LES GIOVANNALI OU LES MALHEURS DE LA PURETE
INTRODUCTION
Dans la Corse du XIV° siècle (de 1350 à 1361 ou 1370 selon les sources), un épisode historique devenu quasi mythique défraie la chronique : il s'agit de ce que l'on peut sans crainte appeler la tragédie des GIOVANNALI, "hérétiques" (ou considérés comme tels) enflammés jusqu'au sacrifice par les ardentes prédications d'un frère franciscain.
S'agissant des pseudo-cathares insulaires, l'orthographe italienne de GIOVANNALI ou celle, qui se veut plus corse, de GHJUVANNALI est généralement utilisée.
Nous n'entrerons pas dans une querelle linguistique, car tel n'est pas l'objet de notre propos.
Il s'agit pour nous, très simplement, de mieux connaître un épisode de notre histoire.
Trois explications sont généralement avancées pour expliquer l'origine exacte du terme de Giovannali attribué à cette petite communauté qui eut à subir les foudres d'une papauté qui se révélait particulièrement répressive lorsqu'étaient mis en cause l'ordre établi et l'orthodoxie religieuse (qui soit dit en passant allaient souvent de pair à cette époque).
- La première, est que les adeptes de la communauté, (au départ quelques tertiaires franciscains) avaient pour coutume de se réunir dans une église de Carbini portant le nom de San Giovanni.
- La seconde est tout simplement que le prédicateur qui leur servit d'inspirateur et de guide fut un certain Giovanni, improprement appelé Di Lugio par certains historiens insulaires.
Giovanni Di Lugio, évêque cathare de l'Eglise de Desenzano, en Italie du nord, scolasticien éminent, auteur supposé d'un traité de réflexion théologique dualiste intitulé "Le livre des deux principes", était en effet antérieur de près d'un siècle à notre prédicateur, qui était, lui, un modeste franciscain nommé Giovanni Martini, mandaté cependant, dit-on, par le Ministre Général de l'Ordre.
- La troisième explication, enfin, est que les Giovannali se seraient prévalu de la tradition Johannique.
Jean, présumé auteur de l'apocalypse, est en effet apprécié par les "purs" pour ses diatribes contre les débauches, la décadence et le déni des lois divines.
L'évangile de Jean était, dit-on, le livre de prédilection des Cathares. Il a pu également être celui des Giovannali.
I. LE CONTEXTE
Pour comprendre l'épisode des GIOVANNALI, il faut nécessairement le replacer dans le contexte de l'époque, contexte à la fois:
- géographique,
- politique,
- économique et social,
- religieux enfin, car l'histoire des Giovannali présente une forte connotation mystique.
Le contexte géographique
Carbini se situe au cœur d'une zone montagneuse, l'Alta Rocca, que l'on a pu qualifier de "livre de pierre", tant les sculptures de la nature y suscitent un émerveillement teinté de profondes interrogations.
Carbini est décrit comme "… placé sur un petit plateau établi à mi-côte d'une immense montagne de granit. D'énormes rochers polis et nus semblent jaillir de toutes parts et, par leurs teintes grisâtres, s'harmonisent avec la grandeur sauvage du site".[1]
"…Les Giovannali… se rassemblent d'abord à Carbini, dans la région de la Corse où dolmens et menhirs sont particulièrement nombreux, près d'une vaste forêt de chênes séculaires, la forêt d'Arone".[2]
Il a par ailleurs été écrit que "…Leur Pievan Ristoro , un homme habile, sut cimenter les sentiments affectifs et religieux des membres de la Confrérie et essaimer sur la Corse entière". [3]
Pour ma part, j'incline à croire que le mouvement, parti de Carbini, fut circonscrit à une zone relativement restreinte: une partie de l'en deçà des monts, avec deux points "névralgiques", l'Alta Rocca et l'Alesani (Alisgiani).
En effet, l'hérésie a vu le jour dans la pieve de Carbini mais le bastion de la résistance s'est installé dans la pieve d'Alesani, tandis que l'on situe un dernier épisode tragique, celui qui a engendré une sorte de mythologie locale, dans le cirque montagneux de Ghisoni.
Je n'évoquerai pas, pour ma part, cet épisode mythique, et je m'efforcerai plutôt de situer la Corse des Giovannali dans le cadre "géopolitique" qui était alors le sien.
Le contexte politique
La Papauté, qui s'était posée en héritière de l'empire romain d'Occident (disparu sous les coups des "barbares" en 476), se trouvait être détentrice de la souveraineté en Corse depuis une donation effectuée par Pépin le Bref, en 754, donation qui aurait été confirmée par le fils de ce dernier, Charles (le futur Charlemagne) en l'an 774.
Mais elle s'était avérée incapable d'assurer l'exercice réel de sa souveraineté.
Elle avait dans un premier temps, pour combattre les incursions prolongées des Maures, eu recours au bras armé de la noblesse toscane et ligure. L'envoi en Corse, vers 815, du Conte Ugo Colonna et de ses compagnons serait à l'origine de la noblesse insulaire.
Plus tard, en fonction la conjoncture, la Papauté s'est appuyée sur l'une ou l'autre des deux grandes cités marchandes de Méditerranée, PISE et GENES, pour assurer la gestion administrative et financière de sa possession.
Elle a d'abord accordé une "investiture" sur la Corse à PISE, puissance alors dominante en Méditerranée occidentale (1.077, avec extension des droits en 1091).
Les deux siècles de présence pisane (une colonisation relativement douce au demeurant) ont pris fin avec la bataille navale de la Meloria (1.284) qui a permis à Gênes de supplanter définitivement PISE en Méditerranée occidentale.
Gênes s'est activée auprès de la Papauté pour voir confirmer par l'Eglise, au détriment de Pise, les avantages conférés par sa politique de pénétration et de conquête.
De fait, la Papauté ne donnera jamais à Gênes une "investiture" totale sur la Corse, se contentant de confier à l'archevêque de Gênes un droit d'investiture sur une partie des diocèses insulaires (ce qui explique l'intervention de l'archevêque de PISE dans l'affaire des Giovannali).
En 1.296, la Papauté a accordé, par contre, une "investiture" sur la Corse à la maison d'ARAGON, autre impérialisme se développant alors en Méditerranée.
Pise était en effet une puissance déclinante, Gênes se révélait trop directement rivale de la Papauté, et Aragon, obtenant la Corse, pouvait abandonner sa mainmise sur la Sicile, chère à la maison d'Anjou, alliée du Pape.
Gênes a donc été amenée à guerroyer à plusieurs reprises sur le territoire de la Corse contre les tentatives d'installation aragonaises. Ce n'est qu'en 1434 que Gênes parviendra à bouter définitivement ARAGON hors de Corse (Vincentello d'ISTRIA, Comte de Cinarca, vice-roi de la Corse au nom d'ARAGON est décapité à Gênes à cette date).
Ainsi, à l'époque des Giovannali, la Corse est une île sur laquelle GENES et ARAGON tentent de s'implanter… en s'assurant le concours d'affidés locaux, qui constituent leurs "clans" respectifs.
Les deux impérialismes ont en effet constamment bénéficié de l'appui des seigneurs insulaires qui ont pris le parti de telle ou telle puissance afin de tirer profit de leur allégeance. Ces derniers ont été tantôt vassaux fidèles, tantôt vassaux félons jouant leur propre jeu en raison de leurs ambitions personnelles, tantôt vassaux contraints (ex: enfants pris en otage), tantôt vassaux ralliés alternativement ou successivement à l'un ou l'autre conquérant.
Le mouvement des Giovannali est jalonné par 3 dates importantes de l'histoire de la Corse :
- A l'heure où ils apparaissent, vers 1350, la Corse vient de se donner officiellement à la République de Gênes. En effet, par un acte du 12 août 1347, une Cunsulta nationale, composée de représentants de "A Terra di U Cumune" et d'une partie des seigneurs locaux a décidé de déférer à Gênes la souveraineté sur l'île. Les Corses ont eux-mêmes en quelque sorte installé Gênes à demeure sur leur territoire.
- En 1355, l'un de ces seigneurs, Guglielmo della Rocca, abandonne la protection de Gênes, et, s'alliant à ARAGON, parvient à inféoder l'île presque entière à la puissance aragonaise.
- En 1358, alors que l'extermination des Giovannali est pratiquement consommée, au moment où les derniers bûchers consument les malheureux "hérétiques", Sambucucciu d'Alandu, que l'on dit avoir été manipulé par Gênes pour venir à bout de la turbulence permanente des seigneurs, prendra la tête d'une révolte populaire et, ayant temporairement débarrassé l'île du joug des féodaux, s'efforcera d'instaurer à travers l'île entière le système communal.
Quoiqu'il en soit, en 1360 le parti populaire de Sambucucciu confirmera à la République de Gênes sa tutelle sur l'île.
Le contexte économique et social
Cette succession de guerres, de complots, de retournements successifs, de pillages, n'est pas faite pour assurer la prospérité de l'île. La disette règne dans les campagnes, le désordre est généralisé, créant un contexte économique de ruine et un contexte social de misère populaire.
Pour Charles Boschi [4], "c'est dans un contexte de misère extrême du peuple que s'est constituée en 1352 à Carbini … (la) société philosophico-religieuse des Giovannali… Leur révolte eut lieu dans un climat économique, social et politique désastreux aggravé par la peste de 1348 qui fut un véritable fléau pour le peuple avec un taux de mortalité élevé. Les chroniqueurs l'estiment à un tiers de la population.
Dans ce contexte de violences et de souffrances, la protestation GIOVANNALI prend un caractère évident de défense du peuple. Cette révolte devient effective lorsqu'ils demandent la distribution des terres et le partage des biens pour tous. Ils mettent eux-mêmes leurs idéaux sociaux à exécution en ne reversant plus à l'évêché d'Aleria l'impôt que chaque Pievan devait prélever auprès de la population qu'il administrait.
L'évêque d'Aleria le leur reprochera par la suite durant leur procès en les excommuniant dans un premier temps puis en demandant réparation à l'archevêque de Pise de l'usurpation de biens et de son bénéfice."
Pour Jean Victor Angelini "Il faut replacer… cet épisode hérétique dans le cadre économique et sociologique du grand mouvement communal qui embrase, à cette époque, avec la Corse, une grande partie du bassin méditerranéen".[5]
Robert Colonna d'Istria[6] estime que "l'apparition, à cette époque, de ce mouvement et de ce phénomène n'est pas un hasard… parce qu'il s'inscrit dans un contexte socio-économique qui caractérise la fin de la féodalité: guerres incessantes, impôts de plus en plus lourds, abus et excès de tous ceux qui détiennent le pouvoir, dépravation de l'Eglise".
Francis Pomponi[7] écrit que le mouvement des Giovannali se manifeste en Corse dans un "climat d'oppression féodale" et que ce courant est "imprégné de mysticisme révélateur de la profondeur d'un malaise social". Pour lui, "la remise en question d'un certain ordre établi et l'esprit de révolte s'expriment alors, comme sur le continent, sur le plan religieux et moral en termes messianiques et millénaristes…" Mais Pomponi observe que le mouvement n'est pas exclusivement populaire, qu'il est rejoint puis dirigé par deux seigneurs, les frères Polo et Arrigho d'Attala. Il est vrai que ces deux nobliaux étaient les frères illégitimes du féodal Guglielminuccio, et qu'ils pensaient, affirme Francis Pomponi, utiliser la révolte pour récupérer les biens dont ils avaient été dépossédés par ce dernier.
Pour Pierre Antonetti, qui cite A.Casanova : "…la révolte des Giovannali a deux faces, non pas opposées, mais complémentaires. C'est au spirituel comme au temporel, une protestation indignée contre une situation socio-économique intolérable. Au temporel : " …chargée d'impôts (ils augmentent deux fois de 1300 à 1350), ruinée par les taxes, les guerres, les troubles, menacée dans ses biens communaux, la paysannerie englobe tout le système social existant dans une haine profonde. Au spirituel, même protestation contre les religieux nantis, les monastères et les couvents richement possessionnés, thésauriseurs de bonnes terres, percepteurs de taxes et employeurs sans charité. Quoi d'étonnant, dès lors, que, en Corse comme ailleurs se soit reformée la sainte alliance du bras séculier et de l'Eglise, de la crosse et de l'épée, et que, en Corse, en ce milieu du XIV° siècle, comme jadis en Languedoc, au début du XIII°, on ait vu barons et prélats s'associer dans une entreprise d'extermination ? [8]
Le contexte religieux
Ordre religieux et ordre politique sont alors confondus à travers toute l'Europe. Plus encore en Corse du fait de la souveraineté pontificale sur l'île. A l'époque, l'unité administrative et religieuse est la PIEVE, ou paroisse. "Il y en avait au total quatre vingt dix, très inégalement réparties entre les six diocèses, deux dans celui d'Accia, sept dans celui du Nebbio, dix neuf dans celui de Mariana, vingt dans celui de sagone, vingt trois dans celui d'Aleria…" [9]
La pieve de Carbini se situe dans le diocèse d'Aleria, ce qui explique la réaction de l'évêque d'Aleria lors des première manifestations tangibles d'insubordination de ses administrés.
Le recours en appel devant l'archevêque de Pise s'explique quant à lui par le fait la juridiction de Pise sur l'Eglise de Corse perdurait encore à l'époque des faits, même si politiquement Gênes régnait sur l'île.
En effet, la Papauté, depuis deux siècles, en des péripéties qu'il serait fastidieux de relater ici, n'avait cessé d'accorder puis de retirer l'investiture globale sur la Corse à Pise, finissant par partager entre Gênes et Pise la juridiction sur les diocèses insulaires (1.133). A l'époque des faits, celui d'Aleria était toujours "Pisan".
II. L'IDEOLOGIE
Pour Jean Victor Angelini, il s'agit d'un "mouvement populaire et mystique", d'une résurgence cathare : "N'oublions pas que l'esprit albigeois comportait non seulement les dogmes et le rituel cathares, mais aussi les idées de révolution sociale…. Nos sectaires corses… pratiquèrent le dualisme, la distinction entre le génie du Bien et le génie du Mal, la croyance à une puissance égale des deux principes"[10]
Pour Francis Pomponi[11] "l'accent peut être mis aussi sur la pratique de l'ascétisme et des flagellations qu'il faut également replacer dans le contexte plus large du temps de la grande peste." …"La resurgie du mythe messianique est d'autant plus vigoureuse que la catastrophe est brutale et de grande amplitude. Rien de plus favorable à un déchaînement donc, que l'épouvantable pandémie qui s'abattit, à partir de 1348, sur presque tout l'occident"[12]
Ghjacumu Gregorj fait également référence à la grande peste qui a frappé l'occident à cette époque, et à ses conséquences indirectes : le besoin d'une sorte de "ressourcement" religieux à partir d'une réflexion sur les maux envoyés par Dieu.
Pour Ghjacumu Gregorj, il s'agit d'un "mouvement évangélique, égalitariste et populaire" né d'une application des préceptes de Saint François d'Assise: "Les disciples de Saint François d'Assise prônent un retour aux sources, un retour au christianisme primitif, à sa pauvreté, son humilité, sa charité. En conséquence ils dénoncent les fastes, les pompes, les ors de la hiérarchie romaine… Ils vivent en communauté comme les premiers chrétiens et, à leur instar, partagent leurs biens et pratiquent une vie spirituelle des plus strictes. Mieux, ils dénoncent l'idolâtrie de l'argent et reprennent à leur compte l'apostrophe de Saint Jacques : Riches, pleurez à grand bruit sur les malheurs qui vous attendent ! votre richesse est pourrie, vos vêtements sont rongés par les vers. Votre or et votre argent rouillent et leur rouille servira contre vous de témoignage, elle dévorera vos chairs comme feu !
Les Ghjuvannali flétrissent de même l'idolâtrie du pouvoir, et donc une certaine hiérarchie cléricale…" [13]. Ghjacumu Gregorj réfute, la qualifiant de "stupide" la thèse qui suggère un rapport entre Cathares et Ghjuvannali. Il voit plutôt dans ce qu'il appelle l'étrange secte de Carbini "la queue de la réforme de Saint François". Pour lui, outre la distance les séparant (un bon siècle), c'est surtout la doctrine qui les distingue: les Cathares sont manichéens, les Ghjuvannali ne sont pas "dualistes".
Jean Charles Boschi[14] , moins catégorique, réfute cependant la filiation cathare et préfère voir dans l'apparition de cette société particulière une filiation avec le mouvement des Fraticelli italiens et languedociens.
Robert Colonna d'Istria[15] abonde dans un sens identique. Pour lui, le mouvement des Giovannali " …fait écho, en Corse, à un mouvement que l'on retrouve ailleurs en Europe, en Italie ou en Languedoc, le mouvement des Fraticelli, " mais il précise que "ce mouvement… s'inscrit dans l'aventure plus large des hérésies qui va du XI° siècle, avec les Cathares, au XVIII° siècle".
Pour Jean Charles Boschi "leur doctrine sociale et religieuse est basée sur la pauvreté, l'humilité et le don de soi.[….] Ils étaient en outre hostiles à la hiérarchie de l'Eglise. La pauvreté était également l'engagement de leur Foi. Ils s'élevèrent aussi contre l'accumulation des richesses et des biens par l'Eglise. Ils jugeaient ce procédé intolérable, à l'opposé du message christique. Le nom des Giovannali viendrait soit directement du nom de leur fondateur Giovanni Martini soit de leur attachement aux deux Saint Jean […]. Cet ordre ésotérique se réunissait régulièrement […] Ils s'appelaient frères et sœurs et pratiquaient des rites initiatiques […] Il est clair que les Giovannali ne sont que l'écho insulaire d'une sorte de révolution hérétique qui secoue alors l'Occident tout entier. Sans vouloir, à ce propos, évoquer des influences vaudoise ou cathare, trop lointaines dans le temps, et qui n'ont pas les mêmes présupposés doctrinaux, il faut plutôt songer au mouvement des "Fraticelli" italiens et languedociens, tout à fait contemporains des Giovannali. Les similitudes sont nombreuses et frappantes. Les uns et les autres sont des franciscains hétérodoxes, issus du groupe des "spirituels", en lutte contre ce qui était, à leurs yeux, une trahison de l'idéal franciscain primitif : l'abandon de la pauvreté absolue, caractéristique de l'âge d'or de l'Ordre. Tous manifestent ouvertement leur mépris à l'égard de l'Eglise officielle et de sa hiérarchie, coupable d'avoir abandonné la pauvreté évangélique et de s'être placée ainsi en état de péché […]Enfin, dernière coïncidence capitale : les Fraticelli (une partie au moins) se déclaraient ennemis du droit de propriété, non seulement dans l'Eglise, mais encore dans la société tout entière."[16]
Paul Arrighi et Antoine Olivesi partagent un point de vue sensiblement identique : "Entraînés sans doute par le déchaînement de spiritualité exacerbée consécutif à la peste de 1348, ils s'adonnent à la flagellation, ce qui n'inquiéterait personne, mais participent de la mystique des Fraticelli, ce qui inquiète les puissants…"[17]
Pour ma part, j'incline à croire que le mouvement des Giovannali, certes étroitement lié à un contexte local, s'inscrit dans le cadre plus large des protestations contre la dérive religieuse de l'époque : enrichissement de l'église établie et oubli des préceptes évangéliques.
J'y vois également la transcription locale, un peu tardive, du mouvement des Fraticelli, dissidence franciscaine qui s'est développée en Provence et en Italie un demi siècle auparavant et vient à peine d'être éradiquée par la Papauté à la suite d'une série de procès d'extermination.
III. LES FAITS
Giovanni Della Grossa [18] présente les Giovannali comme une "secte diabolique" "…secte dans laquelle les femmes entrèrent aussi bien que les hommes; leur loi portait que tout serait commun entre eux, les femmes, les enfants, ainsi que tous les biens…. Ils se réunissaient dans les églises, la nuit, pour faire leurs sacrifices et là, après certaines pratiques superstitieuses, après quelques vaines cérémonies, ils éteignaient les flambeaux puis, prenant les postures les plus honteuses et les plus dégoûtantes qu'ils pouvaient imaginer, ils se livraient l'un à l'autre jusqu'à la satiété, sans distinction d'hommes ni de femmes."
Ces lignes, souvent prêtées à Ghuvanni di a Grossa, sont contestées par Ghjacumu Gregorj[19], qui les attribue à un autre chroniqueur, Marc'Antone Ceccaldi, homme d'église né en 1521, conformiste religieux, qui aurait remanié les chroniques de son prédécesseur, né en 1388.
J'observerai quant à moi que ce type d'accusations est proféré généralement contre toutes les sectes religieuses naissantes ou contre les illuminés (au sens littéral du terme) qui viennent déranger l'ordre établi.
Jésus lui-même n'a pas échappé à cette dialectique. Sa condamnation, demandée par l'establishment politico-religieux juif auprès de l'occupant romain, et sa crucifixion finale en sont l'illustration.
Mahomet, pourchassé par les "bien pensants" Quraychites (ou Koraïchites) de sa tribu a dû émigrer momentanément de la Mecque vers Médine en l'an 622 (Hidjra ou Hégire).
J'emprunterai donc à Pierre Antonetti [20], pour sa concision et son objectivité, la relation des faits concernant l'épisode des Giovannali.
Celui-ci écrit : "… Les documents officiels de leur procès nous apprennent qu'ils prêchaient la pauvreté et qu'ils étaient hostiles à la hiérarchie de l'Eglise.
Doctrine doublement dangereuse qui dresse d'abord contre eux l'évêque d'Aleria, dont ils dépendent, puis après un répit (lorsque l'archevêque de Pise lève l'excommunication lancée par l'évêque) le pape Innocent VI qui renouvelle l'excommunication.
Qualifiés officiellement d'hérétiques, les Giovannali sont bientôt pourchassés manu militari. Le nouveau pape, Urbain V, depuis Avignon, lance contre eux une véritable petite croisade: attaqués d'abord dans la pieve d'Alisgiani "où ils avaient établi un fort retranchement" par une expédition conduite par un légat pontifical et composée en partie de Corses (c'est nous qui soulignons), ils sont ensuite impitoyablement pourchassés et anéantis dans toute l'île (il semble qu'ils aient "contaminé" tout l'Est de la Corse) avec une férocité telle qu'un proverbe se forma qui disait d'une famille détruite : ils ont été traités comme les Giovannali."
Je complèterai cette relation des faits par celle que nous relevons dans l'Histoire de la Corse de Pierre Arrighi et Antoine Olivesi [21]:
"Comme les Giovannali contestent en outre la juridiction de l'évêque d'Aleria, diocèse dans lequel leur groupe s'est formé, le prélat les excommunie: sur leur appel, l'archevêque de Pise les relève de cette censure, en 1354, seule date jusqu'à présent certaine de l'épisode.
Sur un nouvel appel, de l'évêque d'Aleria cette fois, Innocent VI confirme l'excommunication. On va désormais représenter les Giovannali comme une secte hérétique, souligner qu'ils préconisent le communisme des biens, encore qu'ils ne le fassent que dans le même esprit que les ordres religieux, et conter qu'ils pratiquent de surcroît la communauté des femmes et se livrent à des orgies collectives dans les sanctuaires, flambeaux éteints. Recette de propagande mille fois illustrée.
Leur mouvement, repris en main par deux gentilshommes pauvres, s'est étendu cependant à toute la partie est de la Corse. Si bien qu'Urbain V finit part envoyer dans l'île un légat qui organise contre eux, avec le concours empressé des seigneurs, une croisade dûment militaire, et…, sans doute à la faveur de la réaction féodale…les Giovannali sont exterminés avec autant de conscience systématique que l'avaient été les Albigeois."
L'historien Francis Pomponi observe que le mouvement n'était pas exclusivement populaire, qu'il a été rejoint puis dirigé par deux seigneurs, les frères Polo et Arrigho d'Attala. Il est vrai que ces deux nobliaux étaient les frères illégitimes du féodal Guglielminuccio, et qu'ils pensaient, affirme Francis Pomponi, utiliser la révolte pour récupérer les biens dont ils avaient été dépossédés par ce dernier.
Enfin, la légende veut qu'au moment de la mort sur le bûcher des derniers résistants, à Ghisoni, un prêtre, apitoyé par le sort des malheureuses victimes, ait entonné le kirie eléison- khriste eléison, chant repris en chœur par les gens du pays et renvoyé en écho par deux sommets qui dominent le cirque montagneux de Ghisoni, sommets qui portent aujourd'hui ces noms.
La mythologie insulaire, quant à elle, parle de deux colombes qui se seraient échappées de la bouche des suppliciés en direction de ces sommets.
Mais en dehors de ce récit mythique, les évènements réels suffisent à expliquer le fait que des siècles plus tard la mémoire insulaire garde de manière aussi vive le souvenir des Giovannali.
CONCLUSION
Nous pouvons mieux comprendre, désormais, pourquoi certains insulaires de notre temps s'intéressent particulièrement aux Giovannali :
- Ils sont séduits par les références Johanniques dont se prévalait la communauté des Giovannali. Mais ceci relève de la croyance et de la foi.
- Dans une perspective "corsiste", ils inscrivent volontiers l'épisode tragique des Giovannali dans une continuité historique "communautariste" et libertaire. Mais ceci relève de l'idéologie "engagée".
- Dans l'optique d'une exaltation de la tradition locale, le souvenir des Giovannali est enfin cultivé pour "magnifier" une " éthique sociétale" dans laquelle l'entraide, l'hospitalité, la justice et la vertu étaient érigées en valeurs fondamentales. Mais ceci relève hélas d'une évocation passéiste fortement contrebalancée par la réalité de la Corse actuelle.
Jean Maiboroda
Références:
[1] Angelini Jean Victor, citant Alexandre GRASSI. (Conférence donnée en 1866) dans " Giovannali: le retour à l'âge d'or du temps de Saturne". Article tiré de la revue "l'Originel". Spécial Corse. 1994.
[2] Angelini J.V. Article de l'Originel. précédemment cité.
[3] Boschi Jean Charles. Article de la revue " l'ORIGINEL" intitulé " Les Giovannali : destinée tragique d'une société philosophico-religieuse médiévale se réclamant de l'église de Saint Jean". 24 Février 1994.
[4] Boschi. Précédemment cité
[5] Angelini. Déjà cité.
[6] Colonna d'Istria Robert. Histoire de la Corse. Editions France Empire. 1995.
[7] Pomponi Francis. Histoire de la Corse. Hachette. 1979.
[8] Antonetti Pierre. Histoire de la Corse. Robert Laffont éditeur. 1973. (Citant A. Casanova. Essai sur la seigneurie banale en Corse, dans Etudes corses, n° 21, 1959, p.34).
[9] Antonetti P. Précédemment cité.
[10] Angelini J.V. déjà cité.
[11] Pomponi F. déjà cité.
[12] Pomponi F. citant G.Fourquin, dans ouvrage déjà cité.
[13] Gregorj Ghjacumu. Article de l'Originel. Spécial Corse. " Les Ghjuvannali entre légendes, calomnies et certitudes".
[14] Boschi J.C. précédemment cité
[15] Colonna d'Istria R. précédemment cité
[16] Antonetti Pierre. Déjà cité.
[17] Arrighi Paul et OLIVESI Antoine ( sous la direction de…) Histoire de la Corse. Ed. Privat. 1971/1986.
[18] Grossa ( Giovanni della..). Notaire, chroniqueur, historien. 1388-1464. Chroniques publiées après sa mort.
[19] Gregorj Ghjacumu. Déjà cité
[20] Antonetti Pierre. Déjà cité cité.
[21] Arrighi P. et Olivesi A. Déjà cités.