Seul en fin de vie ???
Idéaltypes de relations familiales et types d’identités d’aidant-e-s
Serge Clément
Université de Toulouse II Le Mirail – CIRUS-Cieu
Les proches des vieilles personnes qui s’occupent d’elles parce qu’elles sont malades,
handicapées, fatiguées, fragiles, ont peu à peu acquis droit de cité, en sortant de l’univers de
naturalité qui les a caractérisé longtemps. Je dis bien les proches qui s’occupent de leurs
« vieux », car il y en a toujours eu qui ne s’en sont jamais occupé, comme aujourd’hui
d’ailleurs. Les raisons qui ont abouti à faire sortir de ce régime de discrétion ceux que l’on a
intronisé comme « aidants familiaux » sont diverses. On ne va pas les reprendre ici, mais
plutôt partir de l’étonnement qui a suivi la découverte de ce qui a été socialement élevé au
rang de travail : travail domestique de santé, travail de soutien. L’étonnement, c’est que se
réalise ce travail gratuit, que des femmes et certains hommes s’engagent dans une action dont
l’entourage reconnaît qu’il est pénible, difficile, quelquefois exagéré (le « tu en fais trop »
d’un autre membre de la famille ou le « vous allez vous tuer à la tâche » d’un médecin). La
norme sociale la plus répandue semble-t-il en ce début de XXIème siècle, c’est de se faire
aider, au moins, par des professionnels. D’une certaine manière l’observateur, qui épouse les
idées de progrès social, d’autonomie individuelle, des valeurs hédonistes, de responsabilité de
l’Etat dans le soutien à toutes les personnes en difficulté, ne comprend pas comment tous ces
gens s’investissent autant dans ce travail. Est-ce seulement parce qu’ils ne veulent pas payer
de maison de retraite à leurs proches âgés ? Ou parce que les voisins les montreraient du doigt
s’ils le faisait ? Savent-ils bénéficier des aides qu’on peut leur proposer ? Les auteurs qui ont
travaillé sur la question se divisent, certains parlent en terme d’obligation, d’autres
d’affection, d’autres de lois de réciprocité.
Les sociologues donc veulent comprendre, et cherchent les bonnes raisons des proches qui
s’efforcent de prendre soin de leurs parents âgés en difficulté.
En interrogeant des aidantes et des aidants sur le travail qu’elles et qu’ils font, sur le sens
qu’elles et qu’ils donnent à leur engagement auprès d’un proche âgé, on a des informations
importantes pour la compréhension de la place que ces acteurs s’attribuent dans leurs
interactions aux autres, à ceux et celles qui sont aidées, et aux autres membres de la famille.
Par contre, l’idéologie de la liberté individuelle, défendue à peu près par tout le monde,
atténue leur éventuel sentiment de contrainte, particulièrement face à l’enquêteur. Si on aide
un vieux parent, c’est qu’on a choisi de le faire : on peut certes en avoir des désagréments, des
fatigues, mais le choix d’aider n’est remis en cause que sous le poids d’une charge
insupportable (ce que les épidémiologistes nomment le seuil de rupture de la prise en charge à
domicile). Mener des entretiens auprès d’aidantes et d’aidants conduit à entrer dans leur
système de justification, et comme très rares sont les enquêtes sur celles et ceux qui refusent
d’aider, l’observateur peut avoir le sentiment que la norme de soutien est acceptée absolument
par tout le monde. Les méthodes plus objectivistes permettent de relativiser tout cela : par
exemple on s’aperçoit que des fils sont partis plus loin de leurs parents que des filles, c’est
peut être un hasard, que les femmes seules, célibataires ou divorcées, sont plus aidantes que
les femmes en couple, et que cela semble encore plus vrai pour les hommes. Les indicateurs
objectifs décrivant la situation sociale des personnes qui apportent leur soutien permettent de
replacer cette aide dans le cadre sociétal, et en somme de déplacer les frontières de la liberté et
de la contrainte.
Ce débat sur le rôle des membres de la famille dans le soutien aux vieilles personnes a des
enjeux évidemment très importants puisque les pouvoirs publics attendent avec impatience de
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connaître les budgets qu’ils auront à consacrer à la vieillesse, de savoir jusqu’où on peut faire
s’engager les membres de la famille dans cette aide. Parmi les différents moyens de répondre
à ces questions, on peut donc interroger les personnes concernées et essayer de comprendre
pourquoi elles s’occupent de leur parent. Bien sûr les logiques d’aide sont très différentes
entre enfants et conjoints, qui sont les deux principaux pourvoyeurs familiaux. Pour ce qui est
des enfants, nous avons proposé une typologie concrète, ou empirique, d’identité d’aidante et
d’aidant élaborée par la réexploitation d’une campagne d’entretien menée dans la région
toulousaine dans les années 90, auprès de 20 filles, 8 fils, 3 belles-filles. Quatre logiques ont
été mises au jour, dans lesquelles les enfants qui aident apparaissent avoir une ligne de
conduite cohérente avec eux-mêmes : le fait d’interroger sur les raisons de ces engagements
suscite un auto-portrait réductible finalement à une figure dominante pour chacun.
Une aide contrainte
Dans le plus grand nombre de situations, les personnes disent avoir choisi d’aider leur parent
âgé, et d’ailleurs ne le regrettent pas, même si certaines réserves sur tel ou tel aspect de l’aide
sont émises. Par contre, un petit nombre d’aidant-es insiste sur le caractère contraint de leur
soutien : l’identité d’aidant-e y paraît subie, comme la conséquence d’une trajectoire de vie où
il n’était pas prévu que cela se passe ainsi.
Dans ces quelques cas la description des rapports entretenus avec la personne aidée est
largement placée sous le signe d’une insatisfaction. Les relations sont décrites comme
difficiles, en particulier parce qu’il n’y a pas de « retour » positif exprimé par la vieille
personne : l’aide apportée ne reçoit pas de récompense de la part de l’aidé-e, alors que
l’aidant-e ne se satisfait pas, non plus, de son engagement sur le plan personnel : « C’est ma
mère, elle est là, c’est comme un objet, quoi. Parce que rien ne lui fait plaisir » dit un fils. Les
aidant-es insistent sur le comportement « dépendant » de la personne qui leur paraît lourd à
supporter. Par ailleurs, l’origine commerçante ou artisanale de ces familles évoque une
inscription dans un mode patrimonial de transmission qui paraît impliquer la prise en charge
des anciens par les héritiers. Nous sommes ici dans un univers dans lequel l’économique (le
patrimonial) est étroitement lié à la vie de la famille. L’habitude et la norme d’un « faire
ensemble » familial (Lalive d’Epinay, 2000) limite l’appel aux professionnels. Mais la
transmission à la génération suivante ne se réalise pas comme le modèle pouvait le prévoir :
dans aucun des cas de ce type n’est envisagée la reprise du commerce ou de l’atelier par un
héritier. La continuité du travail familial est de fait rompue, et il semble qu’il soit alors plus
difficile pour certaines et certains de trouver argument à un accompagnement de leurs vieux
parents.
Une identité d’élu-e.
Un second type d’aidant-e peut être qualifié comme celui et celle de l’élu-e. Les aidées sont
dans ce cas toutes des mères. Leurs filles et fils qui les soutiennent justifient cet engagement
par la relation particulière qu’elles et ils ont à leur mère. En effet, leurs discours montre le
caractère essentiel de l’aide dans leur vie personnelle, la revendication, en même temps que la
fierté, d’organiser un soutien de qualité. Cette fille exprime le plus clairement ce sentiment :
«je ne me suis pas privée de ma maman, voilà, et je crois que si mes frères et soeurs voulaient
être conscients, ils se sont privés de beaucoup de chose depuis 30 ans, de leurs parents ; ils ne
négligeaient pas, mais ils avaient leurs occupations et ce n'était pas devenu vital pour eux ».
Ceci dit, ces aidantes et aidants ne cachent pas les difficultés de la prise en charge, et se
situent plutôt au sein d’un entourage familial plutôt négatif, ou hostile, qui donne un aspect
« seul(e) contre tous » dont la fille ou le fils peut trouver un intérêt, voire une raison de vivre.
On leur reproche, par exemple, d’ « en faire trop » : « Mon fils le supporte mal hein…(…). Il
me dit ‘toi, tu te mets la vie en l’air et mamie, regarde comme elle est, elle fait pas de progrès
quand même’ » dit une fille. Ce fils n’hésite pas à donner en une formule très raccourcie le
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paradoxe de sa position : « …J'ai aliéné toute ma liberté, et puis au fond je suis fier de ce que
j'ai fait ».
Ce sentiment d’être la personne privilégiée pour réaliser ce soutien ne va pas sans appel à des
services de personnes extérieures à la famille, alors que les autres intervenants familiaux sont
en général peu nombreux. Mais beaucoup de commentaires concernent le choix de ce
personnel, car les aidantes se positionnent comme devant être sûres que les intervenants
n’iront pas à l’encontre de leur volonté d’avoir la haute main sur la qualité de
l’accompagnement.
Une identité de débiteur-trice.
Troisième cas de figure, où l’on trouve des personnes qui explicitement déclarent agir sous le
régime de la dette. Elles justifient le soutien qu’elles apportent à leur parent handicapé par le
sentiment de leur devoir quelque chose, parce que ce parent a fait preuve, à un moment de sa
vie, de sa capacité à donner de lui-même : « C’est elle qui nous a sorti de la misère,
essentiellement » dit ce fils à propos de sa mère. « Elle m’a élevé mes enfants, il faut dire la
vérité, et donc, on s’est jamais quittées » dit une fille. La thématique de la famille unie, de
l’entraide familiale, la mise en avant d’un « tout » familial auquel les membres doivent se
conformer est très présente dans les discours de ces enfants aidants. Cela ne veut pas dire que
tous les membres de la famille participent à cette idéologie familiale, mais de fait les frères et
soeurs sont présents dans les configurations d’aide, et éventuellement même les conjoints, de
manière beaucoup plus nette que dans les types d’aidant-e-s précédent-e-s. Cette identité de
débitrice ou de débiteur ne va pas sans une certaine réticence à utiliser des services
professionnels, car le lien privilégié avec la personne aidée fait que l’enfant s’estime
difficilement remplaçable en tant qu’aidant.
Une identité de gardien-ne de la lignée
Le quatrième type peut être désigné comme celui des gardiennes et gardiens de la lignée. Ce
qui sépare en particulier la figure précédente de débitrice de cette figure-ci, c’est que le
rapport à la génération semble dépasser le rapport à la personne aidée. Alors que les débitrices
développaient plutôt un discours autour de leur parent à qui elles devaient quelque chose, les
gardiens et gardiennes de la lignée replacent leur parent dans la suite des générations, en
faisant aussi une large part à la place de leurs propres enfants dans cette « famille verticale ».
Aussi le domicile est-il le lieu où l’on va tenter de protéger la personne de la dégradation, en
même temps que de retrouver, malgré la maladie, l’image que l’on veut conserver de son
parent. Ces aidant-e-s s’organisent pour se réserver du temps personnel, en particulier en
prenant des vacances grâce au soutien, souvent, d’autres membres de la famille. Ce souci de
préservation de soi implique l’engagement de professionnels relativement nombreux, avec
lesquels un travail de négociation s’accomplit de façon à les faire entrer dans ces désirs de
protection de la personne aidée, par exemple en coordonnant le travail des professionnelles,
ou en organisant les horaires d’intervention. Les rapports entretenus avec ces services sont
souvent désignés comme reposant sur la confiance. Mais le réseau « informel » est lui aussi
conséquent. La fratrie de l’aidant-e, mais aussi son conjoint quand il y en a un, ses enfants,
éventuellement des voisins ou des amis contribuent au soutien.
On voit donc que la prise en charge des personnes âgées par leurs enfants recouvre une réalité
qui est loin d’être homogène et qu’au contraire elle se décline selon l’identité que s’est forgée
l’aidant-e. D’autres recherches proposent aussi une telle typologie. La nôtre a des
ressemblances avec celle de Pennec (1998, 2002) à partir d’une étude menée aussi en France,
mais en Bretagne uniquement sur des filles. Simone Pennec a dégagé trois types : le premier
met en avant une forme d’aide caractérisée par la « perpétuation familiale des soignants
familiaux de carrière » : les filles s’inscrivent dans le travail familial, et sont assez réticentes à
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déléguer. Ces traits se retrouvent largement dans notre typologie sous le registre des aidantes
qui s’inscrivent dans le régime de la dette. Son second type, la « réaffiliation idéalisée »,
concerne des aidantes qui font part de pratiques dont le sens « renvoie à une recherche
affective qui évoque des besoins de réconciliation, de réparation et de (re) découverte de
l’affection filiale et parentale ». On retrouve ces caractéristiques dans la figure de l’élue de
notre typologie. Son dernier type insiste sur « la délégation à des professionnels sélectionnés »
et se spécifie par une « renégociation de l’ordre antérieur des choses », c’est à dire que l’on
relève moins une obéissance à des normes familiales d’autrefois que la recherche d’un
équilibre de vie dans laquelle diverses dimensions sont à ménager, comme par exemple les
devoirs par rapport aux enfants. Ce dernier caractère rapproche ce type de la figure de la
« gardienne des générations ».
Ces typologies concrètes ont l’avantage de mettre en avant la dynamique en acte de ces
personnes qui ont pris la responsabilité d’un soutien. Mis à part le premier type dont nous
avons souligné le caractère minoritaire, qui témoigne que des prises en charge familiales
peuvent se réaliser sous un régime de contrainte reconnue, les autres types présentent des
personnes qui soutiennent leurs parents en produisant un discours très argumenté sur le sens
de leur soutien : leur propos fait preuve de leur intérêt personnel à s’occuper de leur parent
beaucoup moins que le sens du devoir ou d’une norme qui s’imposerait à elles. Effet
d’imposition de la situation d’enquête, souci d’individu sommé de faire la preuve de sa liberté
de choix ? Le chercheur reste assez embarrassé par ces questions.
Il est une autre manière de présenter les choses, la bonne vieille méthode de l’idéal-type.
Rappelons tout de suite ce qu’en disait Weber : « On obtient un idéaltype en accentuant
unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes
donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit
nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis
unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène ». A l’occasion d’un travail de
bilan bibliographique sur les dynamiques familiales dans les relations d’aide aux vieilles
personnes, Eric Gagnon, Christine Roland et moi-même avons essayé d’ordonner ces
multiples résultats selon la dynamique des relations parents-enfants. Cette fois-ci, il ne s’agit
pas de catégories d’individus ou de familles, mais de liens ; et les familles concrètes ne
correspondent pas entièrement à l’un ou l’autre des types. Dans le premier idéaltype, les liens
sont définis sous le régime de l’héritage, le second sous le régime des rôles familiaux, dans le
troisième sous le régime de l’affectif.
Type 1 : L’héritier ou la transmission du patrimoine
Cet idéaltype peut être résumé très simplement : en échange d’une part importante de
l'héritage (la maison familiale, l'exploitation agricole, le commerce), un enfant et son conjoint
gardent et prennent soin des parents âgés. Garder ses parents fait partie de l’échange
économique : on le fait en héritant du patrimoine d'exploitation et de la maison familiale. Si la
transmission et l'échange apparaissent d’abord comme matériels, on ne peut toutefois les
réduire au seul champ économique. La notion de patrimoine renvoie en effet au moins autant
au social qu'à l'économique : la valeur matérielle engagée dans l'héritage n'est qu'une partie
d'un ensemble de valeurs liées à la reproduction d'une lignée.
C’est un consensus fort, qui réunit à la fois une famille et une culture locale, qui permet une
prise en charge non contestée. Le plus souvent l’entraide s’est exercée tout au long de la vie
familiale, dans une unité qui mêle travail et vie domestique. Le temps de travail ne s’arrête
pas à la retraite des commerçants et des agriculteurs, qui continuent à participer à la
production familiale tant que leurs forces le leur permettent. La société locale jugerait
sévèrement des enfants qui ne prendraient pas soin de leurs parents alors qu’ils leur ont
« tout » transmis. Cela a des conséquences sur la forme de la prise en charge : les héritiers
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doivent au maximum se débrouiller par eux-mêmes, ce qui peut entraîner des réticences à
utiliser les services.
Cette configuration tend cependant à disparaître avec l'urbanisation, le salariat, les
transformations de la vie de couple, les changements dans le satut des femmes.
Le déclin de la cohabitation et l’augmentation de la proportion de personnes âgées vivant
seules (particulièrement chez les femmes), est général. Les formes de solidarités familiales
évoluent, et si l'aide ne répond plus au modèle de reproduction familiale, des valeurs
familiales fortes perdurent en partie, alors que la question de la transmission n’est plus
forcément en cause. Mais au fur et à mesure qu’il y a séparation entre ces deux sphères de la
vie (le travail et la famille), la prise en charge cesse d’aller de soi.
Type 2 : L’enfant, ou la famille comme rôles.
Dans cet idéal-type les enfants aident leurs parents dans le cadre d’une distribution des rôles
bien établie. Les fils comme les filles ressentent l’obligation de s’occuper de leur parent ; au
besoin, ils les feront venir près d’eux, et éventuellement ils les accueilleront chez eux pour
une re-cohabitation. C'est parfois une question d’honneur pour les enfants, qui doivent obéir
au modèle de la « bonne fille » ou du « bon fils » et les parents n’hésitent pas à rappeler à leurs
enfants leurs obligations. Ces rôles sont construits et réactualisés tout au long de l’histoire
familiale, et s’appuient souvent sur les exemples vécus au sein de la famille, comme la prise
en charge des grands parents par ses propres parents.
Historiquement cette configuration s’étend avec le salariat et l’urbanisation : l’homme
travaille à l'extérieur, tandis que la femme reste au foyer pour élever les enfants (au moins
dans l’idéal du modèle, qui souffre de nombreuses exceptions locales). La famille et le travail
ne sont plus liés comme dans la première configuration. L’État et les politiques sociales
interviennent en libérant parfois les individus de leurs obligations familiales, en particulier vis
à vis de la petite enfance. Les soins demeurent une activité féminine par la position des
femmes dans la sphère domestique. La mise à l’écart des femmes de l’espace public les
confine dans le travail de reproduction et d’entretien de la famille, quels que soient les âges
concernés, et plus particulièrement ces membres les plus vulnérables, dans une activité
socialement gratuite et invisible.
Mais ce rôle d’enfant soignant peut entrer en concurrence avec les multiples rôles de chacun
dans l’ensemble social. On peut justifier de ne pas pouvoir apporter beaucoup d'aide du fait de
ses autres responsabilités familiales, de son travail à l'extérieur du foyer, etc. De plus en plus
de nouveaux rôles s’accumulent ou se diversifient : dans le rôle de parent d’enfant scolarisé
on comprend maintenant l’aide au devoirs ou la participation à une association de parents
d’élèves. Etre disponible pour accomplir les responsabilités liées à ces différents rôles, et
spécifiquement pour les femmes, est de plus en plus difficile. Les responsabilités liées au lien
parent-enfant ne s’inscrivent pas dans un système et chaque rôle est, pour ainsi dire, séparé
des autres. Il faut alors les concilier et c’est pourquoi, ceux et celles qui a priori ont moins de
rôles que les autres sont davantage susceptibles d’être sollicités lorsque la prise en charge d’un
parent âgé devient nécessaire.
Type 3 : l’aidant-e, ou la relation affective
Dans cet idéal-type, on aide sa mère ou son père, ou son conjoint, parce qu'on l’aime, parce
qu'on a des affinités avec cette personne ; on le fait au nom de l’histoire commune, de la
relation passée (que l'on cherche à prolonger ou à corriger lorsqu’elle ne fut pas positive).
C’est pour des raisons personnelles qu'on le fait, qu’il y ait un-e seul-e aidant-e ou que
l’ensemble de la fratrie participe à la prise en charge.
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Le point de vue de l’aidant-e met en avant la question de l'identité ou du maintien de l'identité;
d’une part, la responsabilité première qu’il/elle se donne est le maintien chez l’aidé de l’image
de soi, de sa dignité, par sa volonté de poursuivre l’unité de la biographie de la personne. Par
ailleurs sa propre identité est également essentielle : c’est au nom de sa relation privilégiée
avec l’aidé, de son désir et de son talent pour l’aide, qu’il/elle le fait.
La préservation de la dignité de la vieille personne fragilisée passe par un travail de protection
qui vise à contrer les atteintes à l’autonomie individuelle. Ce qui est nouveau dans ce modèleci,
c'est la place centrale que l’affectif occupe désormais, sous la poussée des valeurs d’égalité
et de liberté, sous la poussée de l'individualisme, qu’ont renforcé le salariat et les services
publics. L’aidant-e est à la recherche d’estime de soi, d’une vie accomplie. Il/elle s’ouvre à
l’altérité en faisant de l’autre (l’aidé) et de sa rencontre le lieu premier de sa réalisation, de sa
responsabilité.
Les rôles ou les liens familiaux sont réinvestis de nouvelles significations qui les singularisent
et présentent les responsabilités souvent comme des choix : on soutient pour rendre à la
personne ce qu’elle a donné autrefois ou en raison de l’histoire commune, filiale, conjugale ou
amicale. Si on s’engage autant dans l’aide, c’est en raison de son propre goût et talent pour
l’aide, d’une valorisation des émotions et des expériences affectives fortes. D’ailleurs, les
liens familiaux en eux-mêmes ne s’accompagnent plus d’obligations précises. Il y va de la
construction de l’identité de la personne aidante lorsqu’elle situe son aide dans sa trajectoire,
sa vie, ce qu’elle a été, ce qui la valorise, ce qui a de l’importance. Dans certains témoignages,
aider servirait à exprimer une personnalité qui jusque là ne s’était pas exprimée. Ceci
n’empêche pas de fixer quand même les limites de la tâche et sa direction, par le partage entre
ce qu’on accepte volontiers (tout en reconnaissant parfois sa pénibilité) et ce qu’on refuse (ou
voudrait refuser), dans un souci de protéger sa propre individualité.
Pour ces aidant-e-s défini-e-s par les relations affectives, le recours aux services publics et
privés n’est pas négativement perçu ; ces services peuvent même être un soutien dans
l’expression de ce lien personnel et dans la réalisation de leurs responsabilités : en faisant
intervenir des professionnels pour certaines tâches, l’aidant-e peut alors se centrer sur
l’affectif. On sort de la réciprocité systématique ; du moins, elle est moins attendue, moins
obligatoire et donc incertaine. C’est la norme de l’autonomie, tant de l’aidé que de l’aidant-e
où les relations se rejouent constamment entre individus indépendants.
Car dans ce type de rapports familiaux très individualisés on n'a pas de liens avec tous les
membres de sa famille, même avec les plus rapprochés. La tendance, c'est plutôt des liens
privilégiés avec quelques-uns. Ces évolutions peuvent amener les chercheurs à renverser leur
questionnement : au lieu de rechercher quelles sont les normes qui poussent un enfant à
prendre en charge un vieux parent, se demander quels sont ces enfants un peu particuliers qui
s’engagent aussi fort, malgré les idéaux d’autonomie personnelle, dans le soutien ?
Voici donc deux modes d’analyse des relations entre enfants qui soutiennent et parents âgés.
Si l’analyse en idéaltype a quelque intérêt, elle devrait permettre de mieux comprendre les
types empiriques, qui ne seraient que des combinaisons des trois idéaltypes.
Cette communication s’appuie sur deux publications précédentes :
-Clément Serge, Les enfants qui aident et leur rapport aux professionnels, in Aide aux aidants
familiaux. Travail invisible et enjeux de santé, Actes du Colloque Romand des 10 et 11
novembre 2003 à Montreux, Pro Senectute, 2004, pp. 119-127.
-Clément Serge, Eric Gagnon, Christine Rolland, Dynamiques familiales et configurations
d’aide, in Prendre soin d’un proche âgé. Les enseignements de la France et du Québec (sous
la direction de Serge Clément et Jean-Pierre Lavoie), Editions Erès, à paraître en mai 2005.
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Les Garibaldiens
Serge Clément
Université de Toulouse II Le Mirail – CIRUS-Cieu
Les proches des vieilles personnes qui s’occupent d’elles parce qu’elles sont malades,
handicapées, fatiguées, fragiles, ont peu à peu acquis droit de cité, en sortant de l’univers de
naturalité qui les a caractérisé longtemps. Je dis bien les proches qui s’occupent de leurs
« vieux », car il y en a toujours eu qui ne s’en sont jamais occupé, comme aujourd’hui
d’ailleurs. Les raisons qui ont abouti à faire sortir de ce régime de discrétion ceux que l’on a
intronisé comme « aidants familiaux » sont diverses. On ne va pas les reprendre ici, mais
plutôt partir de l’étonnement qui a suivi la découverte de ce qui a été socialement élevé au
rang de travail : travail domestique de santé, travail de soutien. L’étonnement, c’est que se
réalise ce travail gratuit, que des femmes et certains hommes s’engagent dans une action dont
l’entourage reconnaît qu’il est pénible, difficile, quelquefois exagéré (le « tu en fais trop »
d’un autre membre de la famille ou le « vous allez vous tuer à la tâche » d’un médecin). La
norme sociale la plus répandue semble-t-il en ce début de XXIème siècle, c’est de se faire
aider, au moins, par des professionnels. D’une certaine manière l’observateur, qui épouse les
idées de progrès social, d’autonomie individuelle, des valeurs hédonistes, de responsabilité de
l’Etat dans le soutien à toutes les personnes en difficulté, ne comprend pas comment tous ces
gens s’investissent autant dans ce travail. Est-ce seulement parce qu’ils ne veulent pas payer
de maison de retraite à leurs proches âgés ? Ou parce que les voisins les montreraient du doigt
s’ils le faisait ? Savent-ils bénéficier des aides qu’on peut leur proposer ? Les auteurs qui ont
travaillé sur la question se divisent, certains parlent en terme d’obligation, d’autres
d’affection, d’autres de lois de réciprocité.
Les sociologues donc veulent comprendre, et cherchent les bonnes raisons des proches qui
s’efforcent de prendre soin de leurs parents âgés en difficulté.
En interrogeant des aidantes et des aidants sur le travail qu’elles et qu’ils font, sur le sens
qu’elles et qu’ils donnent à leur engagement auprès d’un proche âgé, on a des informations
importantes pour la compréhension de la place que ces acteurs s’attribuent dans leurs
interactions aux autres, à ceux et celles qui sont aidées, et aux autres membres de la famille.
Par contre, l’idéologie de la liberté individuelle, défendue à peu près par tout le monde,
atténue leur éventuel sentiment de contrainte, particulièrement face à l’enquêteur. Si on aide
un vieux parent, c’est qu’on a choisi de le faire : on peut certes en avoir des désagréments, des
fatigues, mais le choix d’aider n’est remis en cause que sous le poids d’une charge
insupportable (ce que les épidémiologistes nomment le seuil de rupture de la prise en charge à
domicile). Mener des entretiens auprès d’aidantes et d’aidants conduit à entrer dans leur
système de justification, et comme très rares sont les enquêtes sur celles et ceux qui refusent
d’aider, l’observateur peut avoir le sentiment que la norme de soutien est acceptée absolument
par tout le monde. Les méthodes plus objectivistes permettent de relativiser tout cela : par
exemple on s’aperçoit que des fils sont partis plus loin de leurs parents que des filles, c’est
peut être un hasard, que les femmes seules, célibataires ou divorcées, sont plus aidantes que
les femmes en couple, et que cela semble encore plus vrai pour les hommes. Les indicateurs
objectifs décrivant la situation sociale des personnes qui apportent leur soutien permettent de
replacer cette aide dans le cadre sociétal, et en somme de déplacer les frontières de la liberté et
de la contrainte.
Ce débat sur le rôle des membres de la famille dans le soutien aux vieilles personnes a des
enjeux évidemment très importants puisque les pouvoirs publics attendent avec impatience de
1
connaître les budgets qu’ils auront à consacrer à la vieillesse, de savoir jusqu’où on peut faire
s’engager les membres de la famille dans cette aide. Parmi les différents moyens de répondre
à ces questions, on peut donc interroger les personnes concernées et essayer de comprendre
pourquoi elles s’occupent de leur parent. Bien sûr les logiques d’aide sont très différentes
entre enfants et conjoints, qui sont les deux principaux pourvoyeurs familiaux. Pour ce qui est
des enfants, nous avons proposé une typologie concrète, ou empirique, d’identité d’aidante et
d’aidant élaborée par la réexploitation d’une campagne d’entretien menée dans la région
toulousaine dans les années 90, auprès de 20 filles, 8 fils, 3 belles-filles. Quatre logiques ont
été mises au jour, dans lesquelles les enfants qui aident apparaissent avoir une ligne de
conduite cohérente avec eux-mêmes : le fait d’interroger sur les raisons de ces engagements
suscite un auto-portrait réductible finalement à une figure dominante pour chacun.
Une aide contrainte
Dans le plus grand nombre de situations, les personnes disent avoir choisi d’aider leur parent
âgé, et d’ailleurs ne le regrettent pas, même si certaines réserves sur tel ou tel aspect de l’aide
sont émises. Par contre, un petit nombre d’aidant-es insiste sur le caractère contraint de leur
soutien : l’identité d’aidant-e y paraît subie, comme la conséquence d’une trajectoire de vie où
il n’était pas prévu que cela se passe ainsi.
Dans ces quelques cas la description des rapports entretenus avec la personne aidée est
largement placée sous le signe d’une insatisfaction. Les relations sont décrites comme
difficiles, en particulier parce qu’il n’y a pas de « retour » positif exprimé par la vieille
personne : l’aide apportée ne reçoit pas de récompense de la part de l’aidé-e, alors que
l’aidant-e ne se satisfait pas, non plus, de son engagement sur le plan personnel : « C’est ma
mère, elle est là, c’est comme un objet, quoi. Parce que rien ne lui fait plaisir » dit un fils. Les
aidant-es insistent sur le comportement « dépendant » de la personne qui leur paraît lourd à
supporter. Par ailleurs, l’origine commerçante ou artisanale de ces familles évoque une
inscription dans un mode patrimonial de transmission qui paraît impliquer la prise en charge
des anciens par les héritiers. Nous sommes ici dans un univers dans lequel l’économique (le
patrimonial) est étroitement lié à la vie de la famille. L’habitude et la norme d’un « faire
ensemble » familial (Lalive d’Epinay, 2000) limite l’appel aux professionnels. Mais la
transmission à la génération suivante ne se réalise pas comme le modèle pouvait le prévoir :
dans aucun des cas de ce type n’est envisagée la reprise du commerce ou de l’atelier par un
héritier. La continuité du travail familial est de fait rompue, et il semble qu’il soit alors plus
difficile pour certaines et certains de trouver argument à un accompagnement de leurs vieux
parents.
Une identité d’élu-e.
Un second type d’aidant-e peut être qualifié comme celui et celle de l’élu-e. Les aidées sont
dans ce cas toutes des mères. Leurs filles et fils qui les soutiennent justifient cet engagement
par la relation particulière qu’elles et ils ont à leur mère. En effet, leurs discours montre le
caractère essentiel de l’aide dans leur vie personnelle, la revendication, en même temps que la
fierté, d’organiser un soutien de qualité. Cette fille exprime le plus clairement ce sentiment :
«je ne me suis pas privée de ma maman, voilà, et je crois que si mes frères et soeurs voulaient
être conscients, ils se sont privés de beaucoup de chose depuis 30 ans, de leurs parents ; ils ne
négligeaient pas, mais ils avaient leurs occupations et ce n'était pas devenu vital pour eux ».
Ceci dit, ces aidantes et aidants ne cachent pas les difficultés de la prise en charge, et se
situent plutôt au sein d’un entourage familial plutôt négatif, ou hostile, qui donne un aspect
« seul(e) contre tous » dont la fille ou le fils peut trouver un intérêt, voire une raison de vivre.
On leur reproche, par exemple, d’ « en faire trop » : « Mon fils le supporte mal hein…(…). Il
me dit ‘toi, tu te mets la vie en l’air et mamie, regarde comme elle est, elle fait pas de progrès
quand même’ » dit une fille. Ce fils n’hésite pas à donner en une formule très raccourcie le
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paradoxe de sa position : « …J'ai aliéné toute ma liberté, et puis au fond je suis fier de ce que
j'ai fait ».
Ce sentiment d’être la personne privilégiée pour réaliser ce soutien ne va pas sans appel à des
services de personnes extérieures à la famille, alors que les autres intervenants familiaux sont
en général peu nombreux. Mais beaucoup de commentaires concernent le choix de ce
personnel, car les aidantes se positionnent comme devant être sûres que les intervenants
n’iront pas à l’encontre de leur volonté d’avoir la haute main sur la qualité de
l’accompagnement.
Une identité de débiteur-trice.
Troisième cas de figure, où l’on trouve des personnes qui explicitement déclarent agir sous le
régime de la dette. Elles justifient le soutien qu’elles apportent à leur parent handicapé par le
sentiment de leur devoir quelque chose, parce que ce parent a fait preuve, à un moment de sa
vie, de sa capacité à donner de lui-même : « C’est elle qui nous a sorti de la misère,
essentiellement » dit ce fils à propos de sa mère. « Elle m’a élevé mes enfants, il faut dire la
vérité, et donc, on s’est jamais quittées » dit une fille. La thématique de la famille unie, de
l’entraide familiale, la mise en avant d’un « tout » familial auquel les membres doivent se
conformer est très présente dans les discours de ces enfants aidants. Cela ne veut pas dire que
tous les membres de la famille participent à cette idéologie familiale, mais de fait les frères et
soeurs sont présents dans les configurations d’aide, et éventuellement même les conjoints, de
manière beaucoup plus nette que dans les types d’aidant-e-s précédent-e-s. Cette identité de
débitrice ou de débiteur ne va pas sans une certaine réticence à utiliser des services
professionnels, car le lien privilégié avec la personne aidée fait que l’enfant s’estime
difficilement remplaçable en tant qu’aidant.
Une identité de gardien-ne de la lignée
Le quatrième type peut être désigné comme celui des gardiennes et gardiens de la lignée. Ce
qui sépare en particulier la figure précédente de débitrice de cette figure-ci, c’est que le
rapport à la génération semble dépasser le rapport à la personne aidée. Alors que les débitrices
développaient plutôt un discours autour de leur parent à qui elles devaient quelque chose, les
gardiens et gardiennes de la lignée replacent leur parent dans la suite des générations, en
faisant aussi une large part à la place de leurs propres enfants dans cette « famille verticale ».
Aussi le domicile est-il le lieu où l’on va tenter de protéger la personne de la dégradation, en
même temps que de retrouver, malgré la maladie, l’image que l’on veut conserver de son
parent. Ces aidant-e-s s’organisent pour se réserver du temps personnel, en particulier en
prenant des vacances grâce au soutien, souvent, d’autres membres de la famille. Ce souci de
préservation de soi implique l’engagement de professionnels relativement nombreux, avec
lesquels un travail de négociation s’accomplit de façon à les faire entrer dans ces désirs de
protection de la personne aidée, par exemple en coordonnant le travail des professionnelles,
ou en organisant les horaires d’intervention. Les rapports entretenus avec ces services sont
souvent désignés comme reposant sur la confiance. Mais le réseau « informel » est lui aussi
conséquent. La fratrie de l’aidant-e, mais aussi son conjoint quand il y en a un, ses enfants,
éventuellement des voisins ou des amis contribuent au soutien.
On voit donc que la prise en charge des personnes âgées par leurs enfants recouvre une réalité
qui est loin d’être homogène et qu’au contraire elle se décline selon l’identité que s’est forgée
l’aidant-e. D’autres recherches proposent aussi une telle typologie. La nôtre a des
ressemblances avec celle de Pennec (1998, 2002) à partir d’une étude menée aussi en France,
mais en Bretagne uniquement sur des filles. Simone Pennec a dégagé trois types : le premier
met en avant une forme d’aide caractérisée par la « perpétuation familiale des soignants
familiaux de carrière » : les filles s’inscrivent dans le travail familial, et sont assez réticentes à
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déléguer. Ces traits se retrouvent largement dans notre typologie sous le registre des aidantes
qui s’inscrivent dans le régime de la dette. Son second type, la « réaffiliation idéalisée »,
concerne des aidantes qui font part de pratiques dont le sens « renvoie à une recherche
affective qui évoque des besoins de réconciliation, de réparation et de (re) découverte de
l’affection filiale et parentale ». On retrouve ces caractéristiques dans la figure de l’élue de
notre typologie. Son dernier type insiste sur « la délégation à des professionnels sélectionnés »
et se spécifie par une « renégociation de l’ordre antérieur des choses », c’est à dire que l’on
relève moins une obéissance à des normes familiales d’autrefois que la recherche d’un
équilibre de vie dans laquelle diverses dimensions sont à ménager, comme par exemple les
devoirs par rapport aux enfants. Ce dernier caractère rapproche ce type de la figure de la
« gardienne des générations ».
Ces typologies concrètes ont l’avantage de mettre en avant la dynamique en acte de ces
personnes qui ont pris la responsabilité d’un soutien. Mis à part le premier type dont nous
avons souligné le caractère minoritaire, qui témoigne que des prises en charge familiales
peuvent se réaliser sous un régime de contrainte reconnue, les autres types présentent des
personnes qui soutiennent leurs parents en produisant un discours très argumenté sur le sens
de leur soutien : leur propos fait preuve de leur intérêt personnel à s’occuper de leur parent
beaucoup moins que le sens du devoir ou d’une norme qui s’imposerait à elles. Effet
d’imposition de la situation d’enquête, souci d’individu sommé de faire la preuve de sa liberté
de choix ? Le chercheur reste assez embarrassé par ces questions.
Il est une autre manière de présenter les choses, la bonne vieille méthode de l’idéal-type.
Rappelons tout de suite ce qu’en disait Weber : « On obtient un idéaltype en accentuant
unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes
donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit
nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis
unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène ». A l’occasion d’un travail de
bilan bibliographique sur les dynamiques familiales dans les relations d’aide aux vieilles
personnes, Eric Gagnon, Christine Roland et moi-même avons essayé d’ordonner ces
multiples résultats selon la dynamique des relations parents-enfants. Cette fois-ci, il ne s’agit
pas de catégories d’individus ou de familles, mais de liens ; et les familles concrètes ne
correspondent pas entièrement à l’un ou l’autre des types. Dans le premier idéaltype, les liens
sont définis sous le régime de l’héritage, le second sous le régime des rôles familiaux, dans le
troisième sous le régime de l’affectif.
Type 1 : L’héritier ou la transmission du patrimoine
Cet idéaltype peut être résumé très simplement : en échange d’une part importante de
l'héritage (la maison familiale, l'exploitation agricole, le commerce), un enfant et son conjoint
gardent et prennent soin des parents âgés. Garder ses parents fait partie de l’échange
économique : on le fait en héritant du patrimoine d'exploitation et de la maison familiale. Si la
transmission et l'échange apparaissent d’abord comme matériels, on ne peut toutefois les
réduire au seul champ économique. La notion de patrimoine renvoie en effet au moins autant
au social qu'à l'économique : la valeur matérielle engagée dans l'héritage n'est qu'une partie
d'un ensemble de valeurs liées à la reproduction d'une lignée.
C’est un consensus fort, qui réunit à la fois une famille et une culture locale, qui permet une
prise en charge non contestée. Le plus souvent l’entraide s’est exercée tout au long de la vie
familiale, dans une unité qui mêle travail et vie domestique. Le temps de travail ne s’arrête
pas à la retraite des commerçants et des agriculteurs, qui continuent à participer à la
production familiale tant que leurs forces le leur permettent. La société locale jugerait
sévèrement des enfants qui ne prendraient pas soin de leurs parents alors qu’ils leur ont
« tout » transmis. Cela a des conséquences sur la forme de la prise en charge : les héritiers
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doivent au maximum se débrouiller par eux-mêmes, ce qui peut entraîner des réticences à
utiliser les services.
Cette configuration tend cependant à disparaître avec l'urbanisation, le salariat, les
transformations de la vie de couple, les changements dans le satut des femmes.
Le déclin de la cohabitation et l’augmentation de la proportion de personnes âgées vivant
seules (particulièrement chez les femmes), est général. Les formes de solidarités familiales
évoluent, et si l'aide ne répond plus au modèle de reproduction familiale, des valeurs
familiales fortes perdurent en partie, alors que la question de la transmission n’est plus
forcément en cause. Mais au fur et à mesure qu’il y a séparation entre ces deux sphères de la
vie (le travail et la famille), la prise en charge cesse d’aller de soi.
Type 2 : L’enfant, ou la famille comme rôles.
Dans cet idéal-type les enfants aident leurs parents dans le cadre d’une distribution des rôles
bien établie. Les fils comme les filles ressentent l’obligation de s’occuper de leur parent ; au
besoin, ils les feront venir près d’eux, et éventuellement ils les accueilleront chez eux pour
une re-cohabitation. C'est parfois une question d’honneur pour les enfants, qui doivent obéir
au modèle de la « bonne fille » ou du « bon fils » et les parents n’hésitent pas à rappeler à leurs
enfants leurs obligations. Ces rôles sont construits et réactualisés tout au long de l’histoire
familiale, et s’appuient souvent sur les exemples vécus au sein de la famille, comme la prise
en charge des grands parents par ses propres parents.
Historiquement cette configuration s’étend avec le salariat et l’urbanisation : l’homme
travaille à l'extérieur, tandis que la femme reste au foyer pour élever les enfants (au moins
dans l’idéal du modèle, qui souffre de nombreuses exceptions locales). La famille et le travail
ne sont plus liés comme dans la première configuration. L’État et les politiques sociales
interviennent en libérant parfois les individus de leurs obligations familiales, en particulier vis
à vis de la petite enfance. Les soins demeurent une activité féminine par la position des
femmes dans la sphère domestique. La mise à l’écart des femmes de l’espace public les
confine dans le travail de reproduction et d’entretien de la famille, quels que soient les âges
concernés, et plus particulièrement ces membres les plus vulnérables, dans une activité
socialement gratuite et invisible.
Mais ce rôle d’enfant soignant peut entrer en concurrence avec les multiples rôles de chacun
dans l’ensemble social. On peut justifier de ne pas pouvoir apporter beaucoup d'aide du fait de
ses autres responsabilités familiales, de son travail à l'extérieur du foyer, etc. De plus en plus
de nouveaux rôles s’accumulent ou se diversifient : dans le rôle de parent d’enfant scolarisé
on comprend maintenant l’aide au devoirs ou la participation à une association de parents
d’élèves. Etre disponible pour accomplir les responsabilités liées à ces différents rôles, et
spécifiquement pour les femmes, est de plus en plus difficile. Les responsabilités liées au lien
parent-enfant ne s’inscrivent pas dans un système et chaque rôle est, pour ainsi dire, séparé
des autres. Il faut alors les concilier et c’est pourquoi, ceux et celles qui a priori ont moins de
rôles que les autres sont davantage susceptibles d’être sollicités lorsque la prise en charge d’un
parent âgé devient nécessaire.
Type 3 : l’aidant-e, ou la relation affective
Dans cet idéal-type, on aide sa mère ou son père, ou son conjoint, parce qu'on l’aime, parce
qu'on a des affinités avec cette personne ; on le fait au nom de l’histoire commune, de la
relation passée (que l'on cherche à prolonger ou à corriger lorsqu’elle ne fut pas positive).
C’est pour des raisons personnelles qu'on le fait, qu’il y ait un-e seul-e aidant-e ou que
l’ensemble de la fratrie participe à la prise en charge.
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Le point de vue de l’aidant-e met en avant la question de l'identité ou du maintien de l'identité;
d’une part, la responsabilité première qu’il/elle se donne est le maintien chez l’aidé de l’image
de soi, de sa dignité, par sa volonté de poursuivre l’unité de la biographie de la personne. Par
ailleurs sa propre identité est également essentielle : c’est au nom de sa relation privilégiée
avec l’aidé, de son désir et de son talent pour l’aide, qu’il/elle le fait.
La préservation de la dignité de la vieille personne fragilisée passe par un travail de protection
qui vise à contrer les atteintes à l’autonomie individuelle. Ce qui est nouveau dans ce modèleci,
c'est la place centrale que l’affectif occupe désormais, sous la poussée des valeurs d’égalité
et de liberté, sous la poussée de l'individualisme, qu’ont renforcé le salariat et les services
publics. L’aidant-e est à la recherche d’estime de soi, d’une vie accomplie. Il/elle s’ouvre à
l’altérité en faisant de l’autre (l’aidé) et de sa rencontre le lieu premier de sa réalisation, de sa
responsabilité.
Les rôles ou les liens familiaux sont réinvestis de nouvelles significations qui les singularisent
et présentent les responsabilités souvent comme des choix : on soutient pour rendre à la
personne ce qu’elle a donné autrefois ou en raison de l’histoire commune, filiale, conjugale ou
amicale. Si on s’engage autant dans l’aide, c’est en raison de son propre goût et talent pour
l’aide, d’une valorisation des émotions et des expériences affectives fortes. D’ailleurs, les
liens familiaux en eux-mêmes ne s’accompagnent plus d’obligations précises. Il y va de la
construction de l’identité de la personne aidante lorsqu’elle situe son aide dans sa trajectoire,
sa vie, ce qu’elle a été, ce qui la valorise, ce qui a de l’importance. Dans certains témoignages,
aider servirait à exprimer une personnalité qui jusque là ne s’était pas exprimée. Ceci
n’empêche pas de fixer quand même les limites de la tâche et sa direction, par le partage entre
ce qu’on accepte volontiers (tout en reconnaissant parfois sa pénibilité) et ce qu’on refuse (ou
voudrait refuser), dans un souci de protéger sa propre individualité.
Pour ces aidant-e-s défini-e-s par les relations affectives, le recours aux services publics et
privés n’est pas négativement perçu ; ces services peuvent même être un soutien dans
l’expression de ce lien personnel et dans la réalisation de leurs responsabilités : en faisant
intervenir des professionnels pour certaines tâches, l’aidant-e peut alors se centrer sur
l’affectif. On sort de la réciprocité systématique ; du moins, elle est moins attendue, moins
obligatoire et donc incertaine. C’est la norme de l’autonomie, tant de l’aidé que de l’aidant-e
où les relations se rejouent constamment entre individus indépendants.
Car dans ce type de rapports familiaux très individualisés on n'a pas de liens avec tous les
membres de sa famille, même avec les plus rapprochés. La tendance, c'est plutôt des liens
privilégiés avec quelques-uns. Ces évolutions peuvent amener les chercheurs à renverser leur
questionnement : au lieu de rechercher quelles sont les normes qui poussent un enfant à
prendre en charge un vieux parent, se demander quels sont ces enfants un peu particuliers qui
s’engagent aussi fort, malgré les idéaux d’autonomie personnelle, dans le soutien ?
Voici donc deux modes d’analyse des relations entre enfants qui soutiennent et parents âgés.
Si l’analyse en idéaltype a quelque intérêt, elle devrait permettre de mieux comprendre les
types empiriques, qui ne seraient que des combinaisons des trois idéaltypes.
Cette communication s’appuie sur deux publications précédentes :
-Clément Serge, Les enfants qui aident et leur rapport aux professionnels, in Aide aux aidants
familiaux. Travail invisible et enjeux de santé, Actes du Colloque Romand des 10 et 11
novembre 2003 à Montreux, Pro Senectute, 2004, pp. 119-127.
-Clément Serge, Eric Gagnon, Christine Rolland, Dynamiques familiales et configurations
d’aide, in Prendre soin d’un proche âgé. Les enseignements de la France et du Québec (sous
la direction de Serge Clément et Jean-Pierre Lavoie), Editions Erès, à paraître en mai 2005.
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Les Garibaldiens