"La vérité est pareille à l'eau, qui prend la forme du vase qui la contient" (Ibn Khaldoun) /// «La vérité est le point d’équilibre de deux contradictions » (proverbe chinois). /// La vérité se cache au mitan du fleuve de l'info médiatique (JM).


Les décolonisations n'ont pas été, tant s'en faut, marquées par la non-violence et la douceur.
Si la France traîne encore comme un boulet la guerre d'Algérie, une autre puissance ex-colonisatrice, qui a réussi à sauvegarder à travers le Commonwealth une apparence de  transition douce , ne peut s'exonérer de décolonisations brutales. Celle du Kenya ( entre autres) en est un exemple.
J.M 


https://www.rfi.fr/fr/afrique/20231211-soixante-ans-de-l-ind%C3%A9pendance-du-kenya-l-un-des-derniers-mau-mau-raconte
 

ENTRETIEN

Soixante ans de l'indépendance du Kenya: l'un des derniers Mau Mau raconte

Il y a 60 ans, le 12 décembre 1963, le Kenya déclarait son indépendance de l’Empire britannique. L’aboutissement d’un processus qui s’est accéléré dans les années 1950 avec le mouvement d’insurrection Mau Mau. Comment ce mouvement indépendantiste a-t-il émergé ? À quelle répression a-t-il dû faire face ?


 

RFI

Rencontre avec l’un des derniers Mau Mau encore vivants, Gitu wa Kahengeri, secrétaire général de l’association des vétérans.Publié le : 11/12/2023

Interview de Gitu wa Kahengeri, secrétaire général de l’association des vétérans Mau Mau. 

Par :Albane Thirouard


 

RFI : Vous êtes le secrétaire général de l’association des vétérans Mau Mau, ce mouvement d’insurrection qui s’est battu pour l’indépendance du Kenya dans les années 1950. Vous en faisiez vous-même partie. Nous sommes 60 ans après l’indépendance, plus de 70 ans après le début de l’insurrection. Quel âge avez-vous aujourd’hui ?

Gitu Wa Kahengeri : J’ai maintenant 99 ans. Je suis né à Kiambu, dans la région du Mont Kenya, d’un père qui s’appelait Kahengeri wa Gitu, que j’ai par la suite rejoint dans la lutte pour l’indépendance.

Qu’est-ce qui vous a poussé à rejoindre les Mau Mau ?

En grandissant, je voyais la façon dont les gens autour de moi étaient traités par les chefs de l’administration coloniale. J’ai commencé à me demander comment il était possible qu’un chef de l’administration coloniale entre dans le foyer d’un père de famille, et commence à nous battre, sans raison apparente, autre que celle d’être africain et de vivre sous un régime colonial. C’est comme ça que mon éveil politique a commencé. Les chefs de l’administration coloniale nous battaient, ils ne respectaient pas les droits humains de base auxquels devrait avoir droit tout être humain. Ils avaient pris nos terres, ils s’étaient presque tout appropriés et détruisaient notre mode de vie. Le gouvernement colonial a commis d’immenses et d’horribles atrocités. Donc, nous avions décidé qu’il devait partir pour que nous puissions être libres. C’est pour cette raison que nous sommes entrés en guerre.

Quand est-ce que le mouvement Mau Mau a commencé à émerger ?

Dès 1946, le mouvement Mau Mau a commencé à opérer clandestinement. Aux débuts, on parlait surtout, on racontait les crimes que les autorités coloniales avaient commis afin de faire comprendre aux gens ce qu’il se passait dans le pays. Et puis il fallait recruter, pour que l’on soit ensemble, uni dans un but commun : libérer le pays. Tout ça, on l’a fait pendant une longue période avant de prendre les armes.

À lire aussi[Reportage Afrique – Kenya: les Mau Mau, figures de l'indépendance du Kenya [1/3]]url:https://www.rfi.fr/fr/podcasts/reportage-afrique/20231210-kenya-les-mau-mau-figures-de-l-ind%C3%A9pendance-du-kenya-1-3

Au début des années 1950, les Mau Mau investissent des fermes de colons et attaquent ceux qui les opposent. Qu’est-ce qui a poussé le mouvement à prendre les armes ?

Il y avait d’autres méthodes, mais elles ont été ignorées par le gouvernement colonial. Pendant de longues années, nos ancêtres ont écrit des courriers à l’administration coloniale pour se plaindre de l’expropriation de leurs terres, pour se plaindre de la maltraitance qu’ils subissaient, pour se plaindre de tout ce que faisait le gouvernement colonial. Mais ils n’ont pas été entendus. Rien n’a changé. C’est parce que toutes ces méthodes avaient échoué, qu’il fallait tenter le dernier recours.

Les Mau Mau sont alors qualifiés de terroristes…

Les Mau Mau n’ont jamais été des terroristes. C’était un mouvement organisé par les Kényans pour libérer leur pays de l'assujettissement et domination coloniale. Nous voulions être traités comme des êtres humains. Les colons avaient pris toutes les propriétés, ne nous laissant avec rien. Nous demandions qu’ils les rendent. De ce que je comprends, c’est pour cela qu’ils nous ont qualifié de terroristes.

En 1952, les Britanniques déclarent l’état d’urgence… Comment s’est organisée leur riposte ?

Ils ont réagi avec beaucoup d’hostilité. Tout d’abord, ils ont fait venir de nombreux bataillons du Royaume-Uni. Ils ont aussi affrété des avions et ils se sont mis à bombarder la région du centre du pays, tuant beaucoup des nôtres, dont des enfants et des mères de familles. Tous ceux qui étaient considérées soit comme étant des Mau Mau, soit comme étant des sympathisants Mau Mau se sont retrouvés parqués dans des camps ou mis en détention, d’autres étaient directement tués. Je pense que pendant l’état d’urgence, s’il y avait eu un bouton qu’il leur aurait permis d’éliminer tous les Kényans combattants, Mau Mau ou sympathisants, ils l’auraient enclenché. Et nous ne serions pas ici aujourd’hui.

Les Mau Mau se sont alors réfugiés dans les forêts autour du Mont Kenya. Quelle était la situation pour le mouvement à ce moment-là ?

Nous n’avions pas assez d’armes pour faire face à l’armée britannique. Si nous étions restés dans les villages, ils nous auraient tués, tous, peut-être jusqu’à la dernière personne. C’est pour ça que nous nous sommes retranchés dans la forêt, pour y continuer le combat.

Plusieurs dizaines de milliers de Mau Mau ou personnes suspectées de les soutenir ont été parqués dans des camps de détention, de manière illégale. Il y avait 80 000 détenus au pic du conflit. Vous-même avez été arrêté. Comment cela s’est-il passé ?

J’ai été arrêté en 1953 alors que je participais à une réunion. Je n’étais pas un combattant sur le terrain. J’étais parmi les leaders, quand ils m’ont trouvé, j'étais donc à une réunion de coordination. Nous essayions d’organiser comment obtenir des armes et comment nous pourrions livrer de la nourriture et des vêtements aux combattants dans la forêt. C’est comme ça qu’ils m’ont eu. C’était à Nairobi.

Comment les Britanniques ont-ils su qu’il y avait cette réunion ?

Ils avaient des informateurs bien sûr. Des taupes au sein même de notre camp ! Vous savez, quand certains reçoivent de l’argent, ils sont prêts à vous vendre à n’importe quel prix.

Nous nous étions dits : « Nous continuerons la lutte pour la liberté jusqu’à ce que la dernière personne soit tuée »

Comment s’est passée votre détention ?

J’étais d’abord détenu à Athi River, puis à Lodwar, puis quelques années après, j'ai été déplacé sur l’île de Manda, à Lamu. De là, j’ai été dans le camp de détention de Mwea où nous étions battus comme si nous étions en enfer. Tous les matins, les gardiens nous réveillaient très tôt, vers 5h du matin. Ils appelaient tous les détenus. On se mettait en rang. Les gardiens arrivaient avec des bâtons et se mettaient à nous battre autant qu’ils le pouvaient. Ils appelaient ça le petit-déjeuner. Je me rappelle qu’un officier pouvait arriver et demander : « est-ce qu’ils ont reçu leur petit-déjeuner aujourd’hui ? ». Et les gardiens répondaient : « oui, très tôt ce matin. ». C’était comme ça que ça se passait, c’était dangereux de vivre ainsi. J’ai finalement été relâché en 1960.

À quoi ressemblait le camp de détention ?

Il y avait un grand hall où une centaine ou 150 personnes avaient leur matelas, qui faisait 180 sur 90 centimètres. On devait s’allonger dessus, le tout sans couverture ! Il faisait froid, on se couvrait la nuit avec nos vêtements.

Et pour la nourriture ? Aviez-vous suffisamment à manger ?

Environ 170 grammes de farine. C’est la ration que nous avions dans ces camps de détention. Juste assez pour nous garder en vie !

Plus de 1 000 personnes ont été pendues, suspectées d’être des Mau Mau. En 1956, un des leaders indépendantistes, Dedan Kimathi, est arrêté. Les Mau Mau perdent peu à peu la guerre. Vous, vous êtes toujours en détention. Gardiez-vous espoir malgré tout de gagner la lutte, de voir l’indépendance du pays ?

Oui, bien sûr ! Nous nous étions dits : « Nous continuerons la lutte pour la liberté jusqu’à ce que la dernière personne soit tuée ». C’est ce qui nous permettait de garder espoir. 

Vous vous souvenez encore de la proclamation de l’indépendance ?

Oui, je m’en souviens. C’était le 12 décembre 1963. J’étais très heureux, nous étions tous très heureux. Nous nous sommes tous étreints avec nos proches, avec qui nous avions été séparés pendant sept ans. C’était un moment de grande joie.

Même après l’indépendance, le mouvement Mau Mau était considéré comme illégal jusqu’en 2003, jusqu’à ce que le président de l’époque, Mwai Kibaki lève cette interdiction. Qu’est-ce que ça a changé pour vous, les vétérans Mau Mau ?

Cela a permis aux Mau Mau de se rassembler et de demander justice. Avant 2003, on ne pouvait même pas mentionner être Mau Mau. On pouvait être arrêté si on le faisait ! Donc personne ne parlait. Mais quand l’interdiction a été levée, nous avons pu commencer à nous regrouper. C’est d’ailleurs à ce moment-là que nous avons formé l’association des vétérans Mau Mau que je préside aujourd’hui.

Quelle est la situation pour ces vétérans Mau Mau aujourd’hui ? Avez-vous l’impression d’avoir été suffisamment reconnus pour votre rôle dans l’indépendance du pays ?

En 1963, nous n’avons pas été reconnus de la façon dont nous aurions aimé l’être. Les Mau Mau vivent dans des conditions horribles aujourd’hui, dans de la grande pauvreté. Ceux qui étaient des combattants de la liberté sont dans une situation de désespoir aujourd’hui que vous ne pouvez imaginer.

Qu'aimeriez-vous voir ?

Nous demandons au gouvernement, premièrement, de nous reconnaître, à travers une déclaration officielle, faite par le président, pour affirmer que le Kenya était occupé par une force étrangère et que les combattants de la liberté, après un combat armé, ont récupéré nos terres des mains du régime colonial. Ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui sont ceux pour qui nous nous sommes battus. Si on les a aidés à récupérer nos terres, pourquoi ne pouvons-nous pas en bénéficier ? Deuxièmement, nous voulons des terres et nous voulons une forme de compensation, en signe d’appréciation pour ce que nous avons fait. Nous avons été détenus pendant sept ans. Sept ans où nous n’avons pas travaillé. Sept ans où nous n’avons pas éduqué nos enfants. Nous demandons au gouvernement de nous apporter compensation pour cette période.


 

 

 


 

 

 


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