II faut choisir : ça dure ou ça brûle ; le drame, c'est que ça ne puisse pas à la fois durer et brûler. Albert Camus

LIVRES PHILous

Dimanche 5 Décembre 2021

Les Editions des instants ont eu la bonne idée de dépoussiérer des lectures oubliées du XIXème siècle, pourtant si actuelles : les écrits de Challemel-Lacour sur le pessimisme et ses plus dignes représentants tels que Schopenhauer et Pascal. Ce livre rassemble les textes publiés dans Etudes et réflexions d’un pessimiste publiés en 1901 et en 1993 chez Fayard, ainsi que l’article Un bouddhiste contemporain en Allemagne paru en 1870 dans la Revue des Deux mondes. Paul-Armand Challemel-Lacour a été académicien et normalien, reçu premier à l’agrégation de philosophie. Tout comme de nombreux de ses contemporains, il a connu l’exil politique. Et le sentiment d’exil que ressent tout être d’une extrême lucidité, car le pessimisme est un exil…


Un remède pour les âmes ulcérées : le pessimisme
Il faut savoir qu’au XIXème siècle, Schopenhauer n’était pas encore très connu en France. Notre philosophe allemand a néanmoins intrigué trois voyageurs français qui ont eu l’audace de le rencontrer et de se frotter à sa philosophie parabolique des « porcs-épics » : Frédéric Morin (en 1858), Foucher de Careil (en 1859) ainsi que Challemel-Lacour (également en 1859). Ce dernier n’a pas publié tout de suite les impressions de cette rencontre hallucinante, il a attendu dix ans avant de relater son voyage au sein du bouddhisme revisité dans une taverne schopenhauerienne. Il faut croire que la noirceur de l’inespoir met du temps à être digérée…

Le concept de l’inespoir, cette sagesse stoïcienne, demeure le fer de lance de la philosophie d’André Comte-Sponville qui a réalisé la préface de cette nouvelle édition. Rien de plus décevant dans la vie que de continuer à espérer… La pensée positive donne à Comte-Sponville le mal de mer qu’il compare à un excès de sucre. Il cite en écho de sa pensée cette phrase d’Aragon « C’est de leur malheur que peut fleurir l’avenir des hommes, et non pas de ce contentement de soi dont nous sommes perpétuellement assourdis » (La valse des adieux, Louis Aragon). Le bonheur nous rendrait-il trop mous ? Cela rappelle inévitablement le style aride et incisif de Cioran qui affirmait que seul l’échec nous dévoile à nous-même.

Ce n’est pas anodin que Comte-Sponville ait souhaité introduire ces portraits de pessimistes, il partage un point commun crucial avec Schopenhauer : le suicide de l’un de ses parents. Le suicide du père pour Schopenhauer fut un traumatisme, comme le fût probablement celui de la mère de Comte-Sponville. Pourtant ce dernier affirme que les pessimistes se suicident rarement car l’espérance est la principale cause du suicide. Selon lui, c’est davantage l’illusion qui cause la souffrance que la vérité. Mais cette théorie sur le suicide vient d’être bousculée récemment par le suicide soudain de Roland Jaccard (en septembre 2021), un fervent défenseur des penseurs nihilistes, qui lui-aussi a eu l’amère expérience de connaître les suicides de son père et de son grand-père. A rebours de la vision optimiste de Comte-Sponville sur le pessimisme, on peut alors penser que le pessimisme provient d’une déchirure dont on ne se remet jamais…. Et qui nous ôte toute illusion, même sur la mort.

La famille des pessimistes est remarquablement bien organisée et soudée, c’est grâce à Cioran que Roland Jaccard a découvert le « bréviaire » pessimiste de Challemel-Lacour, « ce viatique pour âmes ulcérées » écrit-il dans son livre La tentation nihiliste. Le destin de Challemel-Lacour a d’ailleurs intrigué Roland Jaccard, par sa capacité d’embrasser à la fois les théories les plus nihilistes avec un engagement politique sans faille. On se demande en outre si le regard lucide et extraordinaire de Schopenhauer « avec son habit démodé, son jabot de dentelle et sa cravate blanche, sa figure ridée et sèche » que. R. Jaccard décrit dans Le cimetière de la morale n’a pas été inspiré par le portrait que dresse Challemel-Lacour dans ces portraits de pessimistes.

Cette nouvelle édition sur les écrits de Challemel-Lacour ouvre le bal avec l’apparition d’un jeune homme « d’une gravité au-dessus de son âge », qui n’est autre que le spectre d’Hamlet. Accoudé à côté de la cheminée, le narrateur écoute attentivement les mises en garde d’Hamlet et se laisse subjugué par ce logogriphe bizarre. Le pessimisme est assurément un langage atemporel, il ne prend aucune ride. Comme une enclume, il vous assure une stabilité sans faille. Les propos de Hamlet sont d’une troublante actualité : « Tu compares orgueilleusement la police de vos sociétés organisées pour la protection des fortunes, du bien-être et du repos, avec l’anarchie du passé (…). En échange de tant de bienfaits, que t’ont-elles demandé ? Tout au plus de renoncer à une agitation onéreuse, d’accepter qu’on te mesure prudemment l’air, l’espace, la parole, la pensée, la foi religieuse, l’enthousiasme, de consentir à trouver à l’entrée de toutes les routes un gardien qui te demande où tu vas ». Le pessimiste, contrairement à l’optimiste béat et bien organisé, refuse l’idée d’une destination. Selon Challemel-Lacour, la sérénité de Shakespeare provient de trois convictions : l’acceptation du sort, la fatalité des passions, et que paradoxalement sans passion, l’homme n’est rien. Aucune illusion chez Shakespeare, il ne croit pas comme Descartes que l’on puisse maîtriser ses passions.

Les portraits continuent avec Pascal, Byron et Shelley et Leopardi. Quel rapport entre le penseur janséniste Pascal et les insolents Byron et Shelley ? Ils ne daignent porter aucun masque. Ils sont lucides et fatalistes. Le philosophe Alain soutenait que l’optimisme était de volonté. Être pessimiste serait-il alors synonyme d’un « laisser-aller » ? Difficile d’imaginer les poètes romantiques et Pascal se laisser aller… Non, le pessimisme est une école plus subtile.

Le livre poursuit en consacrant la moitié de son épopée nihiliste à la pensée noire de Schopenhauer que Challemel eut l’audace de rencontrer à l’aube de ses 72 ans avec « les cheveux et la barbe entièrement blancs », avec « les yeux et le geste d’un jeune homme » et une bouche aussi sarcastique que sa pensée. Il avait appelé son chien « Atma » : âme du monde en sanscrit. Schopenhauer appréciait l’intelligence animale sans la dissimulation humaine. Toutes les illusions valsent au contact de cet intraitable « bouddhiste » allemand : L’amour ? un leurre pour perpétuer l’espèce. Le progrès ? une chimère du XIXème siècle, tout comme l’était la résurrection des morts au Xème siècle. Le monde n’est pour lui qu’un phénomène cérébral. Seul salut : le nirvana, l’anéantissement volontaire.
La conception du désir et de l’amour du philosophe allemand est ressentie comme un « souffle glacé » par le normalien français. Challemel n’est pas du tout convaincu par cette vision nihiliste de l’amour. Il pense que Schopenhauer pousse le vice trop loin. Challemel conclut à l’occasion d’un article rédigé sur Les Contemplations de Victor Hugo qu’il existe « une même loi pour la nature entière, vivre et souffrir, un même remède l’amour » (Schopenhauer en France un mythe naturaliste, René-Pierre Colin, 1979). Même Schopenhauer n’eut pas l’art d’avoir toujours raison…

Peut-être que Challemel serait finalement d’accord avec la confession de Houellebecq sur son premier coup de cœur philosophique En présence de Schopenhauer (Editions de l’Herne, 2017) : "L'attitude intellectuelle de Schopenhauer reste un modèle pour tout philosophe à venir (…) même si l'on se retrouve au bout du compte en désaccord avec lui, on ne peut qu'éprouver à son égard un profond sentiment de gratitude".

Le pessimisme du XIXème siècle a une saveur particulière qui mérite que l’on y goûte, car le sourire de l’ironie n’est jamais très loin.

Portraits de pessimistes, 2021, 168 pages, 15 €

Paul-Armand Challemel-Lacour, Editions des instants





Tags : schopenhauer
Rédigé par Marjorie Rafécas le Dimanche 5 Décembre 2021 à 23:55 | Commentaires (0)

A mi-chemin entre le récit et l’essai, Adèle Van Reeth nous invite à poser un regard philosophique sur nos vies ordinaires, sur cette banalité du quotidien qui à la fois nous rassure et nous agace. L’ordinaire, cet étrange malaise nommé par Baudelaire, « Anywhere out the world », ou encore ce sentiment visqueux si bien décrit dans La nausée de Sartre, A. Van Reeth le confronte à la lumière de la philosophie américaine que l’on connaît peu en France. Ce livre est la possibilité d’une rare et délicieuse rencontre avec des philosophes américains atypiques et novateurs comme Ralph Waldo Emerson, Stanley Cavell et Henry David Thoreau.


Pourquoi la vie possible est-elle plus séduisante que la vie ordinaire ?


« Pourquoi la vie possible est-elle plus séduisante que la vie ordinaire ? »



Le tête-à-tête chaleureux autour de sushis ordinaires entre Adèle Van Reeth et le philosophe Stanley Cavell rappelle l’ambiance loufoque des rencontres imaginées par Roland Jaccard dans Le cimetière de la morale (PUF, 1995). Ces ambiances de cafés ou d’hôtels où le temps semble s’être arrêté pour laisser place à une discussion avec les plus grands esprits des siècles passés. La différence est que Roland Jaccard nous fait voyager dans les profondeurs de la philosophie allemande, alors qu’Adèle Van Reeth nous offre un décor Midwest et décontracté pour se plonger dans la pensée de l’ordinaire. Nous sommes loin du regard lucide et extraordinaire de Schopenhauer « avec son habit démodé, son jabot de dentelle et sa cravate blanche, sa figure ridée et sèche » où « Le travail se lit » sur sa figure (Le cimetière de la morale, R. Jaccard). Adèle Van Reeth nous arrache de la philosophie grandiose allemande pour mettre le cap sur les Etats-Unis, ce pays que l’on juge souvent trop hâtivement comme non philosophe. « Comme si la haute culture avait été préemptée par le vieux continent, il ne restait aux Américains que les miettes, la culture de bas étage et les soucis ordinaires. ». En partant étudier à Chicago, Adèle Van Reeth a découvert que l’ordinaire avait le droit de cité en philosophie grâce à Emerson. Elle décide alors de prendre l’avion pour New York puis le bus jusqu’à Boston pour rencontrer Stanley Cavell, fils spirituel d’Emerson. « Dégustant patiemment l’assiette de Sushis qu’il avait commandés pour nous deux (les premiers de ma vie), il déplia pour moi le contenu de ses analyses en décortiquant des crevettes ». Mais l’ordinaire n’est pas un plat facile : « Oh but you see… L’ordinaire n’est pas un concept. C’est une quête ».

En effet, l’ordinaire est une quête complexe. On y sent un goût duel, à la fois amer et doux : le goût français plutôt visqueux que Sartre a mis en évidence ou le goût américain des petits riens sur lesquels Emerson s’extasie. L’ordinaire peut provoquer le cafard ou à l’inverse un retour vers soi, un « remariage » comme l’explique Stanley Cavell dans son livre A la recherche du bonheur. Emerson s’enthousiasme sur les petits riens de l’existence : « La viande qui rôtit dans l’âtre, le lait qui chauffe dans la casserole, la chanson que l’on fredonne dans la rue ». Ce philosophe est fier de montrer qu’il faut prêter attention à autre chose que le grandiose et estime que la philosophie européenne est trop ancrée dans le romantisme, qu’elle « ne jure que par le sublime et le grandiose ». Or Stanley Cavell pense qu’une transformation de soi « ne peut se faire qu’au prix d’une certaine attention accordée à l’ordinaire ».

Tout comme Emerson et Cavell, Adèle Van Reeth ne semble pas sensible au grandiose. Très lucide sur l’absurdité de l’existence, elle a un dégoût pour la célébration du quotidien. La jouissance est peut-être une question de caractère. C’est ce qui la distingue de la joie. Cependant, contrairement à Spinoza, la joie, façon « hymne de Beethoven », n’est pas pour elle le but ultime. « D’Aristote à Spinoza l’éloge de la joie m’avait profondément ennuyée ». Elle est davantage attirée par l’état sauvage d’Henry David Thoreau. « Pourquoi l’état sauvage fait-il tant rêver ? Parce qu’on se dit que ce qui est sauvage est tout sauf ordinaire. »

Et malheureusement le quotidien n’a pas la beauté du sauvage, il est une succession de contraintes, « d’épines domestiques » comme les appelait Montaigne. Faire la vaisselle, déboucher l’évier, laver le linge … Ces contraintes qui « empêchent le travail de l’esprit ». C’est pour cette raison que Virginia Woolf voulait pour pouvoir écrire tuer « l’ange du foyer », la vie domestique. Adèle Van Reeth souligne que finalement Emerson qui glorifiait l’ordinaire s’est cogné à la même impasse que Virginia Woolf qui voulait s’affranchir de la vie domestique : la mélancolie. La mort prématurée du fils d’Emerson a suscité le même chagrin que l’absence d’enfant de V. Woolf. Triste fatalité, l’ordinaire ne sauve pas de la mélancolie du quotidien.


La naissance : une séparation que l’ordinaire essaie de réparer ?
Le récit de ce livre est subtil car il vient appuyer les arguments philosophiques énoncés. En effet, notre animatrice des « chemins de la philosophie » débute son roman sur le thème de la rupture, la séparation : celle de la naissance d’un enfant qui est séparé du ventre de sa mère. « Ta naissance sera une rupture ». C’est la rupture qui permet la rencontre entre une mère et son bébé. « Le drame ce n’est pas la rupture, le drame, c’est ce dont la rupture veut venir à bout : l’inéluctable condition ordinaire de notre existence qui nous assoiffe d’extraordinaire ». A. Van Reeth met en miroir deux opposés : d’un côté la naissance, la grossesse qui est un phénomène extraordinaire dans la vie d’une femme et de l’autre la mort, celle prévisible de son père malade que l’on découvre à la fin du livre et qui se console avec des fragments de la vie ordinaire. La grossesse « boostée aux hormones » avec ses « nuages roses » détrône l’ordinaire. Mais la naissance reste une séparation comme la mort. Et la philosophie de l’ordinaire nous permet de nous « remarier » avec nous-même. Pourtant la théorie d’Emerson semble échouer lorsqu’il perd son fils. Cette mort est gratuite, le chagrin d’un être perdu n’enseigne rien. La douleur n’apprend que l’insignifiance.

La mise en parallèle de sa grossesse avec la fin possible de son père ainsi que la description d’un avortement rappelle l’absurdité de notre existence, thème prédominant dans l’œuvre de Camus ou encore La nausée de Sartre. Ainsi, après le voyage américain exotique de la philosophie sur l’ordinaire, nous revenons tout doucement en France avec Sartre, Camus (où nous pouvons apprécier la visite d’A. Van Reeth chez Catherine Camus dans sa maison à Lourmarin) et Clément Rosset.

« La lecture du roman de Sartre m’avait aidé à formuler le type de trouble que les moments ordinaires faisaient jaillir de manière spectaculaire ». « La répugnance du visqueux (…) le risque d’être bu par les choses « comme l’encre dans un buvard », c’est mon mode d’être au monde. Quand Camus jouit, Sartre vomit et je porte les deux en moi ».

Nous avons en chacun de nous une dualité. Adèle Van Reeth en illustre parfaitement l’intranquillité qui en découle de façon visqueuse. Elle se refuse à la fin du dualisme prôné par Spinoza et aux sirènes libératrices de la joie. Elle préfère s’en remettre à l’ordinaire nonchalant qui nous sauve du caractère tragique de la mort.

« Le bitume imbibé du soleil de juin nous aveugle, tu déplaces ton visage à l’ombre des branches, tu as oublié tes lunettes de soleil, je te propose les miennes, tu acceptes et c’est moi qui ne vois plus rien ».


La vie ordinaire, Adèle Van Reeth, Gallimard 2020.

Pourquoi la vie possible est-elle plus séduisante que la vie ordinaire ?

Rédigé par Marjorie Rafécas le Mercredi 30 Décembre 2020 à 14:43 | Commentaires (0)

I phil good !

Dimanche 11 Octobre 2020

A chaque séparation, l’être humain ressent la perte d’un petit bout de soi. Ces séparations qui sont autant de deuils de soi-même. Oui, mais de quel « moi » s’agit-il ? Les séparations ne font-elles pas partie d’un long processus d’accouchement de soi ? Notre première séparation, nous la vivons à notre naissance : on est arraché du ventre de notre mère. Et pourtant, cette séparation laisse place à la vie. La vie démarre bel et bien dans la séparation. Ce livre d’Anne-Laure Buffet tente de transformer notre regard sur ces moments compliqués de la vie, qui sont autant de ponts nécessaires pour s’accomplir. Notre vie est un tissage de liens et de séparations pour nous aider à grandir.


Ces séparations qui nous font grandir
Cette première déchirure qu’est la naissance fait écho à un roman de cette rentrée littéraire (très ordinaire), La vie ordinaire d’Adèle Van Reeth :
« Je vais me séparer de toi. Toi qui n’as rien connu d’autre que l’intérieur de mon ventre, tu vas affronter l’air et l’espace. Tu vas sortir de moi ce sera le traumatisme initial ».
« Ta naissance sera une rupture ».
« De cette distance naîtra notre rencontre ».

C’est cette distance, cette rupture du cordon, qui permet à une mère de découvrir le visage de son bébé. Pas de rencontre sans séparation, telle est la vérité que nous avons du mal à accepter et que les poètes nous aident à surmonter. Comme l’écrit Laurence bouvet, « Être vivant c’est être séparé ».
Anne-Laure Buffet souhaite démontrer dans cet essai résolument optimiste et au ton spinoziste que toutes les séparations, de quelque nature que ce soit, rupture amoureuse, déménagement, changement d’emploi etc., sont autant de renaissances. La séparation, bien que vécue comme une amputation de soi et une condamnation, ouvre la voie vers une plus grande liberté, celle d’être soi. L’auteur rend d’ailleurs un hommage aux poètes qui ont le talent et la lucidité pour transmettre ce qu’il y a de plus indicible dans une séparation.

La rupture, la voie de la transformation
Refuser les séparations, cela revient à entretenir des relations de dépendance avec les autres. Et une relation distante avec soi-même. Être dépendant affectivement symbolise un refus de grandir. Ce lien entre dépendance et refus d’être soi rappelle le livre Guérir de nos dépendances, précédemment chroniqué dans La Cause Littéraire (2018) : les addictions sont souvent le refus de quitter le cocon maternel. La dépendance humaine repose sur un curieux paradoxe : « Je dépends d’un autre pour devenir moi-même…, mon autonomie dépend de son état mental » (Guérir de nos dépendances, Pascale Senk et Frédérique de Gravelaine). Dépendre pour être libre, telle est la situation de départ d’un enfant. On ne naît pas indépendant.
D’ailleurs, comme le souligne Anne-Laure Buffet, plus on est confronté à la tyrannie d’un moi idéal, plus on cherche de l’aide dans des remèdes extérieurs. Or ces « colmatages », ces petites dépendances, accentuent la perte de l’estime de soi et conduisent à un cercle vicieux.

Aimer, une manière de combler ses manques réciproques ?
Le vécu de la première séparation est assez déterminant… La première séparation avec sa mère détermine notre capacité à accepter les suivantes. Le schéma des répétitions amoureuses est souvent une conséquence d’un lien primaire mal enclenché. Une rencontre, ce sont deux inconscients qui se reconnaissent. On se choisit pour combler ses manques réciproques. Nous prenons alors des risques limités. Nous cherchons parfois à réparer le couple de nos parents que nous cherchons paradoxalement à fuir.
Nous refusons souvent les séparations car nous sommes sous l’emprise de la société, du regard de notre famille. Il est nécessaire de prendre de la distance avec la stigmatisation de certains comportements et développer son esprit critique.
Pour aimer de façon authentique sans reproduire nos liens primaires, il faut accepter l’imperfection. Le wabi-sabi, art japonais, consiste à célébrer la beauté des choses imparfaites. Oui, on peut être content, en se « contentant » de ce que l’on a. Savoir « se contenter » est une vertu, n’en déplaisent aux ambitieux égotiques. C’est une forme de bienveillance envers soi-même et envers les autres, du narcissisme « altruiste » (petit clin d’œil à Auguste Comte qui a inventé cette notion).
En acceptant les séparations et notre « moi » encore inachevé et en devenir, il nous est alors possible de devenir ce que l’on est et de se préparer à des amours qui nous grandissent.

La séparation semblable à l’angoisse de la mort
« Tout notre mal vient de ne pouvoir rester seuls » (Labruyère)
La vie est construction de liens et lorsqu’ils se dénouent, l’angoisse de se retrouver seul nous confronte à l’idée de mort. Or comme le rappelle pertinemment l’auteur, il faut discerner la peur, de l’angoisse et de l’anxiété. Selon Heidegger, l’angoisse n’a pas d’objet. Elle se raccroche au non sens de l’existence, au vide. Il s’agit d’une perte de repère qui nous aliène. La peur est au contraire précise et a un objet, à la différence de l’angoisse qui est indéterminée. « L’angoisse nous rend étranger à nous même ». Ce vide existentiel peut s’exprimer de différentes façons : une quête de sens ou s’affirmer dans des formes très primaires comme la recherche du pouvoir, avec sa version la moins subtile qui est celle de gagner beaucoup d’argent. Se séparer revient alors à savoir gérer cette angoisse de la mort. Trouver du sens, ne pas céder à la satisfaction facile d’un désir éphémère, peuvent aussi nous mener vers la joie profonde que prône Spinoza. Eprouver la joie d’être soi affaiblit nos angoisses.

Comme nous le conseille Anne-Laure Buffet, pour affronter les séparations et mieux les accepter, rien de tel qu’aiguiser son esprit critique pour ne pas subir d’aliénations avec son vrai « moi ».

L’aliénation reste la pire forme des séparations…

Ces séparations qui nous font grandir, Anne-Laure Buffet, 2020, 170 pages, 18 €


Rédigé par Marjorie Rafécas le Dimanche 11 Octobre 2020 à 10:35 | Commentaires (2)

FLASH-INFO pour ne pas perdre le PHIL

Dimanche 9 Août 2020

Hasard de rencontres, fin juin en sortant de chez le médecin, je fais la connaissance d’Ambre Bartok, qui vient de collaborer avec le professeur Perronne sur la pandémie Covid 19 en France. Il s’agit de l’ouvrage Y a-t-il une erreur qu’ils n’ont pas commise ? de Christian Perronne paru chez Albin Michel en juin 2020. J’ai été rassurée de constater que toutes les incohérences relevées pendant le confinement ont été consignées dans ce livre très factuel… On se sent bien moins seul. Les faits, rien que les faits. Sans compter le nombre de mots prononcés, si souvent contradictoires, pour ne pas les oublier.


Le dogmatisme français, un danger plus inquiétant que le virus du Covid 19
Notre Président l’avait pourtant annoncé : nous étions en mars dernier en « guerre » sanitaire ». Le mot « guerre » martelé à plusieurs reprises nous a fait froid dans le dos, comme si la réminiscence des 2 précédentes guerres mondiales re-flottait à la surface sous une autre forme. Comme le dénonce Christian Perronne, nous n’avons pas eu pour autant une médecine de guerre. Le dogmatisme français l’a remporté sur le pragmatisme. Et c’est là où on réalise que l’excès de procédures administratives et la langue de bois sont une forme de dictature, et qu’ils dérivent tout deux de la même idéologie, celle de nous endormir.

Des phrases vides de sens comme celle de Jean-François Delfraissy ont pullulé : « Il faut être intelligent, garder une forme d’isolement mais ne pas non plus les isoler » (propos prononcé pour protéger les personnes âgées)… Comment faire confiance au Gouvernement et aux institutions lorsque de telles phrases alambiquées et indécises sont déclamées dans les médias ?
Le plus inquiétant reste que dès que l’on essaie d’analyser cette novlangue et d’avoir un semblant d’esprit critique, on est taxé de « complotiste », suspecté de divulguer des « fake news »… Ce livre reprend « littéralement » toutes les incohérences dites ou décisions prises par le gouvernement ou autre institution médicale, loin du pragmatisme. Des insultes à notre intelligence.

L’ascension de l’incohérence ayant été atteinte par la publication de deux décrets quasi simultanée : le 1er interdisant la chloroquine en 1ère instance (seuls les « mourants » peuvent se le voir prescrire) et le 2ème autorisant le Rivotril dans les EHPADS. Le Rivotril, qui est une sorte d’euthanasie. Or d’après les experts, la chloroquine n’est plus efficace lorsqu’elle est prescrite tardivement sur les états sévères. Il faut la prescrire avant la dégradation de l’état des malades atteints par le virus. Comment comprendre cette double décision favorisant la mortalité ? Ne consacrons-nous pas une partie significative de notre PIB à la santé de notre pays ? Qu’ont fait les Français pour mériter une telle politique sanitaire, à la limite du suicide ?

Frank Chauvin, Président du HCSP, réserve l’hydroxychloroquine aux mourants, tout en reconnaissant dans la presse (Canard enchaîné) que ce médicament n’est d’aucune utilité s’il est prescrit tardivement… « Mieux qu’un traitement sans preuves vaut une bonne autopsie ».

Il semblerait que des conflits d’intérêts avec les labos Gilead et Abbivie aient pu influencer certaines décisions… Mais ne soyons pas paranos. Non, non, aucune intention de gérer les hôpitaux publics comme des pots de yaourts n’a été à l’œuvre non plus…

Au bout du compte, tout cet ensemble de faits m’incite à regretter toujours ce manque cruel de moyens en matière de justice. La justice est qu’une autorité en France, et non pas un pouvoir. Cela n’a jamais été aussi criant. Nous manquons cruellement de justice, de jugement « impartial ». D’ailleurs, le professeur Perronne nous rappelle qu’en 2018, Emmanuel Macron aurait souhaité supprimer la Cour de justice de la République. Certainement pas une bonne idée de supprimer un telle cour…

Mais ne soyons pas paranos… Tout se passe bien également dans les hôpitaux psychiatriques...

Y a-t-il une erreur qu’ils n’ont pas commise ?, de Christian Perronne, Albin Michel, Juin 2020.


Rédigé par Marjorie Rafécas le Dimanche 9 Août 2020 à 10:32 | Commentaires (0)

I phil good !

Samedi 25 Juillet 2020

Pendant le confinement, cette sorte de trêve dans l’urgence de nos sociétés modernes, j’ai pris plaisir à découvrir la pensée novatrice de Carl Gustav Jung et l’appétence de Victor Hugo pour le monde invisible. Peut-être que le point commun entre Victor Hugo et Jung ne saute pas aux yeux instantanément… Pourtant le jeu d’ombre et lumière dans les poèmes de V. Hugo évoque la part d’ombre chère à Jung qu’il nous faut affronter. Ou encore notre contradiction entre l’anima et l’animus, cette dialectique du moi. Nous sommes contradiction. Notre cheminement doit s’évertuer à la dépasser et à atteindre enfin la réconciliation entre notre inconscient et notre conscience. Atteindre cette force du surhomme ou encore la joie spinoziste.


Comment Victor Hugo et C.G Jung m’ont déconfinée
Alors que la psychanalyse subit actuellement des critiques acerbes de la part de certains scientifiques ou autres intellectuels athées, elle demeure cette formidable théorie qui accepte notre part d’ombre, ce mystère d’un inconscient qui constitue notre identité mais qui vit caché. La psychanalyse a toujours dérangé les rationalistes. C’est un affront à leur envie de tout maîtriser. Jung écrit dans son Essai d’exploration de l’inconscient : « La psychologie est une science des plus jeunes et parce qu’elle s’efforce d’élucider ce qui se passe dans l’inconscient, elle se heurte à une forme extrême de misonéisme ». Le misonéisme est une peur profonde de la nouveauté. Ce misonéisme, même en 2020, est encore très prégnant. Nous sommes en 2020 sur le point de prendre un virage pour un nouveau monde moins matérialiste et nous sentons des résistances de toutes parts. L’ancrage dans une pensée rationaliste est difficile à assouplir.

A la différence de Freud qui considérait la religion comme un phénomène névrotique, Jung, tout comme Nietzsche, affirme que nous avons besoin d’illusions. La religion ne serait pas qu’une sublimation, mais une force au même titre que le désir sexuel. Ainsi, contrairement à Freud, Jung n’explique pas tout par le désir sexuel et c’est en cela que son éclairage est essentiel dans l’époque que nous vivons. La théorie de Jung, moins « matérialiste » et plus symbolique, peut faire prendre un virage très intéressant à la psychanalyse. La religion est selon Jung ce qui nous relie à l’universel, le sens de l’intrication universelle. Le concept du processus d’individuation de Jung consiste à créer une relation consciente avec notre inconscient.

Victor Hugo, comme Jung, était très ouvert aux différentes théories ésotériques. Les signes du ciel n’étaient pas des plaisanteries pour l’auteur des Misérables. Nous apprenons dans un livre écrit par Henri Gourdin sur sa fille Léopoldine que Victor Hugo avait créé sa propre religion, à la confluence de plusieurs obédiences, théories occultes, une sorte de « syncrétisme orageux ». Il « picorait dans toutes les traditions et les religions » : Tarot, Kabbale, arithmosophie (science occulte des nombres) et l’astrologie. Ce goût pour les nombres rappelle l’aspect sacré des chiffres des Pythagoriciens que Jung considérait. Le système cosmogonique de Victor Hugo naît en 1830 quand Léopoldine a 6 ans. Dans Odes et Ballades, V. Hugo souhaite « voir dans les choses plus que les choses ». Il cherche le monde invisible. Car dans l’invisible, V. Hugo y perçoit l’éternité. Mais attention, V. Hugo sait qu’entreprendre des voyages obscurs peut semer la tempête et nous rendre « pâle ». V. Hugo a créé sa propre religion, sans frontières. « La religion n’est autre chose que l’ombre portée de l’univers sur l’intelligence humaine ». « La forme de cette ombre varie selon les angles divers de la civilisation de l’homme ».

Notre société occidentale a certes voulu détruire les dieux et les démons de notre religion chrétienne… Mais les dieux et les démons de l’homme moderne n’ont pas du tout disparu, ils ont simplement changé de nom. Ce qui peut expliquer un déploiement important de névroses qui créent des addictions. Jung s’est toujours méfié de la puissance d’un Etat, du concept d’un homme « moyen » ou « statistique ». La société moderne nie les profondeurs individuelles et les collectives. Or il nous faut rester en contact avec les réalités archétypiques. Heureusement les rêves et notre intuition nous reconduisent à eux.

Dans l’univers des primitifs, les choses ne sont pas aussi séparées par des frontières que dans nos sociétés rationnelles. Nous vivons trop dans un monde « objectif ». Il y manque selon Jung « l’aspect coloré et fantastique ». La conquête de notre monde civilisé s’est construite au prix d’énormes pertes. Nous avons dépouillé toutes les choses de leur mystère et de leur « numinosité ». Coupé du monde psychique souterrain, le mot « matière » reste un concept « purement sec ». Le processus individuation permet grâce à l’interprétation des symboles de réconcilier les contraires dans la psyché.

Les « vrais » cartésiens ne sont pas forcément en antinomie avec la pensée Jungienne. Rappelons que Descartes eut lui-même une expérience mystique, un rêve qui lui révéla l’arbre de la science. D’ailleurs, étymologiquement, Inventer veut dire « trouver ». Rien n’est plus vulnérable qu’une théorie scientifique, car elle n’est qu’une tentative éphémère d’expliquer les faits…

Les pistes de décloisonnement que nous proposent à la fois Jung et Victor Hugo sont foisonnantes et passionnantes. Tout comme l’univers de la poésie. La poésie nous propose une ouverture sur le monde invisible. La poésie romantique ainsi que le mouvement surréaliste nous invitent à dépasser nos croyances limitées par une perception du monde trop objective. Le surréalisme a glorifié le hasard, ce hasard qui n’en est peut-être pas un et qui nous renvoie au concept des synchronicités de Jung. Comme le suggère Eric Naulleau, le hasard des rencontres peut changer votre vie : la poésie peut affleurer partout. Etre ouvert au hasard, repérer les synchronicités, nous aident à développer notre 6ème sens du bonheur. (cf. article sur la mélancolie https://www.wmaker.net/philobalade/La-melancolie-un-prelude-a-l-optimisme_a91.html)://


Le pire des confinements est celui qui consiste à nier notre profondeur et notre moi invisible…



Comment Victor Hugo et C.G Jung m’ont déconfinée
Pour aller plus loin :
- Essai d’exploration de l’inconscient, C. G Jung
- Lépoldine, l’enfant muse de Victor Hugo, Henri Gourdin
- La religion nouvelle : pensée religieuse de Victor Hugo, François Renard

Comment Victor Hugo et C.G Jung m’ont déconfinée

Rédigé par Marjorie Rafécas le Samedi 25 Juillet 2020 à 11:19 | Commentaires (0)

PHILI-FLASH back

Lundi 20 Janvier 2020

Au mois sonnant des vœux, nul n’arrête la progression du temps. Les années se succèdent et le passé paraît irréversible. Pourtant, 2020, ce chiffre miroir donne l’impression de créer une boucle. Le temps est-il vraiment linéaire ?
Einstein n’a pas réussi à remodeler notre vision du temps avec sa théorie de la relativité. Et pourtant...
Je viens de finir Se souvenir du futur de Romulald Leterrier et Jocelin Morisson, qui explique la rétrocausalité du temps : le futur pourrait, selon eux, changer le présent. Les synchronicités seraient des signes provenant du futur. Alors, les machines à remonter le temps, ne seraient-elles pas de la pure fiction ?
Notre notion du temps reste intuitive (au sens philosophique du terme). L’imaginer autrement sera peut-être la prochaine révolution.


2020 : et si le temps n’était pas chronologique…
En philosophie, le temps est la notion la plus difficile à appréhender. C’est un concept aussi passionnant qu’insaisissable. Aussitôt, on essaie de penser « le temps », qu’il a déjà glissé entre nos doigts. Comment s’extraire du temps pour pouvoir l’observer ? Alors que c’est notre conscience qui crée ce temps. Bergson écrivait « La conscience est un trait d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l’avenir ». Bergson est un des philosophes qui a tenté de théoriser le temps, notamment sur la notion de durée et de temps vécu. Selon lui, la durée est une sensation créée par notre conscience. Il donne l’exemple de la musique, notre conscience transforme la succession de notes musicales en mélodie. Selon Jankélévitch, la musique est l’art par excellence qui permet d’expérimenter la temporalité. Par sa temporisation, la musique est l’expression de l’ineffable. Le temps vécu n’a rien à voir avec le temps mécanique des horloges. Pour le philosophe de l’ineffable, le temps est à l’endroit et irréversible, on ne peut pas le remonter. Pourtant, rien n’est moins sûr…

2020 : et si le temps n’était pas chronologique…
Il n’est pas aisé de transposer ou du moins de trouver un parallélisme entre les théories philosophiques et celles de la physique. Le 6 avril 1922, le débat entre Einstein et Bergson a été très tendu. D’ailleurs, en 1932, Gaston Bachelard, explique dans son essai L’intuition de l’instant pourquoi la théorie d’Einstein invalide celle de Bergson. « Ce que la pensée d’Einstein frappe de relativité, c’est le laps de temps, c’est la « longueur » du temps. Cette longueur, elle se révèle relative à sa méthode de mesure. On nous raconte qu’en faisant un voyage aller et retour dans l’espace à une vitesse assez rapide, nous retrouverions la terre vieillie de quelques siècles alors que nous n’aurions marqué que quelques heures sur notre propre horloge emportée dans notre course. Bien moins long serait le voyage nécessaire pour ajuster à notre impatience le temps que M. Bergson postule comme fixe et nécessaire pour fondre le morceau de sucre dans le verre d’eau. »

Penser le temps est un vrai casse-tête chinois…

2020 : et si le temps n’était pas chronologique…
Le temps est-il chronologique ?

Einstein écrivait « les gens comme nous qui croient à la physique, savent que la distinction entre le passé, le présent et l’avenir n’est qu’une illusion obstinément persistante ». Pour Eckhart Tolle, avec son best seller Le pouvoir du moment présent, le temps est lié au mental. Le temps est une illusion. Le présent est en dehors du temps. L’instant présent est éternel et est la vraie existence.

Nietzsche, par son intuition, pressent cette non linéarité du temps. Il évoque l’éternel retour et la nécessité d’oublier. Le concept d’éternel retour est hérité d’Héraclite et des stoïciens. L’éternel retour est une réfutation d’une idée de progrès linéaire. L’humain ne progresse pas. Le surhomme est celui qui dit oui à l’éternel retour. « Tout s’en va, tout revient ». Dans l’éternel retour, il est donc possible de connaître l’avenir, car il rejoint le passé, et vice-versa.

Dans cette boucle de l’éternel retour, on peut aussi imaginer un ordre inversé à celui de la chronologie, où l’avenir peut influencer le passé. Dans le livre Se souvenir du futur, les auteurs reprennent une théorie de Philippe Guillemant, physicien : « Le futur, sans nécessairement être totalement réalisé, pourrait l’être suffisamment pour contenir des conditions finales ». Et ces « conditions finales » peuvent jouer un rôle d’attracteur sur le présent. L’univers serait une création mentale et la conscience humaine existe en dehors des limites de l’espace et du temps selon Bernardo Kastrup.
Mais attention le futur n’est pas figé, il est « modulé en permanence par la conscience collective » (Philippe Guillemant).


2020 : et si le temps n’était pas chronologique…
Le hasard existe-t-il ? Le temps n’est-il pas cet instant qui permet les rencontres et les synchronicités ?


« le hasard c’est le purgatoire de la causalité » écrivait Jean Baudrillard.

Lors de mes études de droit, cette histoire de causalité me rappelle un cours sur la responsabilité délictuelle, où le professeur avait expliqué que la cause d’un dommage pouvait être indirecte et lointaine dans le temps, de sorte que l’on n’identifie plus la cause et que l’on attribue ce dommage au hasard. Or il existe bien une cause, mais le problème est de la prouver. Or ce n’est pas parce que l’on ne perçoit pas ou que l’on ne comprend pas la cause d’un phénomène, qu’elle n’existe pas. Le doute cartésien devrait être de rigueur. Ce que nous appelons le hasard, désigne peut-être juste des causes qui ne sont pas visibles.
Par ailleurs, les auteurs de l’ouvrage Se souvenir du futur nous font douter de l’ordre chronologique du temps « passé-présent-futur ». Est-ce que les évènements se déclenchent vraiment de façon chronologique ? Le futur peut-il causer des effets dans le présent ? ce qui retirerait le côté irréversible du passé...

Si notre conscience appréhende le temps, il en est probablement différemment pour notre inconscient qui ne connaît pas l’écoulement du temps. L’inconscient est peut-être immuable. Ainsi, nous portons dans nos vies cette dualité : celle de notre conscience et celle de notre inconscient qui se manifeste dans nos rêves et nos actes manqués… et qui pourquoi pas, interagit avec le futur en créant des synchronicités. C’est très jungien comme approche.

Finalement, si on réfléchit bien à l’utilité du temps, c’est celle de permettre des rencontres à un instant T. C’est le temps/l’instant qui permet les rencontres, ce fameux hasard des croisées des chemins. L’heure nous permet de vivre en harmonie avec la société et la nature, et peut-être aussi en symbiose avec le futur ou le passé...

Le temps, conjugué à l’espace, reste la joie des rencontres, de toute sorte, dont la succession joue une belle mélodie.
C’est le temps qui nous sort de notre solitude.
Mais il demeure un profond mystère…

Se souvenir du futur, Romulald Leterrier et Jocelin Morisson, Guy Trédaniel éditeur, 2019

Rédigé par Marjorie Rafécas le Lundi 20 Janvier 2020 à 23:31 | Commentaires (0)

LIVRES PHILous

Samedi 11 Janvier 2020

Alors que la psychanalyse subit actuellement des assauts violents de la pensée conformiste, Samuel Dock nous offre un voyage sincère sous forme d’abécédaire palpitant sur cette «psychologie des profondeurs». On en ressort tout ébouriffé et enthousiaste... Loin de sentir la naphtaline, Samuel revigore l’indocilité de la psychanalyse que l’on avait oubliée. Il y ressuscite l’inquiétante étrangeté qu’avait su créée Freud lors de sa théorie explosive et adoucit les querelles de chapelle (ou plutôt de divans) entre les freudiens, les lacaniens, les kleiniens ou les jungiens...


La psychanalyse doit rester indocile
Son essai refuse le catéchisme dogmatique, les remparts artificiels créés par les différentes obédiences psychanalytiques, disons-le franchement : l’élitisme abscons. Il libère la psychanalyse contemporaine de sa tour d’ivoire bourgeoise, en rendant la psychanalyse lisible et accessible, en prenant même le risque de se dévoiler lui-même.

Rappelons-nous du séisme profond qu'avait provoqué Freud...

En 1900, lorsque Freud publia L’interprétation des rêves, c’était un tremblement de terre qui ouvrait les portes mystérieuses de l’inconscient. On a tendance à l’enterrer, mais la psychanalyse a été rebelle, loin de la mollesse des divans. Cette inquiétante étrangeté, Samuel Dock l’illustre par « toutes ces délectables bizarreries, toutes ces merveilles incommodantes ». Comme un « reflet bien familier » qui nous remue. C’est alors que le refoulé affleure notre conscience et que l’on peut apprécier « l’irruption d’un continent de mon identité ». C’est cela l’inquiétante étrangeté, un paradoxe : une reconnaissance suivie d’un inconfort. C’est cette fusion entre le réel et l’irréel qui déstabilise. Cette confusion est bien prégnante dans les œuvres de David Lynch. L’auteur emploie cette formidable allégorie pour décrire ce concept d’étrangeté : « le surgissement du fantastique au cœur du quotidien le plus banal ».

Après ce séisme profond, quel crédit accordé alors au marketing du coaching ? La psychanalyse n’a pas peur des abymes de l’inconscient, contrairement à certaines techniques du développement personnel qui agissent comme des « adjuvants » sur « l’être hypermoderne » sur ses « microprojets » gérés en toute urgence. Comment retrouver de l’unité dans cette agitation incessante de patchwork de coachs en tout genre ? La psychanalyse permet de retrouver une intériorité, contrairement au « sparadrap » du coaching. D’après Samuel Dock, la pensée positive serait une dictature du conformisme, ne jamais se plaindre, continuer à avancer, ne surtout pas trop penser. Or combien de fois entendons-nous « tu penses trop » ? Respecter ses blessures, ne pas nier ses souffrances, c’est en cela que la psychanalyse, à cause de ce réalisme, plaît moins à une société capitaliste qui privilégie l’urgence.

L'erreur de Bettelheim sur les causes de l'autisme

Cependant, même si le mot clé de l’abécédaire « contes de fée » fait rêver, attention, la psychanalyse porte aussi ses propres blessures. Samuel Dock nous fait prendre du recul par rapport à l’auteur de la Psychanalyse des contes de fées : Bruno Bettelheim. Son interprétation des causes de l’autisme a jeté un discrédit sur la psychanalyse : Bettelheim accusait les mères « réfrigérateurs » de provoquer l’autisme…

De l'importance des "mots" (maux) en psychanalyse et de la nuance, si chère à Nietzsche


Pourtant, les mots ont leur importance en psychanalyse, la nuance est reine. On apprend par exemple la différence entre déni et dénégation. Cet abécédaire dévoile l’humanité d’un vocabulaire parfois trop ésotérique. Et surtout nous donne de nouvelles clés d’entrée pour interpréter les symptômes. L’addiction, par exemple, peut paraître simple comme sujet, or la psychanalyse en offre un prisme d’interprétation loin de sentiers battus : « la solution addictive représenterait non pas une manière de se détruire, comme le suggère le terme « toxicomanie » par exemple, mais bien une tentative d’autoguérison face à la menace de stress psychique ». L’addiction, un moyen de se guérir ? La psychanalyse a ce point commun avec la philosophie, celle de savoir poser les bonnes questions et de démêler les multi-causalités d’un symptôme.
On sourit par ailleurs lorsque l’auteur se gausse de ce qu’est devenu le concept du fantasme : « cinquante nuances de vide ». Le fantasme, pourtant « preuve de la vitalité de notre psyché », s’est stéréotypé. Il s’agit d’un « fantasme dilué, inodore, incolore », tout à fait conformiste. Cette dilution trouve sa cause dans le cannibalisme. En effet, le terme « cannibalisme » peut paraître saugrenu dans un abécédaire sur la psychanalyse alors qu’en fait il mérite toute sa place : Ne serions-nous pas en train « de nous cannibaliser les uns les autres ? Sevrés du sein maternel, l’hyperconsommation nous fait croire que nous devenons ce que nous incorporons. Mais est-ce suffisant pour nous combler ? Pas tout à fait, car le pervers narcissique n’est autre que le symptôme de « cette horde primitive », « la métaphore de cette hyperconsommation du soi ». Nous sommes dans un hédonisme de survie, qui masque un certain cannibalisme narcissique.

Pour lutter contre ce cannibalisme, heureusement persiste notre joyeuse créativité. Mais, Freud dans le Malaise d’une civilisation refroidit notre optimisme sur l’art salvateur « Qui est réceptif à l’influence de l’art l’apprécie plus que tout, comme source de plaisir et comme réconfort dans l’existence. Néanmoins, la douce Narcose où nous plonge l’art n’est pas capable de provoquer plus qu’une brève évasion loin des malheurs de la vie et elle n’est pas assez forte pour faire oublier la détresse réelle ». Ce pessimisme freudien peut difficilement se conjuguer avec les dictats de notre société qui prône une jouissance de l’instant pour nous perfuser d’images positives. C’est probablement ce côté un peu schopenhauerien de la psychanalyse qui déplaît aujourd’hui, voire qui fait peur…

Mais cet abécédaire sait mettre aussi parfaitement en valeur le côté lumineux de la psychanalyse, son art de l’interprétation. Cette magie du déchiffrage nous ouvre sans cesse des nouvelles portes. Une maison, par exemple, l’auteur voit notre habitat comme un troisième corps. « On investit notre maison à la façon dont notre corps a été investi par les soins maternels ». La maison d’un paranoïaque sera de ce fait très différente de celle d’un obsessionnel. Pour les couples, le logement, « véritable investissement libidinal » peut devenir carrément une personne tierce. Une maison, comme un amant ? Voilà pourquoi la psychanalyse reste fascinante, car elle transforme notre banalité quotidienne en véritable scène surréaliste.

"Freud n'est pas Kant", la psychanalyse doit rester indocile

Le titre de cet essai n’est pas anodin : la psychanalyse doit être indocile, sa survie en dépend. L’auteur défend résolument une approche interdisciplinaire, celle de Freud : prendre en compte tout l’écosystème des symptômes individuels, les groupes, les institutions comme l’armée ou la religion, les mythes, la civilisation. La psychanalyse à l’époque de Freud essayait d’embrasser la complexité du monde, en apportant un coup de marteau à la rationalité. « Je est un autre ». Pourquoi avoir renoncé à cette anthropologie psychanalytique ? Fuir le catéchisme des différentes écoles de psychanalyse, la complaisance institutionnelle, est essentiel pour se concentrer sur le patient.

« Freud n’est pas Kant ». Notre humanité ne colle pas aux images d’Epinal. Il est nécessaire d’étudier toutes les sciences humaines, y compris les approches opposées à la psychanalyse pour se rappeler qu’il existe « toujours d’autres façons de penser l’humain ». « Nous sommes divisés en des milliers d’influences contraires ».

Le manque est garant de notre humanité, voilà la devise de cette éloge indocile, loin de l’hystérique consommation contemporaine.

Merci à Samuel Dock pour cette indocilité érudite.





Rédigé par Marjorie Rafécas le Samedi 11 Janvier 2020 à 10:08 | Commentaires (0)

« Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel est un serviteur fidèle. Nous avons créé une société qui honore le serviteur fidèle et a oublié le don », constatait Einstein. Plus de 60 ans après, notre société se montre toujours aussi hostile aux intelligences différentes de la sacro-sainte intelligence logique et verbale. Pour cette raison, j'ai trouvé le témoignage de Valérie Fauchet sur sa mediumnité, dans son livre Une voyante passe aux aveux, fascinant. La voyance est une forme d'hypersensibilité qui défie les lois physiques et spatio-temporelles et qui mérite notre attention, au regard de l'intelligence artificielle versus intelligence humaine.


Le don de l'intuition, malgré le respect que lui portait Einstein, reste toujours tabou
Il existe, malheureusement, des dons que l’on subit. Certaines personnes possèdent en effet le don de « pré-voir ». Contrairement aux surdoués, les dons de voyance sont jugés douteux et sont ignorés par la science. Pourtant, ces personnes « voyantes » n’ont pas décidé d’avoir ces « flashs », ils s’imposent à eux. Comment faire alors pour ne plus voir ?

Dans ce livre Une voyante passe aux aveux, le témoignage de Valérie Fauchet est troublant, sa vie ressemble à un roman fantastique. Pour donner du coffre à ses expériences, et prouver qu’elle n’a pas peur d’être titillée par l’exigence de preuves factuelles, l’auteure a eu la bonne idée d’être interviewée par une magistrate, Marie-Noëlle Dompé. La voyance au tribunal ? Oui, mais il ne s’agit pas pour autant d’un procès. Cette magistrate, aguerrie à l’impartialité, a joué le rôle de l’investigatrice bienveillante pour comprendre comment se manifeste cette méga intuition chez notre voyante peu commune. La voyance apparaît alors sous un autre jour, plutôt comme une hypersensibilité insoutenable. Comme une faille qui attire la lumière d’un flash. Les gens dotés d’une hypersensibilité sont plus facilement fatigués, car ils absorbent énormément les émotions des autres, voire des objets… Car pour Valérie Fauchet, même les objets portent une histoire. La foule est pour elle tel un vampire, elle l’épuise. Ces phénomènes de clairvoyance sont provoqués par des émotions très fortes. Etymologiquement, émotion veut dire « dérangement ». Les artistes peuvent eux-aussi d’ailleurs avoir cette sensibilité médiumnique. Comme le souligne justement l’auteure, les artistes sont « chacun dans leur genre » des mediums, et pourtant personne ne les craint. Car leur don se manifeste dans une expression artistique, un don qui heureusement est reconnu par nos sociétés.

Son témoignage est à certains moments poignant. On est saisi de compassion lorsqu’elle explique qu’elle a découvert son don, en pressentant 8 jours avant, les futurs attouchements de son instituteur… Mais personne ne s’en alerte. Malgré cet épisode douloureux, sa vie ressemble aussi à un conte de fée. Elle voit par exemple des Elfes dans le jardin de sa maison de Rennes. Un peu comme dans les légendes celtes, elle vit des jours enchantés sur l’île aux moines, île dotée d’une énergie très particulière. Les artistes, et en particulier les poètes, sont ses amis. Elle a par exemple le plaisir d’échanger sur l’onirisme et la poésie avec le peintre brésilien Cicero Dias, ami de Paul Eluard, ouvert à la médiumnité. Après sa période bretonne enchanteresse, elle a le coup de foudre pour un appartement rue de Tournon à Paris, qu’elle transforme en cabinet de curiosités. Une vraie vie de bohème s’ouvre alors à elle. Elle apprend alors qu’une célèbre voyante, Mademoiselle Lenormand, habitait dans cet appartement et qu’elle recevait régulièrement Joséphine de Beauharnais. En somme, une jolie coïncidence.

Mais est-il judicieux d’être marié à une voyante ? On sourit lorsqu’elle relate que son don n’était pas un cadeau pour son ex-mari, car elle visualisait toutes ses maîtresses, et ce même à distance… Son mari ne pouvait pas cultiver de jardin secret. Ce qui peut donner l’impression encombrante et obsessionnelle d’être tout le temps espionné...

La voyance souffre aujourd’hui d’une image délétère, elle est perçue comme la misère de tous les espoirs déçus. Elle est souvent l’appât facile de charlatans qui exploitent le mal être des personnes insatisfaites de leur présent. Cette voyance « bas de gamme » et payante est à l’opposé du « connais-toi toi-même ». On gagne souvent plus de temps à chercher à comprendre l’origine de ses désirs, que de tenter de les assouvir à tout prix. Malgré le charlatanisme qui entoure ce don qui défie les lois spatio-temporelles, la « vraie » voyance ou la médiumnité sont une forme d’intuition. Elles échappent certes à l’intelligence logique, mais appréhendent le monde autrement. Einstein soutenait que « le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel est un serviteur fidèle. Nous avons créé une société qui honore le serviteur fidèle et a oublié le don ». Notre occident est si rationnel qu’il barre la route à l’intuition. La voyance peut être perçue comme une alchimie des émotions qui nous livre une autre clé d’interprétation de la réalité. A travers son témoignage, l’auteure a cherché à « desorcelliser » la voyance.

Même quand une personne a des « flashs », ces images restent toujours interprétables. Valérie Fauchet insiste sur le fait qu’il n’y a pas de vérité absolue, même sur le passé. Sa voyance est la possibilité « d’offrir un autre regard ». La façon de vivre l’évènement prédit est elle-aussi subjective. Par conséquent, attention à l’hubris : ne jamais prédire des choses de façon catégorique. Le doute cartésien doit être la règle, même dans ce domaine de l’intuition. La médiumnité reste un mystère et n’obéit à aucune loi.

Cet ouvrage souhaite offrir une vision moins matérialiste du monde dans lequel nous vivons.

Valérie Fauchet a parfois l’impression d’être à la fois sur terre et dans l’au-delà. C’est dur de vivre cette dualité, c’est comme le destin de mélusine, mi-femme mi-serpent, ce type de femmes dérange…

Notre monde continue de refuser la complexité.

J'ai eu l'occasion de rencontrer l'auteure, suite à la lecture de son témoignage. Je vous ferai part bientôt de nos échanges dans un prochain article...

Une voyante passe aux aveux, Editions Ipanema 2019, 233 pages, 17,90 €

Rédigé par Marjorie Rafécas le Dimanche 10 Novembre 2019 à 11:23 | Commentaires (0)

Notre monde hypermoderne tend à manquer d'ironie... d'où les symptômes envahissants de soi-disant "pervers narcissiques", "zèbres surdoués" ou "bipolaires"... Nous ne supportons plus la nuance. C'est pour cette raison qu'il est grand temps de se replonger dans les pensées de notre cher Vladimir Jankélévitch. La philosophie a toujours été la plus grande défenderesse de l'ironie, car elle est le préalable à toute démarche authentiquement philosophique.
En 2010, j'ai utilisé cette ironie pour "oser" décrire les philosophes par leur signe astrologique. L'ironie c'est aussi savoir s'aventurer dans des voies sinueuses hors des sentiers battus (et rabattus), pour chercher son fil d'Ariane.
Je vous propose donc dans cet article de découvrir le chapitre sur Vladimir Jankélévitch et son art de manier la contradiction.


L'Homme ironique, le nouveau surhomme ? Rappel de quelques leçons de Jankélévitch
Vladimir Jankélévitch, la contradiction en musique

(Vierge ascendant Sagittaire, né le 31 août 1903 à Bourges. Philosophe et musicologue Français)

La Vierge, par sa pudeur légendaire et son sens de la réserve, est souvent à tort considérée comme le signe le moins attractif du Zodiaque. Son regard figé dans les détails peut certes la condamner dans l'inertie, mais lui confère des théories philosophiques intéressantes. Je vous le confirme : la Vierge est étonnante, surtout lorsqu'elle philosophe ! Pourquoi ? Parce que le Virginien sait jouer avec les contrastes. Jankélévitch en est un parfait représentant par la musicalité de son ironie.

L'écart minimal entre les durées du jour et de la nuit pousse les natifs de la Vierge à sentir les incompatibilités comme les complémentarités. Ainsi, l'originalité de leur philosophie réside notamment dans l'expression de la contradiction.

Le Virginien a conscience que rien n'est acquis. Tout est fragile. Pour cela, il ne cesse d'anticiper. Jankélévitch aime permuter les sens ambivalents de l'existence et se méfie des vérités passionnées. "Comprendre, c'est déjouer ; la connaissance dépassionne les sentiments" . Il faut dégriser sa conscience. Il éprouve une grande méfiance envers les dogmatistes qui se prennent trop au sérieux et qui ne veulent pas descendre du singe ! D'ailleurs, n'est-ce pas tout le débat actuel entre la biologiste Lucy Vincent et les pourfendeurs de l'amour romantique : l'Homme n'est-il qu'un simple animal soumis au pouvoir des phéromones, ou, au contraire, a-t-il une conscience supérieure qui lui permet d'accéder à la beauté suprasensible du monde platonicien ? Comme tout cela est invisible, difficile de trancher, l'amour est invisible. C'est pour cette raison qu'il est difficile de le définir. Jankélévitch redoute les définitions trop hâtives et étroites. En amour, il est essentiel de rester humble et de ne pas s'emporter dans des sentiments exacerbés. Ce qui n'est pourtant pas évident pour un signe de la Vierge (ascendant Sagittaire de surcroît !), "Hélas ! Pourquoi ne peut-on pas à la fois être raisonnable et ardent ?" .

Il faut avoir conscience que parfois les attirances ne sont que des "malentendus" du corps. "Nous croyons aimer et nous récitons !" . Les sentiments ne sont peut-être que des pastiches, nos personnalités que des plagiats. Peut-être ne faisons-nous qu'imiter les contes de fées, les romans passionnés avec lesquels nos proches nous ont bercés, parce que la passion est "chic".

Comment alors reconnaître si nous aimons authentiquement ? Pas facile. C'est cela l'ironie ! Juste en avoir conscience, pour se préparer aux mouvements fougueux de l'amour. La linéarité n'est pas adaptée à l'amour. Comme le temps et la musique, l'amour reste insaisissable. "La musique est à la fois expressive et inexpressive, sérieuse et frivole, profonde et superficielle; elle a un sens et n'a pas de sens." Comme les sentiments. Le tout est de remettre le désir à sa place. La volonté est plus intelligente que ce dernier. Le désir veut la fin, mais pas les moyens ! La volonté accepte la dialectique, les hauts et les bas, alors que le désir refuse les fluctuations, c'est un ogre ; son appétit rapidement frustré tourne en rond. Il ne sait même pas pourquoi il désire. Pour mieux dompter ses désirs, il suffit alors d'écouter ce que nous raconte la musique.

Comme Hegel, Jankélévitch a aussi sa vision de l'histoire. Les Virginiens ont besoin de délimiter leur territoire, de dénicher des cycles dans l'histoire. "L'histoire est menaçante tant que certains recommencements ne nous laissent pas deviner un cycle, une aventure esthétique, une période bien recourbée" . Afin de rassurer les européens sur leur pouvoir d'achat, les économistes n'invoquent-ils pas à chaque fois des "cycles économiques" ? L'éternel retour semble être le lot de l'histoire, tout comme la mode : "La mode, c'est l'alternance d'une contagion et d'un reflux, l'imitation pourchassant la nouveauté" . "Depuis que le monde est monde, la plèbe a passé son temps à traquer les mille secrets des snobs et les snobs à déjouer la curiosité de la plèbe". En témoigne le succès grandissant des magazines people et de la mode hype ! Mais à quoi bon tomber dans la contagion de l'imitation ? L'ironie est bien plus reposante.


L'Homme ironique, le nouveau surhomme ? Rappel de quelques leçons de Jankélévitch
Comment devenir ironique en 9 leçons
- utiliser les litotes et les chiasmes, en termes de style, c'est le must de l'ironie.
- atténuer son ego, croyez-moi il prend toujours trop de place.
- épouser la musique, en comprenant le rapport de la mélodie et du rythme.
- ne jamais suivre la mode, faire le contraire des magazines. La meilleure façon d'avoir un train d'avance.
- jouer des contrastes.
- accepter de descendre du singe.
- en amour, aimer les moyens plutôt que le résultat.
- identifier la morale futile : rejeter l'hypocrisie et la fausse générosité.
- Bref, avoir conscience que toute vérité est fragile et que l'apparence est d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours !




L'homme ironique est donc une sorte de surhomme ! Ne s'asseoir sur aucune vérité serait le meilleur moyen d'atteindre la sagesse : une horreur pour Descartes, mais une philosophie fougueuse pour le lecteur avide de rythme et de retournements.

Comme le fait remarquer fort justement notre ami Jankélévitch : "On peut vivre sans philosophie, sans musique, sans joie et sans amour. Mais pas si bien" !


(Chapitre extrait du Livre Descartes n'était pas Vierge, Marjorie Poeydomenge)

Rédigé par Marjorie Rafécas le Jeudi 31 Octobre 2019 à 10:59 | Commentaires (0)

Le Medef a annulé la semaine dernière l'invitation de Marion Maréchal à ses université d'été, pour participer à une table ronde intitulée "La grand peur des mal pensants, pourquoi les populistes sont populaires". Cette annulation de dernière minute, au-delà d'une dictature du politiquement correct, révèle surtout le déni de reconnaître la lente extinction de la classe moyenne française. Cette lente disparition est le terreau de la vague populiste. Christophe Guilluy décrit parfaitement bien ce phénomène sociétal dans No Society, la fin de la classe moyenne occidentale. Cette lente agonie est entretenue par le flou de sa définition, car il est compliqué de cadrer ce qu'est une moyenne...


Sur la fin de la classe moyenne occidentale et le flou de sa définition
A coup de chiffres cinglants et de propos hors du sable mouvant du politiquement correct, Christophe Guillluy décrit la détresse et la lente extinction de la classe moyenne occidentale.
Même s’il est aisé de manipuler les chiffres, l’auteur livre une réalité sans concession : entre 1980 et 2007, le salaire français moyen n’a progressé que de 0.82 % par an (au demeurant, pour les 0.01 % les mieux payés, il a explosé de + 340 %...).Un agriculteur se suicide tous les 2 jours en France. Et en 2017, il s’est produit un phénomène inédit aux États-Unis : l’espérance de vie des Américains a reculé, en raison de la drogue. Cet excès de drogue en dit long sur le malaise de notre civilisation... Cette extinction lente de la classe moyenne est entretenue par le flou de sa définition.

Le flou de la notion de classe moyenne

Qui constitue la classe moyenne aujourd’hui ? Le flou de la notion de la classe moyenne permet un brouillage de classe, « qui autorise opportunément la confusion entre les perdants et les gagnants ». Selon les définitions, la proportion de la classe moyenne varie entre 50 à 70% de la société. Ceux qui assurent ou plutôt maintiennent la survie de la classe moyenne en France sont les retraités et les fonctionnaires. Les autres ont tendance à glisser vers la classe populaire. Et de nouvelles classes supérieures urbanisées sont nées, celle qui bénéficient de la mondialisation.
Christophe Guilluy a raison de rappeler que l’appartenance à une classe sociale n’est pas qu’une question d’argent. Si l’on réduit les classes sociales au montant des revenus uniquement, on tue la classe moyenne sournoisement une deuxième fois. La disparition de la classe moyenne occidentale se mesure aussi par la perte d’un statut, celui de référent culturel. Et cette perte de référent culturel est un danger pour les sociétés occidentales.
En dehors des retraités et des fonctionnaires, on comprend que la classe moyenne n’existe quasiment plus, elle est aspirée par la classe populaire.

Pourquoi un tel snobisme envers les classes populaires ?

Plutôt que d’essayer de comprendre la lente déchéance des classes moyennes, l’opinion dominante préfère mépriser la classe populaire en les rejetant dans des caricatures faciles « les chtis buveurs de bière », la « working class ». Ces images d’Épinal sont rassurantes, puisqu’elles permettent d’éluder un diagnostic rationnel de notre société. Il y a un certain mépris de classe à travers les séries les Deschiens, les Guignols de l’info qui avaient trouvé un bouc-émissaire vedette : Johnny Hallyday. « La religion du politiquement correct apparaît comme une arme de classe très efficace contre l’ancienne classe moyenne ». Nous constatons une « citadellisation de la classe dominante », qui méprise la classe ouvrière, sa culture, son attachement à la famille et la religion.
La vague populiste n’est pas qu’un phénomène idéologique, mais est liée à des réformes économiques. La classe dominante préfère faire culpabiliser sa classe populaire, en la ridiculisant et en l’enfermant dans une caricature de « bête et méchant », plutôt que de reconnaître la réalité économique et sociale. Pourtant, l’immigration produit un dumping social sur cette classe populaire que la classe dominante préfère occulter. Les tensions sont avant tout économiques, avant d’être culturelles.

Pourtant, « La poursuite du processus historique de sortie de la classe moyenne fragilise un monde d’en haut de plus en plus fébrile. ». La société mondialisée traduit paradoxalement un repli du monde d’en haut sur ses bastions. L’historien Christopher Lasch avait déjà décrit (en 1979) comment la culture du narcissisme et de l’égoïsme allait conduire l’Amérique à sa ruine antisociale. Cette nouvelle bourgeoisie asociale cherche même à prendre le contrôle de l’intelligence, symptôme qui se retrouve dans la tendance transhumaniste, prête à tout pour rendre le cerveau humain plus performant.
Le problème est que la posture morale d’en haut ne convainc plus, n’est plus crédible. En témoigne d’après l’auteur, la chute de Canal +, qui « a porté au plus haut la culture dominante en surjouant la posture morale et l’ostracisation des classes populaires ».

La protection de la classe moyenne et populaire permettrait une politique plus écologique

Le refus du protectionnisme affaiblit indéniablement les classes populaires. Ce sont eux les perdants : la mondialisation les précarise. Mais il n’y a pas que sur les classes populaires où la mondialisation est destructrice, elle est également plus polluante que l’ancienne économie. Les fraises chinoises sont par exemple très compétitives, mais elles réclament vingt fois plus d’équivalent-pétrole que la fraise du Périgord. Ainsi, si notre société prenait davantage soin de ses agriculteurs, cela permettrait un meilleur respect de l’environnement. Le PIB, vieille mesure qu’il serait temps de réformer, est en partie responsable de cette économie vorace et destructrice. Le PIB est incomplet dans sa mesure, car il exclut les facteurs environnementaux , l’épuisement des ressources. Et surtout, le PIB ne tient pas compte de l’inégalité. Cette notion de répartition des richesses est pourtant essentielle. Certains économistes proposent d’élaborer un indicateur englobant la consommation, le loisir, la mortalité, l’inégalité et le coût environnemental.

N’oublions pas : « La survie de la société occidentale passe par la protection de ses classes populaires, son peuple ».

NO SOCIETY, La fin de la classe moyenne occidentale, Christophe Guilluy, Flammarion, 2018, 241 pages, 18 €

Rédigé par Marjorie Rafécas le Lundi 1 Juillet 2019 à 07:10 | Commentaires (0)

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Marjorie Rafécas
Marjorie Rafécas
Passionnée de philosophie et des sciences humaines, je publie régulièrement des articles sur mon blog Philing Good, l'anti-burnout des idées (http://www.wmaker.net/philobalade), ainsi que sur La Cause Littéraire (https://www.lacauselitteraire.fr). Je suis également l'auteur de La revanche du cerveau droit co-écrit avec Ferial Furon (Editions du Dauphin, 2022), ainsi que d'un ouvrage très décalé Descartes n'était pas Vierge (2011), qui décrit les philosophes par leur signe astrologique.




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