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Deux peuples pour un État, de Shlomo Sand

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Shlomo Sand (professeur émérite d'histoire contemporaine à l'université de Tel-Aviv) est sans doute l'intellectuel israélien le plus connu en France. Rédigé avant l'attaque du 7 octobre, son dernier ouvrage – Deux peuples pour un État ? Relire l'histoire du sionisme (Seuil, janvier 2024) – met en perspective la situation d'Israël, a priori condamné à la montée aux extrêmes. Sa relecture de l'histoire du sionisme livre un puissant éclairage sur l'un des rares États ethniques de la planète.

Deux peuples pour un État, de Shlomo Sand

Shlomo Sand est connu pour son engagement politique. Militant historique de la gauche israélienne, il n’en est pas moins un ancien combattant de la guerre des Six Jours, un historien iconoclaste et un individu dont le destin se confond – d’une manière ou d’une autre – avec celui de son État. Sand surprend cependant : « Je rédige ce texte comme une tentative désespérée de me libérer de cette empreinte déterministe, aveugle et aveuglante, grosse de dangers pour mon avenir et pour celui de tous ceux qui me sont chers. » C’est là qu’il convient de tendre l’oreille à l’auteur israélien – qu’il nous semble ou non sympathique –. Bon connaisseur de l’œuvre du syndicaliste-révolutionnaire Georges Sorel (L’Illusion du politique. Georges Sorel et le débat intellectuel en 1900, La Découverte, 1984), il s’attache depuis longtemps à penser envers et contre ses propres attaches. La situation contemporaine s’avère inextricable : la colonisation en Cisjordanie est trop avancée pour que l’État israélien en évacue les colons. L’annexion de Jérusalem, l’occupation de la Cisjordanie et l’encerclement de Gaza rendent impossible la création d’un État palestinien viable. Suivant l’analyse de Sand, Israël est donc confronté à un dilemme : l’expulsion massive des populations arabes natives vers la Jordanie et l’Égypte (condamnant ces États à l’implosion) ou le recours ultime au mythe de l’État binational.
Reste à comprendre où veut en venir Shlomo Sand. Si Israël est parvenu – politiquement et intellectuellement – au point de non-retour, comment envisager l’avenir ? Une figure permet ici à Sand de questionner les contradictions fondatrices de son État d’appartenance afin d’en penser nouvellement les enjeux. Ahad Haam (« Un du peuple » ; né Asher Hirsch Ginsberg [1856-1927]) est sans doute possible convaincu de la singularité juive – de la nécessité de sa préservation. Éduqué au sein d’une famille hassidique et ancien élève d’une école talmudique, sa rupture avec l’éducation religieuse n’implique pas le renoncement à une identité ou un destin. Il refuse logiquement d’adhérer à la social-démocratie comme au parti yiddish du Bund, dont il perçoit la dépendance aux logiques européennes. Ni l’une ni l’autre option ne peut servir l’identité juive. Sa vie privée témoignerait à elle seule d’une mentalité radicalement différentialiste. S’il aspire au développement d’une culture juive laïque (ou laïcisée), le mariage de sa fille Rachel à un écrivain russe d’extraction chrétienne se solde par un rejet catégorique. Haam ne reverra sa fille qu’après son divorce.
Critique des Juifs dépendants de l’espace civilisationnel européen, Ahad Haam craint d’abord l’assimilation. L’émigration vers la Palestine s’impose à lui. Son choix s’avère cependant inséparable de la critique du projet formulé par Theodor Herzl (1860-1904), dont l’État des Juifs (Der Judenstaat, 1896) lui semble une simple réplication de l’État européen. Pourquoi émigrer, s’il s’agit de prolonger un nationalisme pensé par et pour une autre culture ? Herzl s’exprime en allemand. Haam adopte et promeut la langue hébraïque. Son désir de fonder un « centre spirituel » typiquement juif le conduit à soutenir l’organisation des Amants de Sion (fondée en Russie après les pogroms de 1881), dont il a cependant tôt fait d’identifier les limites. S’il faut retourner en Eretz Israël, en Palestine, s’impose rapidement une évidence : il ne s’agit pas d’un désert inhabité. La vision de Herzl ? Une vision européenne, allemande ; coloniale. À quoi bon tenter de constituer au profit des Européens « un morceau du rempart contre l’Asie » ? L’idée de Herzl relève de la « singerie ». Quant au discours des colons ? Une projection hypocrite, peu conforme au génie véritable du judaïsme. Dès 1891, Haam publie dans Ha-Mélitz (premier journal hébraïque dans l’Empire russe) l’analyse de son séjour en Eretz. La Palestine n’est pas la nouvelle « Californie » promise. Pire encore : il « est très difficile de trouver des champs cultivables qui ne soient pas utilisés pour la plantation [par des Arabes] ». Ces derniers « voient et comprennent ce que nous faisons dans le pays, mais ils se taisent et font semblant de ne rien remarquer ».
L’aveuglement des colons, si rapidement passés de la condition de l’exil à une « liberté illimitée », constitue le premier défi de l’État en formation. Approuvant et traduisant en hébreu la déclaration de 1917 de Lord Balfour à Lord Rothschild sur l’installation d’un « foyer juif » en Palestine – où il émigre définitivement en 1921 –, Ahad Haam n’en formule pas moins l’idée d’un État binational. L’affirmation ne découle pas d’une lutte contre sa propre identité juive, d’une minoration des intérêts proprement juifs. Elle découle de son différentialisme : l’émigration vers la Palestine doit être encouragée ; mais sans mensonge. La lucidité doit l’emporter, s’il en va de plus que la sécurité et la prospérité des Juifs (qui peuvent auquel cas préférer l’Amérique). Le rayonnement de la singularité juive pourrait d’ailleurs conduire à un retournement des conditions pratiques en Eretz. Une « fois que nous serons devenus, dans le pays, une force culturelle d’esprit judaïque, il est possible que les Arabes se fondent parmi nous. » Étonnante déclaration, que l’on peine à saisir en postulant un simple sentiment de supériorité culturelle. C’est l’appréhension ethnique de la réalité qui conduit Haam à envisager la fusion des populations : après tout, les Arabes sont les « habitants ancestraux du pays, et certains d’entre eux sont peut-être des descendants de notre peuple. »
Shlomo Sand entend vraisemblablement jouer du paradoxe ; s’appuyer sur les contradictions apparentes de figures simultanément marginales au plan politique et durablement célébrées par l’intelligentsia sioniste et israélienne. L’évocation des personnalités les plus diverses poursuit un objectif. L’économiste et sociologue Arthur Ruppin (1876-1943) peut déclarer en 1936 lors d’une session de l’Organisation sioniste que « les Arabes résidant en Eretz Israël sont les descendants de ces mêmes Arabes, qui s’y trouvaient il y a deux mille ans, et qui étaient alors appelés juifs. » Autant conclure que la « race n’a pas changé », suivant l’une des principales préoccupations du fondateur du Brit Shalom (« l’Alliance pour la paix » judéo-arabe, dès 1925). Le « père de l’entreprise de colonisation sioniste » s’inspire explicitement de sa natale Prusse-Occidentale et des efforts de germanisation des territoires polonisés pour penser le développement du futur État juif. Partisan d’une « hygiène raciale » juive, Ruppin se rend en 1933 à Berlin pour y rencontrer le raciologue Hans Günther. L’intellectuel sioniste aspire à « réduire la composition sémite du sang juif contemporain » (Sand, résumant la pensée de Ruppin) après avoir quelques années durant aspiré à la création d’un État binational judéo-arabe. Réaliste, il s’inquiète logiquement du « gouffre qui s’instaure entre les deux peuples » et de « l’attitude chauvine et dénuée de compréhension envers les Arabes de la part de nombreux Juifs. » Il en va ici selon Sand d’une logique et d’un itinéraire cohérent.
L’Université hébraïque de Jérusalem – véritable pilier de l’État à venir – accueille logiquement les personnalités les plus opposées, d’Arthur Ruppin au philosophe Martin Buber (1878-1965) émigré en Palestine à compter de 1938. L’année universitaire 1933 s’y ouvre ainsi par une sentence, de la bouche de son chancelier Leon Magnes (1877-1948) : « On peut dire, cependant, que le peuple juif constitue un exemple emblématique de l’idée du sang, de la race et de la communauté, exemple du Tu nous as choisis. Ceux qui détestent tout à la fois Israël et les Allemands prétendent que les Allemands ont hérité de l’arrogance des Juifs. » Sans doute faut-il entendre ici l’expression d’un malaise, d’un questionnement radical quant à la signification morale de l’installation collective en Palestine. L’allocution d’ouverture de l’année 1929 tient à cet égard de la clef d’interprétation : « il faut trouver des issues », et l’une « des plus grandes tâches culturelles du peuple hébreu consiste à essayer d’entrer dans la Terre promise, non pas par la conquête, à la façon de Josué, mais par les voies de la paix et de la culture, par un dur labeur, par le sacrifice, par l’amour, et par la décision de ne rien faire qui apparaisse injuste aux yeux de la conscience du monde. »
Shlomo Sand note qu’une part des intellectuels (et émigrés) sionistes fut précocement convaincue de la nécessité de prendre en compte les intérêts objectifs et la subjectivité des Arabes de Palestine. L’historien et théoricien critique du nationalisme Hans Kohn (1891-1971) plaida par réalisme et pragmatisme pour l’abandon de toute ambition à instaurer un État à majorité juive. Les événements de 1929 (environ 130 Juifs et 110 Arabes tués ; répression des émeutiers par les Britanniques) annoncent une modalité non seulement durable, mais indépassable de conflictualité : « Il est vrai qu’en août les agresseurs étaient arabes. Ne disposant pas d’une armée, ils n’ont pas pu respecter les règles du jeu. Ils ont recouru à tous les moyens barbares qui caractérisent une révolte anticoloniale ». S’imaginer qu’il est éternellement possible de mobiliser sainement un peuple en armes relève pour Kohn de l’illusion – d’une forme de déréalisation éthiquement et politiquement coupable – : « C’est une auto-duperie facile, car les résultats, désastreux, sont d’ores et déjà en place, et chacun devra rendre des comptes sur ce que ses actes aujourd’hui induiront demain. Dans le futur, tous étonnés diront : « Nous n’avions pas souhaité cela ».
On songe dès lors au travail désormais classique du confrère de Shlomo Sand, Benny Morris, issu du centrisme modéré. Ben Gourion (Premier ministre travailliste en 1948 [1886-1973]) aurait transmis dès avril 1948 des directives relatives au transfert des Arabes de Palestine. L’usage de la force contre des communautés villageoises palestiniennes ne fut pas nécessairement orchestré. On incita cependant au « nettoyage ethnique ». Et Benny Morris de conclure : « Il y a des circonstances dans l’histoire qui justifient la purification ethnique. Je sais que ce terme est complètement négatif dans le discours du XXe siècle, mais quand vous avez le choix entre la purification ethnique et le génocide, l’annihilation de votre peuple, je préfère la purification ethnique ».
L’examen de conscience auquel Sand appelle ses lecteurs ne relève pas du moralisme ou de l’idéologie. Il a de toute évidence vocation à assurer la pérennité d’Israël – à un tournant de son histoire. Le débat fondamental n’oppose plus les Israéliens de droite aux Israéliens de gauche, les religieux réalistes aux laïcs, ni même peut-être les tenants d’une identité ethnique aux partisans d’une identité civique. La question de Palestine conduit paradoxalement Israël à sa neutralisation. La vie nationale israélienne est désormais menacée par les factions les plus impolitiques. À compter de 1967, les narrations religieuses intransigeantes s’articulent moins aux raisonnements de sionistes convaincus qu’aux représentations et intérêts des catégories sociales les plus dépolitisées.
L’image de la « puissance nationale » satisfait les couches populaires, qu’elles jouissent ou non concrètement de la conquête. Les classes moyennes constatent le nouveau rapport de force. Elles s’y habituent et en tirent éventuellement quelque profit. La colonisation de la Cisjordanie n’est dès lors pas une entreprise essentiellement politique-idéologique. L’idéal de la « classe moyenne » propriétaire y concurrence efficacement l’imaginaire conquérant. Des aspirations banales (accès à la propriété privée, superficie du logement, infrastructures, …) complètent les élans militants radicaux : la petite-bourgeoisie s’installe sans ressentiment ni introspection dans un lotissement sécurisé, au cœur des territoires occupés. L’état du marché foncier explique plus sûrement l’installation de la plupart des « colons » que la mythologie messianique. Reste à considérer nouvellement la condition juive ; la condition israélienne ; l’avenir possible de l’État.
L’avenir est désormais trop incertain pour se contenter de catégories héritées et de discours polémiques. L’hypothèse de l’État binational importe donc vraisemblablement moins à Sand que l’instauration d’un nouvel espace commun d’introspection et de projection, à l’aune de l’histoire du sionisme. Nous ne pouvons ici prendre position : nous ne pouvons cependant qu’admirer la capacité d’une société à questionner si radicalement ses propres fondements identitaires. Dans l’espoir d’assurer par-delà les clivages sa survie politique et culturelle.
Benjamin Demeslay
15/07/2024

Shlomo Sand, Deux peuples pour un État ? Relire l’histoire du sionisme, Paris, Seuil, 2024, 243 p.


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