II faut choisir : ça dure ou ça brûle ; le drame, c'est que ça ne puisse pas à la fois durer et brûler. Albert Camus

LIVRES PHILous

Lundi 23 Avril 2018

Dans Je selfie donc je suis (2016), Elsa Godart avait déjà posé le décor d’une société dévorée par l’immédiateté, souffrant d’un rapport à l’autre de plus en plus complexe. Ce phénomène qu’elle nomme hypermodernité, une course effrénée aux « likes » qui cache à la fois des blessures narcissiques, mais aussi et surtout, un manque d’amour.

Alors à la question « La psychanalyse va-t-elle disparaître ? », on aurait aimé qu’Elsa Godart nous réponde oui, car cela aurait signifié que les êtres humains n’aient plus mal à leur égo… Mais, dès la première phrase de l’introduction, on sent bien que le monde est entré dans un tel chaos de non sens, que la psychanalyse a de beaux jours devant elle pour réanimer notre moi intérieur qui se désagrège. Et surtout pour nous aider à renouer avec nos « vrais » désirs.


La psychanalyse va-t-elle disparaître ?

Nous vivons désormais « par tranches et par intermittence ». La psychanalyse peut déjà nous aider à retrouver de l’unité, du sens à nos existences émiettées par la dictature de l’instant. Car l’immédiateté casse les limites. Or les limites sont indispensables à la construction de l’être. Le désir lui-même a besoin de limites. « Le caractère éphémère de l’instant ne permet plus d’accéder au désir ». Paradoxalement, cette société de l’hyper jouissance tend à détruire le désir. L’excès est un symptôme de l’impossibilité de jouir. « La psychanalyse de facto est une résistance à cet idéal de jouissance généralisée pour la simple raison qu’elle rappelle le primat du désir ».

Elsa Godart s’inspire de certaines dérives comportementales japonaises pour décrire la psychopathologie de la vie quotidienne hypermoderne. Le syndrome japonais Hikikomori traduit l’absence d’envie, la vacuité, la panne du désir vital. Le désir est l’enjeu de notre société hypermoderne. Car céder à son désir revient à renoncer à soi. Le rôle des émotions est d’apporter du relief à nos expériences. Or sans émotions, tout est équivalent, et si tout est équivalent, rien n’a de sens. Nous souffrons de pathologies du lien. Le plus révélateur de ce désamour est cette course aux « likes ». L’autre n’est alors perçu que comme un simple distributeur de « likes », sans authenticité. Dans la culture « otaku », les japonais victimes de ce syndrome monomaniaque s’adressent à une personne sans désir d’approfondissement de la relation. C’est comme l’usage d’une « télécommande ».

Comme dans Je selfie donc je suis, l’auteur s’inquiète de cet Ego trip permanent. L’exhibition sur les réseaux sociaux est devenue un besoin. Or quelques décennies auparavant, une telle attitude aurait été jugée indécente. Comment interpréter ce nouveau phénomène d’exhibition de soi, cet « hyper-faire-valoir » ? L’autopromotion permanente peut être une entrave à l’estime de soi. C’est justement là où intervient la psychanalyse qui a pour but de « déconstruire nos certitudes égotiques ». Elle rend possible une « véritable rencontre avec soi-même ». La psychanalyse peut être un remède à une société narcissique. Par son esprit critique, elle nous permet de lutter plus facilement contre le storytelling, cette machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits. Elle contribue à se détacher du fléau des fake news à visée consumériste ou utilitariste. Le viral tend à remplace le vrai. La psychanalyse nous aide à décrypter les sous-jacents de toutes les injonctions que nous subissons au quotidien. C’est une façon de renouer avec notre liberté. Car la liberté peut-elle survivre à l’immédiateté ?

La psychanalyse est un soin de l’âme pour nous détourner des mauvaises passions qui nous font souffrir.

Seul plaidoyer qui manque pour nous convaincre totalement des bienfaits de la psychanalyse : pourquoi la psychanalyse serait-elle la seule école/méthode thérapeutique en sciences humaines pour nous aider à lutter contre une société hypermoderne ?

En attendant, il est vrai que notre humanité passe par l’inexplicable et le mystère. La vie onirique et poétique de notre inconscient doit être défendue comme une forteresse.

Méfions-nous de la standardisation de nos émotions et de nos désirs. Ils fondent notre singularité et notre liberté. Comme le soulevait W. Benjamin, la pauvreté d’expérience n’est-elle pas une « nouvelle forme de barbarie » ?



La Psychanalyse va-t-elle disparaître ? Elsa Godart, janvier 2018, 207 pages, Albin Michel

Rédigé par Marjorie Rafécas le Lundi 23 Avril 2018 à 22:43 | Commentaires (0)

FLASH-INFO pour ne pas perdre le PHIL

Lundi 12 Février 2018

Régis Debray, à travers son dernier ouvrage Le nouveau pouvoir, nous prouve qu'il existe encore des contre-pouvoirs à l'avènement de la philosophie du milieu... Que cache le phénomène de l'ascension si fulgurante d'Emmanuel Macron ?


A propos d'Emmanuel Macron et le néo-protestantisme...
La promesse de ce livre était séduisante : comprendre le phénomène Macron à travers le spectre de l’avènement du néo-protestantisme.

Mais, si la verve érudite de Régis Debray est là pour nous arracher quelques sourires, à aucun moment est clairement défini ce qu’est le néo-protestantisme. D’ailleurs, à la fin du livre, on a plutôt l’impression qu’il s’agit davantage d’un règlement de comptes avec Paul Ricœur qu’avec le néo-protestantisme… Une raillerie de la philosophie du milieu qui refuserait les contradictions.

Régis Debray s’amuse plutôt à nous décrire le néo-protestantisme à coups de clichés. Il se moque de la nouvelle évangélisation de l’esprit faussement cool des start-up et de la bienveillance. Il voit derrière le néo-protestantisme l’esprit de la mondialisation, de la culture dominante anglo-saxonne protestante, une uniformisation du monde. Cette culture anglo-saxonne engendrerait l’individualisme, la baisse de l’importance du politique avec une approche managériale du traitement des sujets politiques, ainsi que l’obsession de la transparence. Selon lui, la transparence est un phénomène protestant ! « Les pays issus de la Réforme ont un avantage sur leurs voisins, plus arriérés : ils ne mettent pas de volets aux fenêtres. La vertu cultive les maisons de verre, le vice, les maisons closes (les prostituées à Amsterdam sont en vitrine) ».

« Nous étions en France catho-laïques. Pouvons-nous troquer sans regret la virtù contre la vertu ? That is the question ». La nuance entre virtù et vertu est importante. Le mot latin virtus signifie force, courage, il dérive de vir, homme. La vertu impose au contraire une vision du bien plus totalitaire. La virtù au sens de la Rome antique reflète plutôt la volonté de puissance de Nietzsche, la contradiction entre Apollon et Dionysos, l’ordre contre le chaos. Or la vertu au sens protestant embrasse l’ordre harmonieux d’Apollon, en niant les forces souterraines de Dionysos. Dans la vertu, nous n’avons plus de dialectique, une dynamique de la positivité de la négativité. C’est une autre vision du désir, qui n’a plus le droit de manquer sa cible. « Quand le wishful thinking en vient à gommer l’irréductible des rapports de force en ce bas monde, n’est-ce pas courir le risque de survoler une jungle en ignorant la loi de la pesanteur ? ». Vaste débat…

Il est vrai que la désintermédiation numérique a en apparence allégé la loi de la pesanteur… Mais, peut-on pour autant affirmer que le néo-protestantisme est à l’origine de la désintermédiation numérique et qu’il « abolit les hiérarchies ». « Le client est roi, et non plus Dieu ».

Cette victoire de l’homo economicus sur l’homme politique qui l’avait auparavant remporté sur l’homme religieux, irrite Régis Debray. L’histoire collective a disparu et est remplacée par des visions court-termistes comme le monde des start-up et de la disruption. Selon lui, Emmanuel Macron est un « homme qui veut rechercher une profondeur de temps, mais son milieu ne peut que l’en empêcher ». Parce que son maître à penser est Paul Ricœur, un philosophe du milieu. On se doute que le « juste milieu » ne s’ajuste pas du tout avec la personnalité de Régis Debray.

Mais, faut-il une mythologie, des symboles pour échapper à l’individualisme comme le pense Régis Debray ? Paul Ricœur verrait-il ce besoin de mythologie comme un abus de mémoire, une mémoire manipulée ? C’est une vision narrative et sélective d’un récit, plus proche de la virtù romaine que la vertu du juste milieu.

« Un vivre ensemble sans rien qui dépasse ». Régis Debray a des intuitions fulgurantes, probablement visionnaires, mais qui méritent d’être davantage explicitées pour gagner en crédibilité. Sa dénonciation de la transparence a cependant du sens concernant la protection des données personnelles. Les personnes désireuses de protéger leurs données personnelles n’ont pas forcément des choses à cacher… Pour vivre heureux, ne dit-on pas qu’il faut vivre caché et cultiver son jardin secret ?

Alors conservons encore quelque peu des rideaux à nos fenêtres…


Rédigé par Marjorie Rafécas le Lundi 12 Février 2018 à 22:18 | Commentaires (0)

Lorsque Twitter s’est mis en guerre contre les abus sexuels avec le Hashtag BalanceTonPorc et metoo, j’ai observé ce phénomène d’un œil interrogateur et méfiant. Car l’impulsivité des réseaux sociaux m’effraie. Les informations non vérifiées par des experts sont un fléau inquiétant. Et surtout, j’attache une importance fondamentale au respect de la présomption d’innocence. Une vie peut être certes détruite par une agression sexuelle, mais aussi pas une affreuse calomnie. Par ailleurs, quelle est la définition d’un porc ? D’après le Larousse, il s’agit au sens familier d’un homme glouton, sale et grossier… Une définition bien large et subjective pour des faits graves et sérieux que sont le viol et le harcèlement sexuel. Quant au mammifère qu’est le porc, ce pauvre animal n’a rien demandé lui…
Alors, que faut-il penser de ce phénomène ? Renforce-t-il la confiance des femmes pour libérer la parole ? Tout en aggravant les relations hommes/femmes, avec une image fort dégradante de la gente masculine ? Faut-il y voir un nouveau féminisme importé des Etats-Unis ou le symptôme plus grave d’une dégradation des relations hommes/femmes ?


montage décalé entre un cosmétique (marque Benefit) et un jouet
montage décalé entre un cosmétique (marque Benefit) et un jouet
Bien avant le Hashtag « Balance ton porc », Nafissatou Diallo en avait déjà balancé un : DSK en 2011. Ce phénomène politico-porcin que Marcela Iacub a d’ailleurs très bien décrit dans son livre Belle et bête. La dénonciation de ce type de comportement déviant, qui consiste à abuser de son pouvoir pour des faveurs sexuelles, n’est vraiment pas une nouveauté. Ce qui est nouveau est la banalisation de cette dénonciation sur la place publique sans aucun filtre. Twitter ne peut pas être le tribunal des agressions sexuelles. Et méfions-nous des élans insufflés par le ressentiment. Car le terme porc ne peut favoriser que des affects haineux.

Reconnaissons néanmoins que sur des sujets tabous comme le viol, les victimes se sentent rarement à l’aise pour se confier et déposer une plainte. La vertu de cette hargne de Balance ton porc est au moins de casser ce tabou. Un dépôt de plainte n’est pas facile à vivre, surtout s’il s’agit de dénoncer un proche. Peut-être faudrait-il inventer des nouvelles procédures judiciaires pour libérer la parole et faire en sorte que les victimes ne se sentent pas encore victimes une deuxième fois, d’être jugée par un policier ou d’avoir été prise de haut par la Justice. D’ailleurs, les femmes ne sont pas les seules concernées par les violences sexuelles, les hommes peuvent en être victimes et surtout les enfants. D’ailleurs, comment réagiraient les femmes si les hommes créent le hashtag « balancetaporcine » …

Si le viol et les agressions physiques sont inéluctablement des actes punissables par la loi, que penser alors du harcèlement de rue ? Personnellement, même s’il ne faut pas mépriser le pouvoir des mots, une parole ne porte pas atteinte à l’intégrité du corps. Le risque de vouloir sanctionner tout comportement grossier dans la rue est de codifier à l’extrême les comportements des hommes et des femmes, et de sombrer dans une rigidité des comportements. Par ailleurs, ce qui a été reproché au phénomène Metoo est de trop victimiser les femmes. Et surtout de réduire la femme à un seul type de femme. Non, toutes les femmes ne se sentent pas fragiles face à quelques paroles grossières, elles savent même y répondre avec pertinence et élégance. La liberté consiste à choisir sa féminité, comme les hommes ne sont pas obligés d’être tous des porcs. Les caricatures nous empêchent de réfléchir et de prendre du recul.

Dans la tribune qui a pris le contrepied du bouclier anti-porc, tribune au demeurant contestable sur de nombreux points, il faut y voir une réaction à cet excès de codification des comportements. A qui revient-il de qualifier qu’un comportement est acceptable, pas acceptable ? Qui en fixe les limites ? Nous avons déjà le droit. Est-il bien fait ? On peut certes l’améliorer… Dans tous les cas, il est établi dans une société démocratique (ce qui est déjà une bonne chose et malheureusement de nombreuses femmes n’ont pas encore cette chance). Entre un homme qui dit élégamment « vous êtes une jolie femme » et celui qui siffle et vocifère dans la rue « quel joli cul », on se doute que le premier a plus de chances de déclencher un dialogue que le deuxième. Mais faut-il pour autant attacher de l’importance au langage grossier du deuxième ? C’est un pauvre type, certes. Cependant, il y a de nombreuses situations de la vie quotidienne où l’on se dit dans sa tête mais quel pauvre type ou aussi quelle « pouf » pour les femmes… Les hommes intelligents ont compris depuis longtemps que les femmes étaient plus sensibles aux jolis mots. Ils ont d’ailleurs inventé des siècles auparavant l’amour courtois. Cette ritualisation du jeu amoureux inspiré de l’esprit chevaleresque, séduire une femme sans l’offenser… Peut-être que cette dénonciation du langage grossier cache encore le désir inconscient des femmes d’être traité comme des princesses.

D’ailleurs, même la tribune sur le droit d’être importuner n’enfermerait-elle pas la femme dans une attitude passive ? Attendre que l’on vienne la chercher ? Pourquoi ne pourrait-elle pas elle-même importuner ? Dans le Deuxième sexe, Simone de Beauvoir dénonce cette passivité féminine : « Les refrains populaires lui insufflent des rêves de patience et d’espoir » ». Il faut alors interroger l’inconscient collectif des femmes. Est-ce que nous sommes toujours des petites filles qui attendons le prince charmant ou en 2018, notre nature nous pousserait-elle enfin à avoir une âme plus belliqueuse et aller chasser l’homme qu’il nous faut ?

Quand on lit les commentaires sur le harcèlement de rue, nous ne sentons finalement pas si éloignés de ce que décrivait déjà à l’époque Simone de Beauvoir : "Sans doute aujourd'hui, la jeune fille sort seule et peut flâner aux Tuileries; mais j'ai déjà dit combien la rue lui est hostile: partout des yeux, des mains qui guettent; qu'elle vagabonde à l'étourdie, les pensées au vent, qu'elle allume une cigarette à la terrasse d'un café, qu'elle aille seule au cinéma, un incident désagréable a vite fait de se produire ».

Ce qui est certain est que l’égalité économique et sociale entre les hommes et les femmes est loin d’être acquise, les femmes dirigeantes sont encore peu nombreuses. La sexualité est aussi un jeu de pouvoirs. Tant que la femme n’aura pas le même statut social que l’homme, la liberté sexuelle ne peut jouer de façon égalitaire entre les deux sexes.

Par conséquent, pour reprendre une expression d’Elisabeth Badinter, vouloir codifier à l’extrême les relations hommes et femmes est une « fausse route » du féminisme. Et non, les femmes ne sont pas une population fragile à protéger par des quotas (en témoigne encore la dernière loi islandaise d’imposer l’égalité des salaires entre hommes et femmes). Nous avons simplement besoin d’avoir les mêmes droits et de conquérir des nouveaux territoires pour avoir le même pouvoir que les hommes. Pour cela, il est aussi important de mettre en avant les femmes qui réussissent, de développer un esprit positif et de ne pas se contenter d’être dans une position victimaire.

Les problèmes de communication entre hommes et femmes persistent. Notons aussi que les applis de rencontres et les réseaux sociaux qui favorisent l’immédiateté ont tendance à chosifier les femmes, mais aussi les hommes. Ce qui dévalorise les rapports humains et les complexifie, en les rendant inauthentiques.

L’amour reste l’histoire de belles rencontres. Mais pour cela, il faut une dose de liberté, de naïveté, de poésie et de hasard. Laissons la grossièreté aux gens sans imagination et l’excès de codification des comportements aux perfectionnistes de la maîtrise.

Etre une femme, c’est aussi savoir lâcher prise.



Rédigé par Marjorie Rafécas le Mardi 16 Janvier 2018 à 08:06 | Commentaires (0)

Marie-France Castarède et Samuel Dock avaient frappé fort en 2015 avec leur Nouveau choc des générations, qui pointait du doigt le développement d'un narcissisme outrancier chez les générations plus jeunes, ainsi qu'un rapport au temps bouleversé par l'immédiateté des nouvelles technologies. Nos deux psychologues reviennent à la charge pour nous réveiller à nouveau de notre faux confort digitalisé. Cette fois-ci, leur titre s'inspire de l'œil sévère de Freud : Le nouveau malaise dans la civilisation. Mais à la différence du précédent ouvrage, le ton est différent, le fossé générationnel est plus cinglant, les visions de nos deux auteurs s'opposent davantage.


L'hypernarcissisme : le nouveau malaise de notre civilisation ?
En effet, le dialogue intergénérationnel entre Marie-France Castarède, professeure de psychologie née en 1940, et son ancien élève, Samuel Dock né en 1985, est plus rugueux et moins consensuel. L'héritage de la philosophie des lumières de M.F Castarède, empreint d'un certain optimisme et romantisme, s'affronte à la vision plus sceptique et nietzschéenne du monde de Samuel Dock.

L'homme arrivera-t-il à s'extirper de son narcissisme ? Rien n'est moins sûr. C'est la chose dont il est le plus difficile de se débarrasser et qui fait paradoxalement souffrir. Or notre société hypermoderne favorise cet état "d'auto-suffisance en permanence".

"Les hommes sont arrivés maintenant à un tel degré de maîtrise des forces de la nature qu'avec l'aide de celles-ci il leur est facile d'exterminer les uns les autres jusqu'au dernier. Ils le savent d'où une part de leur inquiétude actuelle", écrivait Freud dans Malaise dans la civilisation. Le pessimisme de Freud n'a malheureusement pas pris une ride. Sonnera-il le glas de notre société hypermoderne ?

Le passage de la société postmoderne à hypermoderne

Afin de comprendre les nouveaux maux de notre société, il est essentiel de saisir le concept d'hypermodernité, clé de voûte de ce livre. L'hypermodernité succède à la postmodernité, résultat d'un long émaillage débutant à la fin de la Renaissance. « On tient pour postmoderne l’incrédulité à l’égard des métarécits ». Les métarécits concernaient le projet des lumières, celui de la science prodigieuse, de la Raison universelle. D'après Jean-Michel Blanquer, la révolution digitale est notre 4ème blessure narcissique, après Copernic, Darwin et Freud. Le premier à avoir utilisé ce terme d'hypermodernité est Gilles Lipovetsky, qui a mis en exergue le côté schizophrénique de notre société : "Les individus hypermodernes sont à la fois plus informés et plus déstructurés, plus adultes, et plus instables, moins idéologisés et plus tributaires des modes, plus ouverts et plus influençables, plus critiques et plus superficiels, plus sceptiques et moins profonds" (Les temps hypermodernes). Cette thématique est aujourd'hui également développée chez Claude Tapia et Elsa Godart.

Le narcissisme est porté à son paroxysme. « Qu’il s’agisse d’art, d’environnement, de science ou de spiritualité, tout est chosifié, fétichisé, comme si l’homme hypermoderne s’acharnait à chercher un objet de substitution à l’Autre dont la société a éliminé la place".

Hypermodernité rime avec hypernarcissisme. Cet hypernarcissisme encourage malheureusement les personnalités toxiques. D'après Samuel Dock, le pervers ou le dépressif sont les deux faces lugubres de notre société. Jouir de tout, tout le temps, cette promesse du capitalisme favorise les comportements borderline au détriment des anciennes névroses.

Que reste-t-il de notre inquiétante étrangeté ?

Que reste-t-il de l’inquiétante étrangeté qui rendait l'autre mystérieux, quand il ne reste rien pour structurer nos désirs et limiter tous les fantasmes narcissiques ?
"Quelque chose ne va pas ou ne va plus. Que se passe-t-il dans ce monde qui nous ressemble plus ? Quelle est cette absurdité qui semble s'être emparée de la pensée ?". La volonté de puissance a cédé à la toute puissance. Le refoulement et la transgression ont été remplacés par un hédonisme de survie.
Or comme le souligne Samuel Dock, "nous ne sommes pas des robots à réparer mais des toiles complexes où s’enchevêtrent les couleurs et les lignes de nos affects, de nos histoires parfois délitées, de nos rencontres (...), la civilisation qui s’abstiendra de considérer cette pluralité de l’écologie humaine aura définitivement oublié l’humanité qui l’avait engendrée".

N'oublions pas que les autres sont des vecteurs potentiels de déception, mais aussi de joie. C'est juste que nous ne les contrôlons pas. La seule personne qu'il est possible d'essayer de maîtriser, c'est soi-même. Or les réseaux sociaux nous invitent sans cesse à déborder de nous-mêmes. Notre image virtuelle rôde partout. On aimerait toucher le sublime, sentir autre chose, quelque chose de plus important, de plus sacré. Mais le 3.0 toque toujours dans notre tête. Aucune hiérarchisation possible. Les tweets défilent tous azimuts. La spiritualité est pourtant essentielle pour développer la vie intérieure, cette citadelle qui nous protège des passions voraces.

Le sublime sauvera-t-il le monde de l'hypernarcissisme ?


L'expérience esthétique pourrait selon les auteurs nous sauver de cet excès de superficialité. Comme le précise Marie-France Castarède, l’expérience esthétique est la fin d'un conflit intérieur. Pour Kant, le rapport à la beauté est le seul domaine où le sujet humain trouve son harmonie interne. Dans un monde de plus en plus désenchanté et rationnel, l’art permet de toucher au mystère de l’existence. Le beau est toujours "l’éclat mystérieux du vrai". Rechercher des sources de beauté donne l’impression d'une vérité intérieure et instille la certitude que la vie vaut la peine d’être vécue. Winnicot a contribué à éclairer le concept de sublimation : selon lui, l’illusion artistique est l’apanage de l’homme créatif par rapport à l’homme soumis. La superficialité n’a jamais fait bon ménage avec la beauté toujours profonde. "L’œuvre possède une fonction humanisante d’élévation."

Le livre se termine sur cette note d'optimisme du rôle salvateur de l'art, mais aussi sur une pointe de scepticisme sur l'agitation ambiante qui fragilise nos "citadelles". Marie-France Castarède nous met en garde : " Mon âme je la connais à peu près et j’ai été la chercher longtemps, loin derrière la fragilité des souvenirs et les deuils de l’enfance, la vôtre, je la sens encore inconstante et fragile comme Narcisse… qui se mirait dans le courant d’une onde pure ".

Un livre sincère, animé par un dialogue socratique sans tabou, à lire pour remettre en question nos inconstantes fragilités, notre fébrilité et renouer enfin avec nos belles profondeurs. Le pessimisme de Freud est un mal nécessaire.

Le nouveau malaise dans la civilisation, février 2017, 379 pages, 19,90 €, Samuel Dock et Marie-France Castarède Editeur : Plon

FLASH-INFO pour ne pas perdre le PHIL

Dimanche 23 Avril 2017

A l'ère de l'hypermodernité, notre société aurait-elle besoin de pessimistes mélancoliques comme Arthur Schopenhauer ou Michel Houellebecq pour la rappeler à l'ordre ?
Trop d'excès, d'absurdités, de médiocrités, de pensées vides... Nous nous consumons sans modération. "Schopenhauer l'expert en souffrance, le pessimiste radical, le solitaire misanthrope" est une lecture réconfortante pour Michel Houellebecq, écrit Agathe Novak-Lechevalier dans la préface de En présence de Schopenhauer, publié début 2017 par Houellebecq. Mais le serait-elle aussi pour nous ?


Schopenhauer, Houellebecq, les pessimistes ont-ils le vent en poupe ?
Pourtant, je n'ai pas toujours été tendre avec notre philosophe allemand, en témoigne l'article polémique que j'avais écrit sur sa misogynie en 1996, Schopenhauer, la haine des femmes ou de sa mère, qui a tant provoqué de réactions sur mon blog lorsque je l'ai re-diffusé en 2007 (cliquer ici pour visualiser l'article). Franchement, je ne sais pas si le fait d'avoir eu une mauvaise mère tend à transformer les enfants en des êtres plus pessimistes qua la moyenne. La mélancolie proviendrait-elle d'un bébé non désiré dans le ventre de sa mère ? Prédisposition de certains gènes ? Qu'importe, je ne me livrerai pas à une analyse psychologique de Houellebecq. Pourquoi certains sont plus pessimistes (ou réalistes) que d'autres, mais ce n'est pas le sujet de cet article. La question est plutôt de savoir ce que peut nous apporter le pessimisme, et notamment la philosophie des penseurs dits "nihilistes". Même si je suis toujours du côté de l'optimisme et pense comme Alain que l'optimisme est de volonté et non pas d'humeur, je ne néglige pas ce que nous disent les moins "joyeux", au contraire.

Toute l'œuvre de Houellebecq respire le pessimisme de Schopenhauer, ce philosophe allemand connu pour sa théorie où la vie oscille entre l'ennui et la souffrance. Pas de place à l'euphorie. La force de Schopenhauer réside selon moi dans son style. Certains philosophes ont parfois plus du succès grâce à leur style que par l'originalité de leurs pensées. Mais, le style n'est pas anodin : il "reçoit la beauté de la pensée". Le style est la silhouette de la pensée. "La première règle d'un bon style : c'est qu'on ait quelque chose à dire". Et la force des romans de Houellebecq est qu'il sait décrire avec pertinence les travers de notre société.

Dans Soumission, le personnage principal du roman de Houellebecq "s'attend à une vie ennuyeuse mais calme, protéger des grands drames historiques". Cela rappelle le pessimisme fataliste du philosophe batave "Tu n'as aucune chance, mais saisis-là !".

La rencontre de Houellebecq avec Schopenhauer se déroula dans une bibliothèque du 7ème arrondissement, avec plus précisément la lecture du livre Aphorismes sur la sagesse dans la vie. Après s'en être un peu distancé par une période "positiviste" inspirée par Auguste Comte, Houellebecq revient à son premier coup de cœur et nous explique pourquoi à ses yeux "l'attitude intellectuelle de Schopenhauer reste un modèle pour tout philosophe à venir; et aussi pourquoi, même si l'on se retrouve au bout du compte en désaccord avec lui, on ne peut qu'éprouver à son égard un profond sentiment de gratitude". Car comme l'écrivait Nietzsche, écrire sur le "fardeau de vivre" est une façon de s'alléger.

La prouesse du philosophe allemand selon Houellebecq est qu'il a parlé de ce dont on ne peut parler : "il va parler de l'amour, de la mort, de la pitié, de la tragédie et de la douleur ; il va tenter d'étendre la parole à l'univers du chant". Grâce à cela, il est une référence pour les romanciers, les musiciens et les sculpteurs. "L'univers des passions humaines est un univers dégoûtant, souvent atroce, où rôdent la maladie, le suicide et le meurtre". Il a ouvert ainsi à la philosophie "des terres neuves" et est devenu le "philosophe de la volonté".

Schopenhauer prône pour la contemplation désintéressée, qui provoque l'émerveillement. C'est en somme un anti-Narcisse. "L'homme ordinaire, ce produit industriel de la nature (...) est incapable, au moins de manière soutenue, de cette perception purement désintéressée qui constitue la contemplation". Avoir une "faculté de perception pure qu'on rencontre dans l'enfance, la folie ou la matière des rêves", voilà ce qui constitue une contemplation paisible, "détachée de toute réflexion comme de tout désir", L'esthétique de Schopenhauer est une sorte de "bouddhisme sur l'Occident".

"Quelle exécrable chose que cette nature dont nous faisons partie !", écrit Schopenhauer à la suite d'Aristote. L'argent et la renommée sont un leurre selon lui. Pourtant notre société actuelle excelle dans ces domaines. "Il est donc facile de voir à quel point notre bonheur dépend de ce que nous sommes, de notre individualité, alors qu'on ne tient compte le plus souvent que de notre destin, de ce que nous avons, ou de ce que nous représentons".

Il reconnaît néanmoins que parfois il existe des bonheurs imprévus, des "petits miracles". "La peinture peut générer un émerveillement, un regard neuf porté sur le monde. Mais seule la littérature peut vous donner cette sensation de contact avec un autre esprit humain". "Le passé est toujours beau, et le futur aussi d'ailleurs, il n'y a que le présent qui fasse mal, qu'on transporte avec soi comme un abcès de souffrance qui vous accompagne entre deux infinis de bonheur paisible".

Le bonheur est peut-être subrepticement possible, mais à condition de réussir à s'affranchir d'un travail routinier et alimentaire. "Entre celui qui a mille livres de rente et celui qui en a cent mille, la différence est-elle infiniment moindre qu'entre le premier et celui qui n'a rien. Mais la fortune patrimoniale atteint son plus haut prix lorsqu'elle échoit à celui qui, pourvu de forces intellectuelles supérieures, poursuit des entreprises qui s'accordent difficilement avec un travail alimentaire : il est alors doublement favorisé du destin et peut vivre tout à son génie".

Nous pouvons comprendre le coup de foudre de Houellebecq pour Schopenhauer, qui est une façon de se couper de la frénésie ultraconsumériste et de renouer avec des vraies préoccupations d'esthète et de poète. Une parenthèse plus que salutaire. Certes, les monde est absurde, mais n'est-ce pas à nous d'y trouver du sens ? Le problème de la philosophie de Schopenhauer, et en général des nihilistes, est qu'elle s'arrête à une description froide du monde, mais ne permet pas de la dépasser. Tout comme les romans de Houellebecq, il n'y a pas d'issue possible.

Les pessimistes restent néanmoins attachants, car ils ont une authenticité qui est devenue rare. Nous savons que dans leur regard mélancolique, il y a une part de vérité. Autant l'affronter, plutôt que de l'anéantir. Cela me rappelle les propos de Roland Jaccard dans son excellent essai Le cimetière de la morale, "La mégalomanie galopante est une maladie qui affecte bien des écrivains. Ceux que j'ai conviés au Cimetière de la morale ont été miraculeusement épargnés par ce virus, et c'est, sans doute, ce qui rend leur présence tout à la fois si insolite et si attachante".

Le pessimisme a au moins une vertu : celle de ne pas se prendre au sérieux.

En présence de Schopenhauer, Michel Houellebecq, L'Herne, 2017, 91 pages, 9€.

Rédigé par Marjorie Rafécas le Dimanche 23 Avril 2017 à 17:49 | Commentaires (0)

LIVRES PHILous

Mercredi 5 Avril 2017

« Deviens ce que tu es » est l’une des injonctions les plus célèbres de la philosophie, attribuée à Nietzsche alors qu’en réalité elle a été inventée par le poète grec Pindare. Promesse marketing redoutable, elle a été utilisée comme slogan par la marque Lacoste et détrône aujourd’hui le moins vendeur mais plus introspectif, « Connais-toi toi-même », de Socrate.

Si la formule « deviens ce que tu es » est séduisante de prime abord, elle n’en demeure pas moins difficile à décoder. Comment devenir ce que l'on est quand on ne sait pas qui on pourrait être ? C'est pour cette raison que Dorian Astor, spécialiste de Nietzsche, nous apporte un éclairage stimulant sur ce que pourrait signifier cette phrase « piège », à travers son essai Deviens ce que tu es, Pour une vie philosophique.


Deviens ce que tu es, une injonction contradictoire ?
Ce livre débute par un prologue saisissant. L’auteur évoque des retrouvailles avec un ami qui lui demande "Qu'est-ce que tu deviens ?". Cette question a priori banale que nous envoyons régulièrement comme des missiles à ceux que nous n’avons pas croisés depuis un certain temps n’est pourtant pas anodine. Elle comporte une injonction cachée : celle de devoir « devenir ». Il est interdit de rester soi-même… Pourquoi doit-on devenir ? La première victoire sur soi reste la connaissance, qui est une victoire bien supérieure à celle que l'on peut avoir sur les autres. Comme le souligne Dorian Astor : "L'important n'est pas ce qui s'est passé, mais par quoi cela est passé". Entre déterminismes et liberté, où se joue le destin d'une personne ?

Afin de saisir le sens profond de Deviens ce que tu es, l’auteur nous fait voyager à travers la philosophie et la mythologie grecques. Connaître c'était déchiffrer les signes qu'Apollon déposait dans la nature. "La connaissance se dit du déchiffrement des signes que l'éclat apollinien de l'apparence révèle de la nature cryptée, de tous les signes (symboles, mythes, métaphores, formes sensibles), qui tracent, délimitent, instituent l'être qui, sans cela, reste voilé par le mystère de l'indétermination ». Chez les Grecs, l'indéterminé souffrait d'un « déficit d'être ». Il était important de « s’individuer ». Trouver le juste milieu constituait une vraie préoccupation.

L'individu est une synthèse, il est nécessaire de « rogner le chaos pulsionnel » et de dire oui à la contradiction.

Attention de ne pas tomber dans le piège des injonctions faciles comme "the start up of you". Inconsciemment, « Deviens ce que tu es » dans la société désigne ceux qui « réussissent », ceux qui préservent leur capital : capital santé, capital joie de vivre, investissement en soi-même. Le capitalisme effréné et le consumérisme vorace détournent à souhait cette formule à leur profit. Il s’agit d’une bifurcation dangereuse de ce concept philosophique qui invite à dépasser ses contradictions, et non pas à les ignorer.

Venons-en à Nietzsche : qu’a voulu signifier notre philosophe à coups de marteau à travers son « Deviens ce que tu es » ? Cette injonction permet-elle de s'endurcir pour mieux se connaître, un peu comme le sculpteur d'une pierre brute ? Le « Deviens ce que tu es » de Nietzsche peut se comprendre dans les rôles subtiles que jouent Apollon et Dionysos dans son œuvre. Dans La Naissance de la tragédie, Apollon et Dionysos s'opposent (contradiction). Mais dans Ecce Homo, « Dionysos est à la fois dieu des chaos en devenir et dieu de l'apparence et de la lumière ». « Devenez durs », tel est le signe véritable d'une nature dionysienne », écrit Nietzsche. Pour embrasser la volonté de puissance et devenir ce que l'on est, faut-il être alors nécessairement dionysien et apollinien, et dépasser ainsi ses contradictions ?

Dorian Astor réussit dans ce livre à nous démontrer que derrière une simple formule se cache en réalité une forêt de concepts philosophiques, un enchevêtrement de chemins quasi-impossible à dénouer, du moins que par la pensée. Ce livre est court mais attention, il nécessite une bonne culture philosophique pour pouvoir apprécier la subtilité des théories exposées.

Après la lecture de ce livre, on peut alors se demander pourquoi certains d’entre nous deviennent nietzschéens, et d’autres kantiens. Pourquoi choisir un camp philosophique alors qu’il existe une pluralité de chemins ? Sommes-nous convaincus que certains philosophes détiennent plus la vérité que d’autres, ou « sa vérité » ? Faut-il au contraire tuer ses idoles pour enfin devenir ce que l’on est ?

J’ai constaté que les adeptes de Nietzsche sont souvent des amoureux de la musique. La musique n’est-elle pas l’art qui représente le mieux le devenir ? Qu’en pense Dorian Astor ?

« C’est à la pointe de notre ignorance qu’émerge notre meilleure sagesse ».

Deviens ce que tu es, Pour une vie philosophique, Dorian Astor, Autrement, Septembre 2016, 161 pages, 14,90 €



Tags : Nietzsche
Rédigé par Marjorie Rafécas le Mercredi 5 Avril 2017 à 07:30 | Commentaires (0)

LIVRES PHILous

Mercredi 8 Février 2017

Comme Nietzsche, Julia Kristeva est "nuance" et ne supporte pas les auteurs "qui jouissent de trancher dans le vif de tout ce qui les excite", ce "marketing déprimé". Elle préfère tout disséquer, puiser dans sa mémoire insatiable, ce qui ne l'empêche pas de s'être forgé des convictions solides au fil de son "voyage" de réflexions. Comme celle sur les femmes : "Je n'ai jamais compris comment les femmes pouvaient se vivre comme le "deuxième sexe". Pour moi la féminité exprime l'indéniable, l'irréfragable de la vie."


Je me voyage, de Julia Kristeva et Samuel Dock
S'entretenir avec une femme aussi érudite, brillante et authentique que Julia Kristeva exige un interlocuteur de qualité, ce que réussit avec brio Samuel Dock, psychologue clinicien face à la psychanalyste de renom pour laquelle aucun détail ne lui échappe, dans ce dernier livre paru fin 2016.

Julia Kristeva est résolument une femme libre. Déracinée mais libre. En effet, ce sentiment de déracinement (par ses origines bulgares) est très prégnant dans ce livre. Elle a toujours ressenti un sentiment de solitude malgré sa bonne intégration dans la société française. Accoutumée à la solitude, elle se récitait Nietzsche : "Souffrir de la solitude, mauvais signe : je n'ai souffert que dans la multitude". Ce sentiment d'étrangeté n'a jamais disparu. Elle se sent encore comme "une slave romantique qui aspire à l'impossible plénitude passionnelle". Mais le déracinement n'est-il pas le lot de n'importe quel philosophe ? "Le philosophe s'étonne, car il est étranger à la communauté. "La vie théorique est une vie étrangère".

Ce livre conçu sous formes d'entretiens est organisé autour de sa jeunesse bulgare, son arrivée en France, son couple avec Philippe Sollers, sa grossesse et sa maternité, sa vie d'intellectuelle reconnue au niveau mondial, son œuvre et ses romans. Un voyage très intense où l'on apprécie la finesse des réflexions de Julia Kristeva. Même si on n'a pas lu toute son œuvre, Samuel Dock nous aide en rappelant à chaque fois dans ses questions les traits saillants de ses livres. Dès lors, point nécessaire de maîtriser l'ensemble des livres de Kristeva pour voyager à travers ces pages.

L'érudition et la passion pour la langue française de Julia Kristeva est impressionnante. Elle réalise sa thèse de doctorat sur la Révolution du langage poétique, notamment sur Mallarmé et Lautréamont. Comme le rappelle Samuel Dock, "celui qui ne se révolte pas est mort psychiquement". Selon la psychanalyste, l'histoire du XIXème siècle est foisonnante, avec la guerre franco-prussienne, la Commune de Paris, l'anarchisme, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, la réévaluation de l'alexandrin et l'invention du vers libre, la folie en bord à bord avec la rationalité classique et l'avant goût du surréalisme. Elle aime les forces disruptives des pulsions dans la poésie surréaliste ou dans Baudelaire. Ses champs d'investigation sont le rapport au sacré, l'expérience esthétique, la maternité, la dépression, l'adolescence... Au fur et à mesure, elle acquiert "la conviction qu'il n'y a pas une Littérature mais une expérience imaginaire qui se décline dans une pluralité de styles, de genres et de saveurs, dont la seule raison d'être est de s'opposer à la pensée unique qui caractérise les totalitarismes."

Quant à son couple avec Philippe Sollers, c'est l'histoire d'une rencontre entre deux étrangetés. La conception de l'amour de Julia est à la fois simple et déroutante. Elle reprend l'expression de Marilyn Monroe à son compte "I'm incurably romantic". "Cette alchimie, seul le roman peut l'effleurer". Sollers a un comportement "que l'on attribue aux anges". A la fois humain et divin, il oscille entre proximité et totale absence. Julia trouve cette dualité attachante.

Selon elle, l'amour "ne peut se dire qu'en métaphore". Pour essayer de l'approcher, les humains ont inventé les figures et les genres littéraires, la musique, les arts. D'autres préfèrent la spiritualité. Dans Pulsions du temps, elle écrit "nous sommes tous des adolescents quand nous sommes amoureux". Or l'adolescent est un croyant qui croit dur comme fer que la satisfaction absolue existe...

Existe-t-il également des amours véritables sans secret ? "Le secret, lui, est une alchimie qui nous donne le droit de nous chercher sans blesser les autres", écrit Julia Kristeva dans Les samouraïs.

Julia a également beaucoup œuvré dans la société pour changer le regard sur le handicap. Son fils David atteint d'une maladie rare a changé le sens de son existence et celle de son mari. Elle souligne que dans notre civilisation, "la mort est soit déniée (les religions promettent la vie éternelle), soit refoulée, impensée, censurée par le culte de la performance, croissance, jouissance." Les situations de handicap rappellent la permanence en nous de "la mort, de se accidents et de ses possibles retardements". La politique du handicap vise à apprivoiser cette peur.

Après tout ce voyage riche en expériences et rencontres, Julia nous surprend par sa conception du bonheur, qui est loin d'être celle de l'opinion commune.
"Aussi loin que je m'en souvienne, le bonheur est le deuil du malheur. Cela arrive par épuisement du malheur. Les gens prétendument heureux qui ont occulté le mal-être sont insignifiants".

Une belle leçon de sagesse en somme.

JULIA KRISTEVA, Je me voyage, Mémoires, Octobre 2016, 297 pages, 20 €

Rédigé par Marjorie Rafécas le Mercredi 8 Février 2017 à 07:36 | Commentaires (0)

LIVRES PHILous

Mardi 1 Novembre 2016

Cet été, grâce au livre Voyage au centre de Paris d'Alexandre Lacroix (Directeur de la rédaction de Philosophie magazine), j'ai découvert un Paris sinueux et cérébral, débordant de mystères et de rencontres improbables : les artistes expérimentaux du 9 rue Gît-le-Coeur de Mme Rachou, l'Inconnue de la Seine, jusqu'aux "champs d'énergie cosmiques" d'occultistes imprudents... Ambiance mystérieuse qui se marie bien avec ce 1er novembre revêtu de ses belles couleurs d'automne. Un climat érudit et de suspense qui nous fait oublier instantanément le gris routinier et sans saveur du métro-boulot-dodo parisien, pour mieux renouer avec les histoires extraordinaires de notre capitale.


Paris dans la tête d'un philosophe, cela vous tente ?
Paris est-elle (il) une capitale masculine ou féminine ? On dit bien la ville lumière, Ernest Hemingway l'a comparée à une fête. Comme le suggère Alexandre Lacroix, Paris est plus proche des capitales féminines "comme les vieilles courtisanes, Rome ou Athènes". "Des beautés fanées qui refusent de cesser de plaire", à la différence des villes masculines comme "Londres et New York, qui ont quelque chose de direct, d'énergique et vulgaire".

Mais sa féminité trébuche parfois, voire souvent. Comme la fine poussière blanche du jardin du Luxembourg qui nous renvoie à une sécheresse minérale, dépourvue de toute rondeur féminine. Elle est également à certains endroits éventrée par les grands boulevards tracés par Haussmann. "Les hommes du XIXème siècle ne doutaient pas un instant que la totalité fût à leur merci". C'était le siècle du positivisme et de l'esprit du système. Hegel écrivait le développement de l'Esprit depuis les origines du monde. Marx, Darwin, Comte, Malthus, Balzac... "Les intellectuels de ce temps-là étaient confiants dans leur pouvoir de regrouper en un récit unique. En architecture, le boulevard Sébastopol représentait l'exact équivalent de l'esprit de système, qui se marie si bien avec la cuisine bourgeoise." "Entre le baron Haussmann, Hippolyte Taine et Hegel, la distance n'est pas bien grande : tous ces hommes ont rêvé de tenir les siècles précédents dans leur poing, quitte à les réduire en bouillie. Un aveuglement qui fit leur grandeur. C'étaient des grossistes du Concept, de la Prose, de l'Urbanisme..." Les parisiens de souche sont devenus aux yeux du préfet les étrangers qu'il fallait chasser. Au XXème siècle, ce bel optimisme a fait naufrage. Dieu est mort. Le chemin est devenu le but. Les femmes rivalisent de talent avec les hommes. Mais l'Haussmannien bourgeois est toujours là, élégant, presqu'inaccessible à cause du prix de l'immobilier au m2 qui ne cesse de flamber.

Mais, en dehors de cet esprit totalitaire du baron Haussmann, on rit quand l'auteur évoque les hantises sexuelles que nous ont léguées de nombreux artistes contemporains : "des fragments de libido, des obsessions érotiques qui se trouvent intégrés au tissu urbain et dont l'exposition assumée produit un effet d'inquiétante étrangeté, comme si on assistait à une psychanalyse". C'est par exemple l'effet que fait la bouche de Métro place Colette d'Othoniel ou le centre Beaubourg avec la fontaine de Niki de Saint Phalle. "Tu crois t'engager dans une bouche de métro, et c'est dans la crasse soufrée et nauséabonde d'un anus retourné en parure de vieille princesse décadente que tu t'enfonces sans le savoir". "La fontaine de Niki, ce sont les séquelles d'un inceste."

Ce livre peut parfois s'apparenter à une psychanalyse de Paris, avec l'interprétation de ses symboles et de ses névroses. D'ailleurs, l'auteur en profite également pour réaliser sa propre introspection sur l'amour. Dans sa flânerie, il s'adresse sans cesse à sa chère et tendre. Il partage avec André Breton cette idée que "l'on ne tombe pas amoureux, que cela n'a rien d'une chute et que l'opération par laquelle l'amour germe dans nos cœurs relève bien davantage du jeu de piste ou de la chasse au trésor." "On suit des signaux énigmatiques dans la nuit qui nous font dériver de notre trajectoire ordinaire et nous guident à travers les territoires de l'imaginaire et du fantasme, oui pour moi l'amour a toujours ressemblé à une dérive psychogéographique". D'ailleurs, lorsqu'il descend dans les souterrains infernaux de la libido (une sorte de bar glauque et un peu libertin), il comprend que "l'amour est d'une force supérieure à la sexualité, quoi qu'en disent les insensés". L'amour est comparable aux "formes extérieures de la ville, ses surfaces claires, les façades, les vitres avec la clarté des réverbères, (...) une civilisation, un univers de symboles maîtrisés, une victoire de la vie et non un abandon au néant."

Néanmoins, dans sa nervosité universelle, Paris, comme toutes les capitales, propose à la fois l'amour et le néant. A nous de choisir le chemin le plus agréable et instructif.

Un livre à parcourir à travers un itinéraire riche, mais cloisonné entre les 1er et 6ème arrondissements, composé de plus de 40 chapitres passionnants.

Voyage au centre de Paris, Alexandre Lacroix, version poche J'ai lu, 2014 (382 pages, 8€).


Rédigé par Marjorie Rafécas le Mardi 1 Novembre 2016 à 23:37 | Commentaires (0)

LIVRES PHILous

Jeudi 22 Septembre 2016

Francis Métivier, par son titre Liberté inconditionnelle qui détonne, fait un pied de nez à la tendance actuelle qui consiste à proposer des livres "mode d'emploi" pour accéder au bonheur ou à la joie. Point étonnant pour ce philosophe rock 'n' roll (auteur de Rock'n philo) de ne pas souscrire à toute cette mollesse monotone autour du bonheur. Il dénonce d'ailleurs cet éloge de la joie qui a tendance à déformer la théorie de Spinoza, qui se retrouve être le philosophe star de la joie... Alors qu'en réalité, la joie spinoziste tend vers Dieu.


Arrêtez de chercher le bonheur, soyez désinvolte !
Aujourd'hui, tout est centré sur cette quête du bonheur. Même au travail, on crée des métiers exotiques de "chief happiness officer" pour valoriser le bien-être en entreprise. On mesure même le bonheur intérieur brut des pays... Mais on se préoccupe de moins en moins de notre degré de liberté. "Le bonheur est au fond un concept très contemporain. L'homme dans l'histoire de la pensée, s'est interrogé sur le soulagement, l'ataraxie, l'absence de douleur". Or, de nos jours, la philosophie, pour se faire aimer, s'est transformée en marchande du bonheur. "Le bonheur est devenu une grande surface commerciale où poussent les rayons "joie", "bien-être", "connaissance de soi" ou "beauté"." C'est la frénésie des faux philosophes et du retour de la caverne de Platon. Pourtant notre société a tendance à réduire tout doucement nos petites libertés, en les traçant subtilement dans le magma sans fin du big data. Même l'informatique réduit notre espace en le codant. Francis Métivier a donc raison d'attirer notre attention sur la liberté. Rien n'est acquis. Les révoltes sociales ont surtout émergé pour la liberté, non pas pour le bonheur. La liberté est grandiose, alors que le bonheur est quelque chose de plus intime et subjectif.

Nous sommes dans l'ère du "bonheur contenu". Pour illustrer ce type de bonheur, l'auteur évoque les propos de Zizek, la "permission de jouir dans le pseudo-infini d'une consommation fermée". "Bois tout le café que tu veux. Mais si et seulement si celui-ci est décaféiné. La liberté du café décaféiné à volonté parce qu'on a retiré à la substance". Tout est permis, mais à condition que cela soit sous contrôle.

Autre inconvénient de cette quête absolue du bonheur, ce dernier pousse parfois à trop de comparaison. Quand on est libre, on ne se compare à rien, puisque que l'on est affranchi des injonctions. "Le bonheur dont l'envie ne vient pas de moi se heurte à deux maux : la comparaison et la jalousie." En témoignent les réseaux sociaux : montrer son bonheur, "ce comportement rend heureux, oui... mais deux minutes seulement". Cela revient à la théorie d'Elsa Godart qui souligne qu'interrompre sa jouissance pour poster un selfie, ce n'est plus jouir... "Ce sentiment de compétition sociale tue à la fois la liberté et le bonheur"

Voulons-nous alors donner raison à Schopenhauer qui nous condamne à demeurer des êtres de désir, englués dans le manque et la frustration, soit dans le déterminisme d'une souffrance certaine ? Ou au contraire, ne serait-il pas plus judicieux d'essayer de penser en être libre ?

L'auteur nous invite à être désinvolte. "Etre désinvolte, c'est laisser le temps s'écouler, s'en branler que le temps s'écoule, et ne pas s'en cacher, faire passer le temps au sens strict. Etre détaché du monde et de soi." Il faut savoir que le mot désinvolture vient du latin volvo, qui signifie "rouler, dérouler, développer". C'est accepter d'être en roue libre, le freewheeling. Mais pour arriver à ce stade, il faut avoir beaucoup pédaler.. Diogène était désinvolte dans son tonneau. Il faut refuser de céder aux injonctions honteuses. "Le désinvolte se moque de la vérité". C'est le contraire de l'hyperactivité dans laquelle nous entraîne la société actuelle, qui frise le burn out. On ne peut pas changer le monde, mais on peut construire partiellement son monde.

Chose importante que l'on a tendance à nier : pour être libre, il faut se confronter à l'idée de la mort. Faire comme si elle n'existait pas n'est pas une attitude responsable La mort a été pendant des siècles le principal sujet des philosophes. La mort est le sujet dont découlent les vraies questions philosophiques. On ne peut en faire abstraction.

Vaut-il mieux alors mourir libre ou heureux ? Mourir debout ou vivre à genoux ? Les grands hommes n'ont pas peur de la mort car ils savent que la liberté est plus précieuse qu'un petit bonheur moelleux.

"Notre liberté humaine est notre transcendance", comme le rappelle l'auteur. C'est la liberté qui nous rend humain. Même si la liberté est une quête difficile, voire un combat permanent.
Un essai à lire pour se réveiller et se confronter aux vraies questions.

Liberté inconditionnelle, Francis Métivier. Pygmalion, 2016.

Rédigé par Marjorie Rafécas le Jeudi 22 Septembre 2016 à 07:39 | Commentaires (0)

Faut-il s'inquiéter des selfies ? C'est la question que s'est posée Elsa Godart, docteur en philosophie et psychanalyse, à travers son dernier livre publié récemment Je selfie donc je suis.
Derrière le phénomène superficiel du selfie, se cache en réalité un changement radical de notre rapport au monde et aux autres.


Selfies et émoticônes, halte à la standardisation des émotions
Cette nouvelle communication facile et instantanée constituée d'images et de photos peut mettre à rude épreuve notre capacité à supporter la frustration et à s'ouvrir aux autres. Ce n'est pas la première fois que des spécialistes en psychologie nous alertent sur cette nouvelle tendance sociétale. Samuel Dock et Marie-Hélène Castarède l'ont déjà fait dans leur essai Le nouveau choc des générations où ils dénoncent qu'une communication basée exclusivement sur l'image élimine l'intériorité et la vie psychique. Trop d'images uniformisent les émotions. Le corps ne peut remplacer la pensée (cf. notre article Le nouveau choc des générations aura-t-il lieu ? )

La tendance de l'a-lien-ation : comment rencontrer l'autre ?

Les SMS sont souvent malheureusement trop spontanés, irréfléchis, compulsifs. Propulsés dans l'ère du vide à la vitesse de la lumière, ils permettent de faire autant de déclarations d'amour sans jamais s'engager. Aujourd'hui, les émoticones, les selfies, les sextos, peuvent permettre en une seconde de déclarer sa flamme. Les téléphones portables ont véritablement modifié notre rapport au monde affectif. L’amour est en pleine mutation. "Il s’est mis à l’heure du non-engagement et de la superficialité, accentué par la modification de notre rapport au temps et à l’espace". Ce sont nos téléphones portables qui sont aujourd’hui nos plus fidèles partenaires. Nous sommes parfois comparables à des "a-lien-és". Des aliénés vis à vis des autres, de nous-même et surtout de la vie. Si on s'en tient au site du Beautiful Agony, même la "petite mort" est selfisée. Or comme le fait remarquer fort justement Elsa Godart, photographier la jouissance en pleine jouissance, n'est-ce pas finalement interrompre cette jouissance ? "Au lieu de vivre des moments réels, nous avons tendance à nous oublier dans le virtuel." L’onanisme selfique est révélateur d’un comportement hypermoderne très inquiétant : "désormais nous cherchons notre jouissance en dehors de l’autre, je jouis de moi et par moi ! L’autre n’est plus appréhendé comme partie possible venant à la rencontre de moi-même."
Le risque est de consommer de la relation, de l'offre virtuelle en images aseptisées, avec indifférence sans jamais accéder à un "réel émerveillement", à ces moments parfaits qu'évoquait Jean-Paul Sartre au siècle dernier... Si l'on s'en réfère à l'application Tinder qui permet de faire défiler les profils des utilisateurs selon le sexe et la position géographique, quel goût peut avoir ce type de relation éphémère ? Le règne de l’eidôlon (image en grec) s’impose dans l’offre virtuelle, tellement exponentielle que le choix devient impossible. On a perdu le sens de l'engagement. Or n'oublions pas que l’engagement est aussi un renoncement et que ce dernier est l’expression de notre liberté.
Si nous ne savons plus renoncer, sommes-nous encore libres ? D'où le choix pertinent de l'auteur du mot "aliéné" pour décrire le phénomène du selfie, qui aboutit à une diminution progressive de notre liberté, de notre capacité à nous lier aux autres, et accessoirement, à l'étouffement de notre moi authentique.

Vers une normalisation émotionnelle

Elsa Godart traduit ce nouvel ère de l'image numérique par l'eidôlon, l'image en grec qui s'oppose au logos, le discours rationnel et structuré. Toutes ces images postées sur les réseaux sociaux n’ont pas pour vocation d’être interprétées. Quel est l'objectif d'un selfie ? En dehors de celui de compter le nombre de "like" ou de petits émoticônes en forme de coeur. Les commentaires sont rarement florissants. Les échanges sur le Net à l'aide d'emoji rendent alors le langage essentiellement affectif. "Les emoji réduisent notre champ émotionnel en le systématisant. L’emoji discrédite toute poésie. Il n’est plus question de chercher au plus juste et au plus profond de soi. Les émoticônes condamnent le sujet à une normalisation émotionnelle et annihilent toute forme de singularité.". C'est principalement ce conformisme émotionnel qui doit nous alerter, car cette uniformisation des sentiments ne tend-il pas à tuer l'individu ? Et les célèbres maximes philosophiques "Connais-toi toi-même" et "deviens ce que tu es". La maïeutique se meure à l'heure de la selficisation... L'auteur voit juste : le passage d’un mode rationnel à un monde émotionnel nous replonge alors tout droit dans la caverne platonicienne.
Cette uniformisation des émotions peut être d'ailleurs illustrée par la mise au point d'un dernier algorithme pour décrypter sur Instagram les comportements et la santé mentale des utilisateurs. Ceux qui posteraient des photos de chats auraient des tendances dépressives (cf. La dépression visible sur les photos Instagram : attention à vos lectures ). Si un algorithme peut analyser nos états d'âme juste à travers des photos, il y a alors de quoi s'inquiéter, car nous ne sommes pas loin de la robotisation...


Le danger paradoxalement de l'ultra connexion : se sentir seul au monde


Le selfie reste un acte solitaire et nous place dans une situation d'attente vis à vis des autres. On consulte compulsivement son smartphone au moindre "like". Et souvent, il n'y a pas la moindre amorce d'un dialogue. Pas un seul mot. C'est l'ère du vide. On se consume doucement. Or, comme le rappelle l'auteur, la vie est de l'autre côté de la fenêtre, ces rues où des visages s'illuminent, ces bouches où émanent des voix chaudes, douces et humides, le monde des vivants tout simplement. Finalement, le selfie, n'est-ce pas la mort de soi et des autres ?

Le selfie rend-il néanmoins possible une nouvelle forme de créativité ?


Restons toutefois optimistes, il ne s'agit pas de tout rejeter en bloc. Laissons peut-être le bénéfice du doute aux selfies, comme le suggère l'auteur. Les images, accompagnées d'un regard critique et d'une prise de recul avec des "mots", peuvent peut-être faire émerger une nouvelle révolution esthétique.
Les photos peuvent nous rendre plus créatifs, à condition de les utiliser dans un objectif précis et de les "logo-tiser".

Au risque sinon de sombrer dans le : je selfie donc je ne suis pas !

Je selfie donc je suis, Elsa Godart, 2016, Albin Michel.



Rédigé par Marjorie Rafécas le Mardi 13 Septembre 2016 à 07:35 | Commentaires (0)

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Marjorie Rafécas
Marjorie Rafécas
Passionnée de philosophie et des sciences humaines, je publie régulièrement des articles sur mon blog Philing Good, l'anti-burnout des idées (http://www.wmaker.net/philobalade), ainsi que sur La Cause Littéraire (https://www.lacauselitteraire.fr). Je suis également l'auteur de La revanche du cerveau droit co-écrit avec Ferial Furon (Editions du Dauphin, 2022), ainsi que d'un ouvrage très décalé Descartes n'était pas Vierge (2011), qui décrit les philosophes par leur signe astrologique.




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