses romans. Un voyage très intense où l'on apprécie la finesse des réflexions de Julia Kristeva. Même si on n'a pas lu toute son œuvre, Samuel Dock nous aide en rappelant à chaque fois dans ses questions les traits saillants de ses livres. Dès lors, point nécessaire de maîtriser l'ensemble des livres de Kristeva pour voyager à travers ces pages.
L'érudition et la passion pour la langue française de Julia Kristeva est impressionnante. Elle réalise sa thèse de doctorat sur la Révolution du langage poétique, notamment sur Mallarmé et Lautréamont. Comme le rappelle Samuel Dock, "celui qui ne se révolte pas est mort psychiquement". Selon la psychanalyste, l'histoire du XIXème siècle est foisonnante, avec la guerre franco-prussienne, la Commune de Paris, l'anarchisme, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, la réévaluation de l'alexandrin et l'invention du vers libre, la folie en bord à bord avec la rationalité classique et l'avant goût du surréalisme. Elle aime les forces disruptives des pulsions dans la poésie surréaliste ou dans Baudelaire. Ses champs d'investigation sont le rapport au sacré, l'expérience esthétique, la maternité, la dépression, l'adolescence... Au fur et à mesure, elle acquiert "la conviction qu'il n'y a pas une Littérature mais une expérience imaginaire qui se décline dans une pluralité de styles, de genres et de saveurs, dont la seule raison d'être est de s'opposer à la pensée unique qui caractérise les totalitarismes."
Quant à son couple avec Philippe Sollers, c'est l'histoire d'une rencontre entre deux étrangetés. La conception de l'amour de Julia est à la fois simple et déroutante. Elle reprend l'expression de Marilyn Monroe à son compte "I'm incurably romantic". "Cette alchimie, seul le roman peut l'effleurer". Sollers a un comportement "que l'on attribue aux anges". A la fois humain et divin, il oscille entre proximité et totale absence. Julia trouve cette dualité attachante.
Selon elle, l'amour "ne peut se dire qu'en métaphore". Pour essayer de l'approcher, les humains ont inventé les figures et les genres littéraires, la musique, les arts. D'autres préfèrent la spiritualité. Dans Pulsions du temps, elle écrit "nous sommes tous des adolescents quand nous sommes amoureux". Or l'adolescent est un croyant qui croit dur comme fer que la satisfaction absolue existe...
Existe-t-il également des amours véritables sans secret ? "Le secret, lui, est une alchimie qui nous donne le droit de nous chercher sans blesser les autres", écrit Julia Kristeva dans Les samouraïs.
Julia a également beaucoup œuvré dans la société pour changer le regard sur le handicap. Son fils David atteint d'une maladie rare a changé le sens de son existence et celle de son mari. Elle souligne que dans notre civilisation, "la mort est soit déniée (les religions promettent la vie éternelle), soit refoulée, impensée, censurée par le culte de la performance, croissance, jouissance." Les situations de handicap rappellent la permanence en nous de "la mort, de se accidents et de ses possibles retardements". La politique du handicap vise à apprivoiser cette peur.
Après tout ce voyage riche en expériences et rencontres, Julia nous surprend par sa conception du bonheur, qui est loin d'être celle de l'opinion commune.
"Aussi loin que je m'en souvienne, le bonheur est le deuil du malheur. Cela arrive par épuisement du malheur. Les gens prétendument heureux qui ont occulté le mal-être sont insignifiants".
Une belle leçon de sagesse en somme.
JULIA KRISTEVA, Je me voyage, Mémoires, Octobre 2016, 297 pages, 20 €
Cet été, grâce au livre Voyage au centre de Paris d'Alexandre Lacroix (Directeur de la rédaction de Philosophie magazine), j'ai découvert un Paris sinueux et cérébral, débordant de mystères et de rencontres improbables : les artistes expérimentaux du 9 rue Gît-le-Coeur de Mme Rachou, l'Inconnue de la Seine, jusqu'aux "champs d'énergie cosmiques" d'occultistes imprudents... Ambiance mystérieuse qui se marie bien avec ce 1er novembre revêtu de ses belles couleurs d'automne. Un climat érudit et de suspense qui nous fait oublier instantanément le gris routinier et sans saveur du métro-boulot-dodo parisien, pour mieux renouer avec les histoires extraordinaires de notre capitale.
Paris est-elle (il) une capitale masculine ou féminine ? On dit bien la ville lumière, Ernest Hemingway l'a comparée à une fête. Comme le suggère Alexandre Lacroix, Paris est plus proche des capitales féminines "comme les vieilles courtisanes, Rome ou Athènes". "Des beautés fanées qui refusent de cesser de plaire", à la différence des villes masculines comme "Londres et New York, qui ont quelque chose de direct, d'énergique et vulgaire".
Mais sa féminité trébuche parfois, voire souvent. Comme la fine poussière blanche du jardin du Luxembourg qui nous renvoie à une sécheresse minérale, dépourvue de toute rondeur féminine. Elle est également à certains endroits éventrée par les grands boulevards tracés par Haussmann. "Les hommes du XIXème siècle ne doutaient pas un instant que la totalité fût à leur merci". C'était le siècle du positivisme et de l'esprit du système. Hegel écrivait le développement de l'Esprit depuis les origines du monde. Marx, Darwin, Comte, Malthus, Balzac... "Les intellectuels de ce temps-là étaient confiants dans leur pouvoir de regrouper en un récit unique. En architecture, le boulevard Sébastopol représentait l'exact équivalent de l'esprit de système, qui se marie si bien avec la cuisine bourgeoise." "Entre le baron Haussmann, Hippolyte Taine et Hegel, la distance n'est pas bien grande : tous ces hommes ont rêvé de tenir les siècles précédents dans leur poing, quitte à les réduire en bouillie. Un aveuglement qui fit leur grandeur. C'étaient des grossistes du Concept, de la Prose, de l'Urbanisme..." Les parisiens de souche sont devenus aux yeux du préfet les étrangers qu'il fallait chasser. Au XXème siècle, ce bel optimisme a fait naufrage. Dieu est mort. Le chemin est devenu le but. Les femmes rivalisent de talent avec les hommes. Mais l'Haussmannien bourgeois est toujours là, élégant, presqu'inaccessible à cause du prix de l'immobilier au m2 qui ne cesse de flamber.
Mais, en dehors de cet esprit totalitaire du baron Haussmann, on rit quand l'auteur évoque les hantises sexuelles que nous ont léguées de nombreux artistes contemporains : "des fragments de libido, des obsessions érotiques qui se trouvent intégrés au tissu urbain et dont l'exposition assumée produit un effet d'inquiétante étrangeté, comme si on assistait à une psychanalyse". C'est par exemple l'effet que fait la bouche de Métro place Colette d'Othoniel ou le centre Beaubourg avec la fontaine de Niki de Saint Phalle. "Tu crois t'engager dans une bouche de métro, et c'est dans la crasse soufrée et nauséabonde d'un anus retourné en parure de vieille princesse décadente que tu t'enfonces sans le savoir". "La fontaine de Niki, ce sont les séquelles d'un inceste."
Ce livre peut parfois s'apparenter à une psychanalyse de Paris, avec l'interprétation de ses symboles et de ses névroses. D'ailleurs, l'auteur en profite également pour réaliser sa propre introspection sur l'amour. Dans sa flânerie, il s'adresse sans cesse à sa chère et tendre. Il partage avec André Breton cette idée que "l'on ne tombe pas amoureux, que cela n'a rien d'une chute et que l'opération par laquelle l'amour germe dans nos cœurs relève bien davantage du jeu de piste ou de la chasse au trésor." "On suit des signaux énigmatiques dans la nuit qui nous font dériver de notre trajectoire ordinaire et nous guident à travers les territoires de l'imaginaire et du fantasme, oui pour moi l'amour a toujours ressemblé à une dérive psychogéographique". D'ailleurs, lorsqu'il descend dans les souterrains infernaux de la libido (une sorte de bar glauque et un peu libertin), il comprend que "l'amour est d'une force supérieure à la sexualité, quoi qu'en disent les insensés". L'amour est comparable aux "formes extérieures de la ville, ses surfaces claires, les façades, les vitres avec la clarté des réverbères, (...) une civilisation, un univers de symboles maîtrisés, une victoire de la vie et non un abandon au néant."
Néanmoins, dans sa nervosité universelle, Paris, comme toutes les capitales, propose à la fois l'amour et le néant. A nous de choisir le chemin le plus agréable et instructif.
Un livre à parcourir à travers un itinéraire riche, mais cloisonné entre les 1er et 6ème arrondissements, composé de plus de 40 chapitres passionnants.
Voyage au centre de Paris, Alexandre Lacroix, version poche J'ai lu, 2014 (382 pages, 8€).
Mais sa féminité trébuche parfois, voire souvent. Comme la fine poussière blanche du jardin du Luxembourg qui nous renvoie à une sécheresse minérale, dépourvue de toute rondeur féminine. Elle est également à certains endroits éventrée par les grands boulevards tracés par Haussmann. "Les hommes du XIXème siècle ne doutaient pas un instant que la totalité fût à leur merci". C'était le siècle du positivisme et de l'esprit du système. Hegel écrivait le développement de l'Esprit depuis les origines du monde. Marx, Darwin, Comte, Malthus, Balzac... "Les intellectuels de ce temps-là étaient confiants dans leur pouvoir de regrouper en un récit unique. En architecture, le boulevard Sébastopol représentait l'exact équivalent de l'esprit de système, qui se marie si bien avec la cuisine bourgeoise." "Entre le baron Haussmann, Hippolyte Taine et Hegel, la distance n'est pas bien grande : tous ces hommes ont rêvé de tenir les siècles précédents dans leur poing, quitte à les réduire en bouillie. Un aveuglement qui fit leur grandeur. C'étaient des grossistes du Concept, de la Prose, de l'Urbanisme..." Les parisiens de souche sont devenus aux yeux du préfet les étrangers qu'il fallait chasser. Au XXème siècle, ce bel optimisme a fait naufrage. Dieu est mort. Le chemin est devenu le but. Les femmes rivalisent de talent avec les hommes. Mais l'Haussmannien bourgeois est toujours là, élégant, presqu'inaccessible à cause du prix de l'immobilier au m2 qui ne cesse de flamber.
Mais, en dehors de cet esprit totalitaire du baron Haussmann, on rit quand l'auteur évoque les hantises sexuelles que nous ont léguées de nombreux artistes contemporains : "des fragments de libido, des obsessions érotiques qui se trouvent intégrés au tissu urbain et dont l'exposition assumée produit un effet d'inquiétante étrangeté, comme si on assistait à une psychanalyse". C'est par exemple l'effet que fait la bouche de Métro place Colette d'Othoniel ou le centre Beaubourg avec la fontaine de Niki de Saint Phalle. "Tu crois t'engager dans une bouche de métro, et c'est dans la crasse soufrée et nauséabonde d'un anus retourné en parure de vieille princesse décadente que tu t'enfonces sans le savoir". "La fontaine de Niki, ce sont les séquelles d'un inceste."
Ce livre peut parfois s'apparenter à une psychanalyse de Paris, avec l'interprétation de ses symboles et de ses névroses. D'ailleurs, l'auteur en profite également pour réaliser sa propre introspection sur l'amour. Dans sa flânerie, il s'adresse sans cesse à sa chère et tendre. Il partage avec André Breton cette idée que "l'on ne tombe pas amoureux, que cela n'a rien d'une chute et que l'opération par laquelle l'amour germe dans nos cœurs relève bien davantage du jeu de piste ou de la chasse au trésor." "On suit des signaux énigmatiques dans la nuit qui nous font dériver de notre trajectoire ordinaire et nous guident à travers les territoires de l'imaginaire et du fantasme, oui pour moi l'amour a toujours ressemblé à une dérive psychogéographique". D'ailleurs, lorsqu'il descend dans les souterrains infernaux de la libido (une sorte de bar glauque et un peu libertin), il comprend que "l'amour est d'une force supérieure à la sexualité, quoi qu'en disent les insensés". L'amour est comparable aux "formes extérieures de la ville, ses surfaces claires, les façades, les vitres avec la clarté des réverbères, (...) une civilisation, un univers de symboles maîtrisés, une victoire de la vie et non un abandon au néant."
Néanmoins, dans sa nervosité universelle, Paris, comme toutes les capitales, propose à la fois l'amour et le néant. A nous de choisir le chemin le plus agréable et instructif.
Un livre à parcourir à travers un itinéraire riche, mais cloisonné entre les 1er et 6ème arrondissements, composé de plus de 40 chapitres passionnants.
Voyage au centre de Paris, Alexandre Lacroix, version poche J'ai lu, 2014 (382 pages, 8€).
Francis Métivier, par son titre Liberté inconditionnelle qui détonne, fait un pied de nez à la tendance actuelle qui consiste à proposer des livres "mode d'emploi" pour accéder au bonheur ou à la joie. Point étonnant pour ce philosophe rock 'n' roll (auteur de Rock'n philo) de ne pas souscrire à toute cette mollesse monotone autour du bonheur. Il dénonce d'ailleurs cet éloge de la joie qui a tendance à déformer la théorie de Spinoza, qui se retrouve être le philosophe star de la joie... Alors qu'en réalité, la joie spinoziste tend vers Dieu.
Aujourd'hui, tout est centré sur cette quête du bonheur. Même au travail, on crée des métiers exotiques de "chief happiness officer" pour valoriser le bien-être en entreprise. On mesure même le bonheur intérieur brut des pays... Mais on se préoccupe de moins en moins de notre degré de liberté. "Le bonheur est au fond un concept très contemporain. L'homme dans l'histoire de la pensée, s'est interrogé sur le soulagement, l'ataraxie, l'absence de douleur". Or, de nos jours, la philosophie, pour se faire aimer, s'est transformée en marchande du bonheur. "Le bonheur est devenu une grande surface commerciale où poussent les rayons "joie", "bien-être", "connaissance de soi" ou "beauté"." C'est la frénésie des faux philosophes et du retour de la caverne de Platon. Pourtant notre société a tendance à réduire tout doucement nos petites libertés, en les traçant subtilement dans le magma sans fin du big data. Même l'informatique réduit notre espace en le codant. Francis Métivier a donc raison d'attirer notre attention sur la liberté. Rien n'est acquis. Les révoltes sociales ont surtout émergé pour la liberté, non pas pour le bonheur. La liberté est grandiose, alors que le bonheur est quelque chose de plus intime et subjectif.
Nous sommes dans l'ère du "bonheur contenu". Pour illustrer ce type de bonheur, l'auteur évoque les propos de Zizek, la "permission de jouir dans le pseudo-infini d'une consommation fermée". "Bois tout le café que tu veux. Mais si et seulement si celui-ci est décaféiné. La liberté du café décaféiné à volonté parce qu'on a retiré à la substance". Tout est permis, mais à condition que cela soit sous contrôle.
Autre inconvénient de cette quête absolue du bonheur, ce dernier pousse parfois à trop de comparaison. Quand on est libre, on ne se compare à rien, puisque que l'on est affranchi des injonctions. "Le bonheur dont l'envie ne vient pas de moi se heurte à deux maux : la comparaison et la jalousie." En témoignent les réseaux sociaux : montrer son bonheur, "ce comportement rend heureux, oui... mais deux minutes seulement". Cela revient à la théorie d'Elsa Godart qui souligne qu'interrompre sa jouissance pour poster un selfie, ce n'est plus jouir... "Ce sentiment de compétition sociale tue à la fois la liberté et le bonheur"
Voulons-nous alors donner raison à Schopenhauer qui nous condamne à demeurer des êtres de désir, englués dans le manque et la frustration, soit dans le déterminisme d'une souffrance certaine ? Ou au contraire, ne serait-il pas plus judicieux d'essayer de penser en être libre ?
L'auteur nous invite à être désinvolte. "Etre désinvolte, c'est laisser le temps s'écouler, s'en branler que le temps s'écoule, et ne pas s'en cacher, faire passer le temps au sens strict. Etre détaché du monde et de soi." Il faut savoir que le mot désinvolture vient du latin volvo, qui signifie "rouler, dérouler, développer". C'est accepter d'être en roue libre, le freewheeling. Mais pour arriver à ce stade, il faut avoir beaucoup pédaler.. Diogène était désinvolte dans son tonneau. Il faut refuser de céder aux injonctions honteuses. "Le désinvolte se moque de la vérité". C'est le contraire de l'hyperactivité dans laquelle nous entraîne la société actuelle, qui frise le burn out. On ne peut pas changer le monde, mais on peut construire partiellement son monde.
Chose importante que l'on a tendance à nier : pour être libre, il faut se confronter à l'idée de la mort. Faire comme si elle n'existait pas n'est pas une attitude responsable La mort a été pendant des siècles le principal sujet des philosophes. La mort est le sujet dont découlent les vraies questions philosophiques. On ne peut en faire abstraction.
Vaut-il mieux alors mourir libre ou heureux ? Mourir debout ou vivre à genoux ? Les grands hommes n'ont pas peur de la mort car ils savent que la liberté est plus précieuse qu'un petit bonheur moelleux.
"Notre liberté humaine est notre transcendance", comme le rappelle l'auteur. C'est la liberté qui nous rend humain. Même si la liberté est une quête difficile, voire un combat permanent.
Un essai à lire pour se réveiller et se confronter aux vraies questions.
Liberté inconditionnelle, Francis Métivier. Pygmalion, 2016.
Nous sommes dans l'ère du "bonheur contenu". Pour illustrer ce type de bonheur, l'auteur évoque les propos de Zizek, la "permission de jouir dans le pseudo-infini d'une consommation fermée". "Bois tout le café que tu veux. Mais si et seulement si celui-ci est décaféiné. La liberté du café décaféiné à volonté parce qu'on a retiré à la substance". Tout est permis, mais à condition que cela soit sous contrôle.
Autre inconvénient de cette quête absolue du bonheur, ce dernier pousse parfois à trop de comparaison. Quand on est libre, on ne se compare à rien, puisque que l'on est affranchi des injonctions. "Le bonheur dont l'envie ne vient pas de moi se heurte à deux maux : la comparaison et la jalousie." En témoignent les réseaux sociaux : montrer son bonheur, "ce comportement rend heureux, oui... mais deux minutes seulement". Cela revient à la théorie d'Elsa Godart qui souligne qu'interrompre sa jouissance pour poster un selfie, ce n'est plus jouir... "Ce sentiment de compétition sociale tue à la fois la liberté et le bonheur"
Voulons-nous alors donner raison à Schopenhauer qui nous condamne à demeurer des êtres de désir, englués dans le manque et la frustration, soit dans le déterminisme d'une souffrance certaine ? Ou au contraire, ne serait-il pas plus judicieux d'essayer de penser en être libre ?
L'auteur nous invite à être désinvolte. "Etre désinvolte, c'est laisser le temps s'écouler, s'en branler que le temps s'écoule, et ne pas s'en cacher, faire passer le temps au sens strict. Etre détaché du monde et de soi." Il faut savoir que le mot désinvolture vient du latin volvo, qui signifie "rouler, dérouler, développer". C'est accepter d'être en roue libre, le freewheeling. Mais pour arriver à ce stade, il faut avoir beaucoup pédaler.. Diogène était désinvolte dans son tonneau. Il faut refuser de céder aux injonctions honteuses. "Le désinvolte se moque de la vérité". C'est le contraire de l'hyperactivité dans laquelle nous entraîne la société actuelle, qui frise le burn out. On ne peut pas changer le monde, mais on peut construire partiellement son monde.
Chose importante que l'on a tendance à nier : pour être libre, il faut se confronter à l'idée de la mort. Faire comme si elle n'existait pas n'est pas une attitude responsable La mort a été pendant des siècles le principal sujet des philosophes. La mort est le sujet dont découlent les vraies questions philosophiques. On ne peut en faire abstraction.
Vaut-il mieux alors mourir libre ou heureux ? Mourir debout ou vivre à genoux ? Les grands hommes n'ont pas peur de la mort car ils savent que la liberté est plus précieuse qu'un petit bonheur moelleux.
"Notre liberté humaine est notre transcendance", comme le rappelle l'auteur. C'est la liberté qui nous rend humain. Même si la liberté est une quête difficile, voire un combat permanent.
Un essai à lire pour se réveiller et se confronter aux vraies questions.
Liberté inconditionnelle, Francis Métivier. Pygmalion, 2016.
LIVRES PHILous
Mardi 13 Septembre 2016
Faut-il s'inquiéter des selfies ? C'est la question que s'est posée Elsa Godart, docteur en philosophie et psychanalyse, à travers son dernier livre publié récemment Je selfie donc je suis.
Derrière le phénomène superficiel du selfie, se cache en réalité un changement radical de notre rapport au monde et aux autres.
Cette nouvelle communication facile et instantanée constituée d'images et de photos peut mettre à rude épreuve notre capacité à supporter la frustration et à s'ouvrir aux autres. Ce n'est pas la première fois que des spécialistes en psychologie nous alertent sur cette nouvelle tendance sociétale. Samuel Dock et Marie-Hélène Castarède l'ont déjà fait dans leur essai Le nouveau choc des générations où ils dénoncent qu'une communication basée exclusivement sur l'image élimine l'intériorité et la vie psychique. Trop d'images uniformisent les émotions. Le corps ne peut remplacer la pensée (cf. notre article Le nouveau choc des générations aura-t-il lieu ? )
La tendance de l'a-lien-ation : comment rencontrer l'autre ?
Les SMS sont souvent malheureusement trop spontanés, irréfléchis, compulsifs. Propulsés dans l'ère du vide à la vitesse de la lumière, ils permettent de faire autant de déclarations d'amour sans jamais s'engager. Aujourd'hui, les émoticones, les selfies, les sextos, peuvent permettre en une seconde de déclarer sa flamme. Les téléphones portables ont véritablement modifié notre rapport au monde affectif. L’amour est en pleine mutation. "Il s’est mis à l’heure du non-engagement et de la superficialité, accentué par la modification de notre rapport au temps et à l’espace". Ce sont nos téléphones portables qui sont aujourd’hui nos plus fidèles partenaires. Nous sommes parfois comparables à des "a-lien-és". Des aliénés vis à vis des autres, de nous-même et surtout de la vie. Si on s'en tient au site du Beautiful Agony, même la "petite mort" est selfisée. Or comme le fait remarquer fort justement Elsa Godart, photographier la jouissance en pleine jouissance, n'est-ce pas finalement interrompre cette jouissance ? "Au lieu de vivre des moments réels, nous avons tendance à nous oublier dans le virtuel." L’onanisme selfique est révélateur d’un comportement hypermoderne très inquiétant : "désormais nous cherchons notre jouissance en dehors de l’autre, je jouis de moi et par moi ! L’autre n’est plus appréhendé comme partie possible venant à la rencontre de moi-même."
Le risque est de consommer de la relation, de l'offre virtuelle en images aseptisées, avec indifférence sans jamais accéder à un "réel émerveillement", à ces moments parfaits qu'évoquait Jean-Paul Sartre au siècle dernier... Si l'on s'en réfère à l'application Tinder qui permet de faire défiler les profils des utilisateurs selon le sexe et la position géographique, quel goût peut avoir ce type de relation éphémère ? Le règne de l’eidôlon (image en grec) s’impose dans l’offre virtuelle, tellement exponentielle que le choix devient impossible. On a perdu le sens de l'engagement. Or n'oublions pas que l’engagement est aussi un renoncement et que ce dernier est l’expression de notre liberté.
Si nous ne savons plus renoncer, sommes-nous encore libres ? D'où le choix pertinent de l'auteur du mot "aliéné" pour décrire le phénomène du selfie, qui aboutit à une diminution progressive de notre liberté, de notre capacité à nous lier aux autres, et accessoirement, à l'étouffement de notre moi authentique.
Vers une normalisation émotionnelle
Elsa Godart traduit ce nouvel ère de l'image numérique par l'eidôlon, l'image en grec qui s'oppose au logos, le discours rationnel et structuré. Toutes ces images postées sur les réseaux sociaux n’ont pas pour vocation d’être interprétées. Quel est l'objectif d'un selfie ? En dehors de celui de compter le nombre de "like" ou de petits émoticônes en forme de coeur. Les commentaires sont rarement florissants. Les échanges sur le Net à l'aide d'emoji rendent alors le langage essentiellement affectif. "Les emoji réduisent notre champ émotionnel en le systématisant. L’emoji discrédite toute poésie. Il n’est plus question de chercher au plus juste et au plus profond de soi. Les émoticônes condamnent le sujet à une normalisation émotionnelle et annihilent toute forme de singularité.". C'est principalement ce conformisme émotionnel qui doit nous alerter, car cette uniformisation des sentiments ne tend-il pas à tuer l'individu ? Et les célèbres maximes philosophiques "Connais-toi toi-même" et "deviens ce que tu es". La maïeutique se meure à l'heure de la selficisation... L'auteur voit juste : le passage d’un mode rationnel à un monde émotionnel nous replonge alors tout droit dans la caverne platonicienne.
Cette uniformisation des émotions peut être d'ailleurs illustrée par la mise au point d'un dernier algorithme pour décrypter sur Instagram les comportements et la santé mentale des utilisateurs. Ceux qui posteraient des photos de chats auraient des tendances dépressives (cf. La dépression visible sur les photos Instagram : attention à vos lectures ). Si un algorithme peut analyser nos états d'âme juste à travers des photos, il y a alors de quoi s'inquiéter, car nous ne sommes pas loin de la robotisation...
Le danger paradoxalement de l'ultra connexion : se sentir seul au monde
Le selfie reste un acte solitaire et nous place dans une situation d'attente vis à vis des autres. On consulte compulsivement son smartphone au moindre "like". Et souvent, il n'y a pas la moindre amorce d'un dialogue. Pas un seul mot. C'est l'ère du vide. On se consume doucement. Or, comme le rappelle l'auteur, la vie est de l'autre côté de la fenêtre, ces rues où des visages s'illuminent, ces bouches où émanent des voix chaudes, douces et humides, le monde des vivants tout simplement. Finalement, le selfie, n'est-ce pas la mort de soi et des autres ?
Le selfie rend-il néanmoins possible une nouvelle forme de créativité ?
Restons toutefois optimistes, il ne s'agit pas de tout rejeter en bloc. Laissons peut-être le bénéfice du doute aux selfies, comme le suggère l'auteur. Les images, accompagnées d'un regard critique et d'une prise de recul avec des "mots", peuvent peut-être faire émerger une nouvelle révolution esthétique.
Les photos peuvent nous rendre plus créatifs, à condition de les utiliser dans un objectif précis et de les "logo-tiser".
Au risque sinon de sombrer dans le : je selfie donc je ne suis pas !
Je selfie donc je suis, Elsa Godart, 2016, Albin Michel.
La tendance de l'a-lien-ation : comment rencontrer l'autre ?
Les SMS sont souvent malheureusement trop spontanés, irréfléchis, compulsifs. Propulsés dans l'ère du vide à la vitesse de la lumière, ils permettent de faire autant de déclarations d'amour sans jamais s'engager. Aujourd'hui, les émoticones, les selfies, les sextos, peuvent permettre en une seconde de déclarer sa flamme. Les téléphones portables ont véritablement modifié notre rapport au monde affectif. L’amour est en pleine mutation. "Il s’est mis à l’heure du non-engagement et de la superficialité, accentué par la modification de notre rapport au temps et à l’espace". Ce sont nos téléphones portables qui sont aujourd’hui nos plus fidèles partenaires. Nous sommes parfois comparables à des "a-lien-és". Des aliénés vis à vis des autres, de nous-même et surtout de la vie. Si on s'en tient au site du Beautiful Agony, même la "petite mort" est selfisée. Or comme le fait remarquer fort justement Elsa Godart, photographier la jouissance en pleine jouissance, n'est-ce pas finalement interrompre cette jouissance ? "Au lieu de vivre des moments réels, nous avons tendance à nous oublier dans le virtuel." L’onanisme selfique est révélateur d’un comportement hypermoderne très inquiétant : "désormais nous cherchons notre jouissance en dehors de l’autre, je jouis de moi et par moi ! L’autre n’est plus appréhendé comme partie possible venant à la rencontre de moi-même."
Le risque est de consommer de la relation, de l'offre virtuelle en images aseptisées, avec indifférence sans jamais accéder à un "réel émerveillement", à ces moments parfaits qu'évoquait Jean-Paul Sartre au siècle dernier... Si l'on s'en réfère à l'application Tinder qui permet de faire défiler les profils des utilisateurs selon le sexe et la position géographique, quel goût peut avoir ce type de relation éphémère ? Le règne de l’eidôlon (image en grec) s’impose dans l’offre virtuelle, tellement exponentielle que le choix devient impossible. On a perdu le sens de l'engagement. Or n'oublions pas que l’engagement est aussi un renoncement et que ce dernier est l’expression de notre liberté.
Si nous ne savons plus renoncer, sommes-nous encore libres ? D'où le choix pertinent de l'auteur du mot "aliéné" pour décrire le phénomène du selfie, qui aboutit à une diminution progressive de notre liberté, de notre capacité à nous lier aux autres, et accessoirement, à l'étouffement de notre moi authentique.
Vers une normalisation émotionnelle
Elsa Godart traduit ce nouvel ère de l'image numérique par l'eidôlon, l'image en grec qui s'oppose au logos, le discours rationnel et structuré. Toutes ces images postées sur les réseaux sociaux n’ont pas pour vocation d’être interprétées. Quel est l'objectif d'un selfie ? En dehors de celui de compter le nombre de "like" ou de petits émoticônes en forme de coeur. Les commentaires sont rarement florissants. Les échanges sur le Net à l'aide d'emoji rendent alors le langage essentiellement affectif. "Les emoji réduisent notre champ émotionnel en le systématisant. L’emoji discrédite toute poésie. Il n’est plus question de chercher au plus juste et au plus profond de soi. Les émoticônes condamnent le sujet à une normalisation émotionnelle et annihilent toute forme de singularité.". C'est principalement ce conformisme émotionnel qui doit nous alerter, car cette uniformisation des sentiments ne tend-il pas à tuer l'individu ? Et les célèbres maximes philosophiques "Connais-toi toi-même" et "deviens ce que tu es". La maïeutique se meure à l'heure de la selficisation... L'auteur voit juste : le passage d’un mode rationnel à un monde émotionnel nous replonge alors tout droit dans la caverne platonicienne.
Cette uniformisation des émotions peut être d'ailleurs illustrée par la mise au point d'un dernier algorithme pour décrypter sur Instagram les comportements et la santé mentale des utilisateurs. Ceux qui posteraient des photos de chats auraient des tendances dépressives (cf. La dépression visible sur les photos Instagram : attention à vos lectures ). Si un algorithme peut analyser nos états d'âme juste à travers des photos, il y a alors de quoi s'inquiéter, car nous ne sommes pas loin de la robotisation...
Le danger paradoxalement de l'ultra connexion : se sentir seul au monde
Le selfie reste un acte solitaire et nous place dans une situation d'attente vis à vis des autres. On consulte compulsivement son smartphone au moindre "like". Et souvent, il n'y a pas la moindre amorce d'un dialogue. Pas un seul mot. C'est l'ère du vide. On se consume doucement. Or, comme le rappelle l'auteur, la vie est de l'autre côté de la fenêtre, ces rues où des visages s'illuminent, ces bouches où émanent des voix chaudes, douces et humides, le monde des vivants tout simplement. Finalement, le selfie, n'est-ce pas la mort de soi et des autres ?
Le selfie rend-il néanmoins possible une nouvelle forme de créativité ?
Restons toutefois optimistes, il ne s'agit pas de tout rejeter en bloc. Laissons peut-être le bénéfice du doute aux selfies, comme le suggère l'auteur. Les images, accompagnées d'un regard critique et d'une prise de recul avec des "mots", peuvent peut-être faire émerger une nouvelle révolution esthétique.
Les photos peuvent nous rendre plus créatifs, à condition de les utiliser dans un objectif précis et de les "logo-tiser".
Au risque sinon de sombrer dans le : je selfie donc je ne suis pas !
Je selfie donc je suis, Elsa Godart, 2016, Albin Michel.
FLASH-INFO pour ne pas perdre le PHIL
Dimanche 8 Mai 2016
A l'ère de l'hyperstimulation, on a parfois l'impression que tous nos enfants sont hyperactifs. Que la concentration est en train de se laisser grignoter par des envies féroces de zapping. Zapper, un terme qui fait peur aux parents soucieux d'immobiliser l'attention de leur enfant !
Afin d'aider son enfant à se concentrer, il faut préalablement identifier sa forme de concentration : visuelle ou auditive.
Chacun d'entre nous utilise bien entendu ses deux hémisphères du cerveau, mais nous en avons toujours un des deux qui prédomine. Les cerveaux droits sont plutôt visuels et ont une appréhension globale des informations, alors que les cerveaux gauches sont plutôt dans l'auditif et analysent les données avant de les enregistrer. C'est ce qu'explique très bien la pédiatre Edwige Antier dans son livre J'aide mon enfant à se concentrer. Cela est particulièrement intéressant à savoir pour l'apprentissage de la lecture, car les cerveaux droits retiennent le mot dans sa globalité, plutôt qu'une succession de lettres. Les enfants avec une dominante du cerveau gauche sont généralement plus posés et à l'aise en classe. D'ailleurs, pour ces enfants, Edwige Antier précise que les relations avec les professeurs sont souvent plus apaisées, eux-mêmes fonctionnant plutôt avec leur cerveau gauche.
Petite question que l'on peut se poser du coup : l'école et sa pédagogie sont-elles adaptées aux enfants à dominante cerveau droit ?
Pour en savoir plus sur la concentration des enfants et surtout tester ce qu'il faut faire (et ne pas faire) pour améliorer leur concentration, je vous invite à lire sans tarder ce livre !
J'aide mon enfant à se concentrer, Edwige Antier, Robert Laffont Documento, 241 pages, 7,90 euros.
Petite question que l'on peut se poser du coup : l'école et sa pédagogie sont-elles adaptées aux enfants à dominante cerveau droit ?
Pour en savoir plus sur la concentration des enfants et surtout tester ce qu'il faut faire (et ne pas faire) pour améliorer leur concentration, je vous invite à lire sans tarder ce livre !
J'aide mon enfant à se concentrer, Edwige Antier, Robert Laffont Documento, 241 pages, 7,90 euros.
FLASH-INFO pour ne pas perdre le PHIL
Mardi 26 Avril 2016N'avez-vous jamais ressenti le besoin de vous rendre dans un musée pour suspendre le temps et arrêter l'avancée inexorable du stress ? Ou tout simplement de contempler de belles photos sur Instagram ou Facebook ? Eh bien ce n'est pas une activité futile car il a été récemment prouvé que cela réduisait le taux de cortisol.
Photo Alain Leprince Musée La Piscine - prestation des étudiants de l'ESAAT de Roubaix au musée La Piscine
Selon une récente étude de l'Université de Bologne, les œuvres d'art ont le pouvoir de réduire le stress, ce qui confirmerait les bienfaits de l'art thérapie. Il a été demandé en effet à une centaine de volontaires de visiter un sanctuaire religieux pendant 2 heures où se trouvaient des peintures de la Renaissance, dont une fresque de 6032 m2. Leur salive a été prélevée avant et après la visite afin de mesurer l'évolution du taux de cortisol. Une baisse de 60% du taux de cortisol a été observée.
C'est une bonne nouvelle mais précisons que lors de la visite, les participants ont dû monter 200 marches, ce qui a pu aussi agir sur le stress. Par ailleurs, il s'agissait d’œuvres de la Renaissance, on peut également se poser la question : est-ce que toutes les œuvres d'art ont le même effet ?
Nous savons aussi que la lecture est un effet anti-stress puissant, au même titre que le sport et que les couleurs ont un pouvoir insoupçonné sur notre humeur (cf. notre article sur le livre l'étonnant pouvoir des couleurs http://www.wmaker.net/philobalade/L-etonnant-pouvoir-des-Couleurs-dommage-que-le-rose-soit-reserve-aux-filles-_a69.html
Dans ces temps où le burn-out cherche des proies faciles, autant combattre le stress en se cultivant sagement...
C'est une bonne nouvelle mais précisons que lors de la visite, les participants ont dû monter 200 marches, ce qui a pu aussi agir sur le stress. Par ailleurs, il s'agissait d’œuvres de la Renaissance, on peut également se poser la question : est-ce que toutes les œuvres d'art ont le même effet ?
Nous savons aussi que la lecture est un effet anti-stress puissant, au même titre que le sport et que les couleurs ont un pouvoir insoupçonné sur notre humeur (cf. notre article sur le livre l'étonnant pouvoir des couleurs http://www.wmaker.net/philobalade/L-etonnant-pouvoir-des-Couleurs-dommage-que-le-rose-soit-reserve-aux-filles-_a69.html
Dans ces temps où le burn-out cherche des proies faciles, autant combattre le stress en se cultivant sagement...
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Marjorie Rafécas
Passionnée de philosophie et des sciences humaines, je publie régulièrement des articles sur mon blog Philing Good, l'anti-burnout des idées (http://www.wmaker.net/philobalade), ainsi que sur La Cause Littéraire (https://www.lacauselitteraire.fr). Je suis également l'auteur de La revanche du cerveau droit co-écrit avec Ferial Furon (Editions du Dauphin, 2022), ainsi que d'un ouvrage très décalé Descartes n'était pas Vierge (2011), qui décrit les philosophes par leur signe astrologique.
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