II faut choisir : ça dure ou ça brûle ; le drame, c'est que ça ne puisse pas à la fois durer et brûler. Albert Camus

LIVRES PHILous

Lundi 31 Décembre 2018

Voilà un livre dont j’aimerais vous faire part pour terminer l’année 2018. Et pour commencer 2019 avec une ferveur enthousiaste !
J’ai toujours été surprise par le peu d’entrain des philosophes à traiter du sujet de l’amour. En fait, définir l’amour est compliqué, c’est un peu comme essayer de définir le temps, il glisse, on croit l’avoir saisi et le voilà aussitôt engouffré dans le passé ou l’avenir. La passion, en revanche, les philosophes en sont friands, gare à la passion qui nous aliène, que l’on ne maîtrise pas. Seul Nietzsche n’en a pas peur avec son hymne de la volonté de puissance. Mais il faut être un surhomme pour ne pas y succomber. L’atteinte du sublime est une prise de risque.


Philosopher ou faire l’amour ?
Dans le livre « Philosopher ou faire l’amour » de Ruwen Ogien, on sent bien que la conception platonicienne de l’amour cloisonne l’amour érotique à une impasse. L’amour y est soit vulgaire, soit romantique, donc nécessairement naïf et illusoire. Seul l’amour moral et spirituel est glorifié. Si bien que l’auteur du livre s’interroge : l’amour est-il vraiment plus important que tout ? Notre intuition nous pousse à avoir une foi inébranlable dans l’amour, mais est-il aussi essentiel que la liberté et le bonheur ? L’amour est-il un affect intrinsèquement ou absolument bon quelle que soit la qualité de l’objet aimé ?

Autre débat philosophique : est-il préférable « d’aimer un tout petit peu tout le monde et personne à la folie, ou être indifférent à tout le monde et n’aimer qu’une personne à la folie ? »

Et une question fondamentale : l’amour qui ne dure pas est-il « un amour véritable » ?

Si l’on s’en réfère à Spinoza, l’amour qui rend joyeux est nécessairement une passion bonne. Quant à celui qui affaiblit, une passion mauvaise…
Je m’en tirerai donc par cette pirouette, définir le véritable amour par ses effets… Je vous souhaite une excellente fin d’année et une belle année 2019 avec des passions bonnes qui vous élèvent !

A très vite !

Philosopher ou faire l’amour, Ruwen Ogien.

Rédigé par Marjorie Rafécas le Lundi 31 Décembre 2018 à 18:33 | Commentaires (0)

LIVRES PHILous

Mercredi 17 Octobre 2018

Le titre du livre, Guérir de nos dépendances, peut paraître angoissant, voire culpabilisant. Mais, ce serait dommage de s’arrêter à cet a priori car il s’agit là d’un livre véritablement bienveillant qui explique les mécanismes de l’addiction en toute simplicité et révèle cette part d’ombre que l’on cherche tant à cacher. Les auteures, Pascale Senk et Frédérique de Gravelaine ont un style vivant et rassurant qui nous prend immédiatement par la main. Elles nous invitent à renouer avec nous-même, notre être profond que nos petites addictions maltraitent.


Guérir de nos dépendances, est-ce possible ?
La dépendance humaine repose sur un curieux paradoxe : « Je dépends d’un autre pour devenir moi-même…, mon autonomie dépend de son état mental ». Dépendre pour être libre, telle est la situation de départ d’un enfant. On ne naît pas indépendant. Les dépendances sont souvent liées à des attachements fragiles de l’enfance.

Plus on est confronté à la tyrannie d’un moi idéal, plus on cherche de l’aide dans des remèdes extérieurs. Or ces « colmatages » accentuent la perte de l’estime de soi et conduisent à un cercle vicieux.

Pourtant, les neurosciences nous apprennent que notre meilleure addiction est notre cerveau : ce dernier est le « premier producteur de drogue au monde » ! Chacun de nous fabrique des endorphines, une trentaine de substances euphorisantes et anesthésiantes. Contrairement à nos croyances, notre cerveau est capable de produire des effets plus rapides et efficaces que les drogues. L’intestin contient d’ailleurs 200 millions de neurones, pour ceux qui n’auraient pas lu Les secrets de l’intestin… Mais, alors pourquoi, avec tout ce potentiel du corps humain, des addictions artificielles se créent malgré tout ?

Toutes les phases critiques de la vie comme l’adolescence sont vulnérables aux addictions, dans la mesure où l’on n’arrive plus à trouver des réserves en soi. Paradoxalement les comportements d’autodestruction redonnent un sentiment de puissance. « L’hypersensibilité, combinée à un appétit de vivre et un manque de confiance en soi sont des terreaux pour les addictions » (Philippe Jeammet). Les vilains petits canards incompris par leur entourage sont les proies idéales.


Comment travailler alors sur ses addictions ?

La force de ce livre est qu’il est résolument optimiste, rien n’est une fatalité. La gratitude peut permettre de lutter contre les dépendances : si on fait le compte de ce nous avons, plutôt que de ce qui nous manque, nous sommes moins vulnérables. La pratique de la psychologie positive apporte des boucliers de bien-être.

La créativité et l’humour sont aussi de parfaits alliés pour briser la rigidité des addictions. Ils aident à se « décentrer de soi » et à ne pas perdre de vue l’aspect ludique de la vie. Jouer avec des enfants, observer la course des nuages, sentir un bouquet de fleurs, les joies simples sont des petits pas qui nous éloignent progressivement de la voracité de la dépendance. Même la pratique du Haïku (voir le livre L’effet Haïku de la coauteure Pascale Senk), qui est un petit format poétique, permet de s’émerveiller au quotidien. « Dans la vie, peu importe ce qu’on fait, ce qui compte c’est de la manière dont on le fait ».

Se connaître est aussi indispensable pour ne pas sombrer dans nos « ombres ». « Travailler l’ombre signifie faire venir à la lumière ce qui est caché ». N’oublions pas que « chaque ombre est une lumière refoulée » (E. Durkheim). Le perfectionnisme peut être une ombre qui nous freine, car le moi idéal n’est souvent pas en phase avec le moi profond. « Le premier dragon qui barre la porte au processus créatif est le perfectionnisme ». En lâchant le désir de toute puissance et de contrôle, « on devient prêt à recevoir l’inattendu, l’imprévisible, qui permettent de traverser les manques avec joie et de faire de l’existence une aventure passionnante ». L’art est un antidote à la peur, la routine et le contrôle.

La vie tout entière peut être conçue comme une œuvre d’art. Réinventer son destin jour après jour est une forme de liberté. La dépendance est allergique à toute forme de créativité. La neuro-esthétique nous apprend à apprécier le beau et l’excellence.

La beauté du monde n’est pas futile. Au contraire, elle nous tire de nos rêves creux et nous fait habiter le monde en poésie. Le présent en toute constance, loin de nos dépendances…

Guérir de nos dépendances, P. Senk et F. de Gravelaine, éditions Leduc.s Pratique, avril 2018, 333 pages, 18 €

Rédigé par Marjorie Rafécas le Mercredi 17 Octobre 2018 à 13:33 | Commentaires (0)

Samuel Dock nous avait secoué avec son Nouveau choc des générations, co-écrit avec Marie-France Castarède. Cette fois-ci, il revient nous « punchliner » en utilisant l’humour cinglant des adolescents et nous offre une belle bouffée d’optimisme sur cette période de la vie dénommée trop injustement « l’âge ingrat ».


Punchlines, des ados chez le psy. L'humour des ados, une autre façon de philosopher...
L’humour est une façon de réinventer la réalité avec créativité. Et les adolescents ont un humour incisif qui bouscule notre vision du quotidien. L’adolescence est une transition de la perception : apprendre à voir sans le prisme parental. Ce « grand écart » entre l’enfance et l’âge adulte, comme le dénomme un des patients de l’auteur, pose un regard critique sur le monde adulte et nous permet de nous remettre en question.

Ces punchlines récoltés par Samuel Dock nous éblouissent par leur clairvoyance.

Entre « Est-ce que ce ne serait pas plutôt ma mère qui a des embrouilles avec moi ? », l’adolescent qui invente des néologismes « psychothéra-pote » et celui qui compare son psy à un lave-vaisselle, qui tournoie et qui vous nettoie vos vielles casseroles pour ne plus les traîner, ces punchlines nous arrachent un sourire instantanément.

Certains jeunes expriment leur rébellion de façon originale : sous l’injonction maternelle, un des patients explique qu’il est d’accord de ne retirer que « 10% de la phrase » prononcée, mais pas plus… Un autre est loin du narcissisme ambiant et avoue trouver ses propres dessins moches. Observant la mine étonnée de son psy, il rétorque « mais on fait tous des trucs moches parfois ! ».

D’autres encore éprouvent du bien-être en se promenant dans les cimetières. « Oh ne me regardez pas comme ça ! Ce n’est pas une pensée dépressive ! C’est beau les cimetières ». Ce romantisme noir est une façon pour eux d’apprivoiser l’intensité de leurs pulsions et la transformation de leur corps.

Au fil des pages, on prend conscience que les adolescents d’aujourd’hui ont l’impression « d’être nés à la mauvaise époque ». Cette époque des « métros qui puent et des écrans partout ». Non, les adolescents ne sont pas responsables de cette ère du vide, de ce monde du divertissement perpétuel que dénonçait Blaise Pascal. Il n’est pas évident d’être adolescent dans un monde hypermoderne. Ils rêvent de plus d’harmonie, d’un monde plus authentique et souhaiteraient le réenchanter.

L’adolescence a toujours été l’âge où on ne veut pas attendre pour aller mieux, ils veulent vivre. Ils sont une respiration dans ce monde effréné. Alors partageons leur optimisme et surtout leur humour !

Cet humour dans notre « monde épuisé » est un cadeau qu’il nous faut préserver.

Punchlines, Des ados ches le psy, de Samuel Dock. Editions First 2018

Rédigé par Marjorie Rafécas le Vendredi 17 Août 2018 à 07:36 | Commentaires (0)

LIVRES PHILous

Lundi 23 Avril 2018

Dans Je selfie donc je suis (2016), Elsa Godart avait déjà posé le décor d’une société dévorée par l’immédiateté, souffrant d’un rapport à l’autre de plus en plus complexe. Ce phénomène qu’elle nomme hypermodernité, une course effrénée aux « likes » qui cache à la fois des blessures narcissiques, mais aussi et surtout, un manque d’amour.

Alors à la question « La psychanalyse va-t-elle disparaître ? », on aurait aimé qu’Elsa Godart nous réponde oui, car cela aurait signifié que les êtres humains n’aient plus mal à leur égo… Mais, dès la première phrase de l’introduction, on sent bien que le monde est entré dans un tel chaos de non sens, que la psychanalyse a de beaux jours devant elle pour réanimer notre moi intérieur qui se désagrège. Et surtout pour nous aider à renouer avec nos « vrais » désirs.


La psychanalyse va-t-elle disparaître ?

Nous vivons désormais « par tranches et par intermittence ». La psychanalyse peut déjà nous aider à retrouver de l’unité, du sens à nos existences émiettées par la dictature de l’instant. Car l’immédiateté casse les limites. Or les limites sont indispensables à la construction de l’être. Le désir lui-même a besoin de limites. « Le caractère éphémère de l’instant ne permet plus d’accéder au désir ». Paradoxalement, cette société de l’hyper jouissance tend à détruire le désir. L’excès est un symptôme de l’impossibilité de jouir. « La psychanalyse de facto est une résistance à cet idéal de jouissance généralisée pour la simple raison qu’elle rappelle le primat du désir ».

Elsa Godart s’inspire de certaines dérives comportementales japonaises pour décrire la psychopathologie de la vie quotidienne hypermoderne. Le syndrome japonais Hikikomori traduit l’absence d’envie, la vacuité, la panne du désir vital. Le désir est l’enjeu de notre société hypermoderne. Car céder à son désir revient à renoncer à soi. Le rôle des émotions est d’apporter du relief à nos expériences. Or sans émotions, tout est équivalent, et si tout est équivalent, rien n’a de sens. Nous souffrons de pathologies du lien. Le plus révélateur de ce désamour est cette course aux « likes ». L’autre n’est alors perçu que comme un simple distributeur de « likes », sans authenticité. Dans la culture « otaku », les japonais victimes de ce syndrome monomaniaque s’adressent à une personne sans désir d’approfondissement de la relation. C’est comme l’usage d’une « télécommande ».

Comme dans Je selfie donc je suis, l’auteur s’inquiète de cet Ego trip permanent. L’exhibition sur les réseaux sociaux est devenue un besoin. Or quelques décennies auparavant, une telle attitude aurait été jugée indécente. Comment interpréter ce nouveau phénomène d’exhibition de soi, cet « hyper-faire-valoir » ? L’autopromotion permanente peut être une entrave à l’estime de soi. C’est justement là où intervient la psychanalyse qui a pour but de « déconstruire nos certitudes égotiques ». Elle rend possible une « véritable rencontre avec soi-même ». La psychanalyse peut être un remède à une société narcissique. Par son esprit critique, elle nous permet de lutter plus facilement contre le storytelling, cette machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits. Elle contribue à se détacher du fléau des fake news à visée consumériste ou utilitariste. Le viral tend à remplace le vrai. La psychanalyse nous aide à décrypter les sous-jacents de toutes les injonctions que nous subissons au quotidien. C’est une façon de renouer avec notre liberté. Car la liberté peut-elle survivre à l’immédiateté ?

La psychanalyse est un soin de l’âme pour nous détourner des mauvaises passions qui nous font souffrir.

Seul plaidoyer qui manque pour nous convaincre totalement des bienfaits de la psychanalyse : pourquoi la psychanalyse serait-elle la seule école/méthode thérapeutique en sciences humaines pour nous aider à lutter contre une société hypermoderne ?

En attendant, il est vrai que notre humanité passe par l’inexplicable et le mystère. La vie onirique et poétique de notre inconscient doit être défendue comme une forteresse.

Méfions-nous de la standardisation de nos émotions et de nos désirs. Ils fondent notre singularité et notre liberté. Comme le soulevait W. Benjamin, la pauvreté d’expérience n’est-elle pas une « nouvelle forme de barbarie » ?



La Psychanalyse va-t-elle disparaître ? Elsa Godart, janvier 2018, 207 pages, Albin Michel

Rédigé par Marjorie Rafécas le Lundi 23 Avril 2018 à 22:43 | Commentaires (0)

Marie-France Castarède et Samuel Dock avaient frappé fort en 2015 avec leur Nouveau choc des générations, qui pointait du doigt le développement d'un narcissisme outrancier chez les générations plus jeunes, ainsi qu'un rapport au temps bouleversé par l'immédiateté des nouvelles technologies. Nos deux psychologues reviennent à la charge pour nous réveiller à nouveau de notre faux confort digitalisé. Cette fois-ci, leur titre s'inspire de l'œil sévère de Freud : Le nouveau malaise dans la civilisation. Mais à la différence du précédent ouvrage, le ton est différent, le fossé générationnel est plus cinglant, les visions de nos deux auteurs s'opposent davantage.


L'hypernarcissisme : le nouveau malaise de notre civilisation ?
En effet, le dialogue intergénérationnel entre Marie-France Castarède, professeure de psychologie née en 1940, et son ancien élève, Samuel Dock né en 1985, est plus rugueux et moins consensuel. L'héritage de la philosophie des lumières de M.F Castarède, empreint d'un certain optimisme et romantisme, s'affronte à la vision plus sceptique et nietzschéenne du monde de Samuel Dock.

L'homme arrivera-t-il à s'extirper de son narcissisme ? Rien n'est moins sûr. C'est la chose dont il est le plus difficile de se débarrasser et qui fait paradoxalement souffrir. Or notre société hypermoderne favorise cet état "d'auto-suffisance en permanence".

"Les hommes sont arrivés maintenant à un tel degré de maîtrise des forces de la nature qu'avec l'aide de celles-ci il leur est facile d'exterminer les uns les autres jusqu'au dernier. Ils le savent d'où une part de leur inquiétude actuelle", écrivait Freud dans Malaise dans la civilisation. Le pessimisme de Freud n'a malheureusement pas pris une ride. Sonnera-il le glas de notre société hypermoderne ?

Le passage de la société postmoderne à hypermoderne

Afin de comprendre les nouveaux maux de notre société, il est essentiel de saisir le concept d'hypermodernité, clé de voûte de ce livre. L'hypermodernité succède à la postmodernité, résultat d'un long émaillage débutant à la fin de la Renaissance. « On tient pour postmoderne l’incrédulité à l’égard des métarécits ». Les métarécits concernaient le projet des lumières, celui de la science prodigieuse, de la Raison universelle. D'après Jean-Michel Blanquer, la révolution digitale est notre 4ème blessure narcissique, après Copernic, Darwin et Freud. Le premier à avoir utilisé ce terme d'hypermodernité est Gilles Lipovetsky, qui a mis en exergue le côté schizophrénique de notre société : "Les individus hypermodernes sont à la fois plus informés et plus déstructurés, plus adultes, et plus instables, moins idéologisés et plus tributaires des modes, plus ouverts et plus influençables, plus critiques et plus superficiels, plus sceptiques et moins profonds" (Les temps hypermodernes). Cette thématique est aujourd'hui également développée chez Claude Tapia et Elsa Godart.

Le narcissisme est porté à son paroxysme. « Qu’il s’agisse d’art, d’environnement, de science ou de spiritualité, tout est chosifié, fétichisé, comme si l’homme hypermoderne s’acharnait à chercher un objet de substitution à l’Autre dont la société a éliminé la place".

Hypermodernité rime avec hypernarcissisme. Cet hypernarcissisme encourage malheureusement les personnalités toxiques. D'après Samuel Dock, le pervers ou le dépressif sont les deux faces lugubres de notre société. Jouir de tout, tout le temps, cette promesse du capitalisme favorise les comportements borderline au détriment des anciennes névroses.

Que reste-t-il de notre inquiétante étrangeté ?

Que reste-t-il de l’inquiétante étrangeté qui rendait l'autre mystérieux, quand il ne reste rien pour structurer nos désirs et limiter tous les fantasmes narcissiques ?
"Quelque chose ne va pas ou ne va plus. Que se passe-t-il dans ce monde qui nous ressemble plus ? Quelle est cette absurdité qui semble s'être emparée de la pensée ?". La volonté de puissance a cédé à la toute puissance. Le refoulement et la transgression ont été remplacés par un hédonisme de survie.
Or comme le souligne Samuel Dock, "nous ne sommes pas des robots à réparer mais des toiles complexes où s’enchevêtrent les couleurs et les lignes de nos affects, de nos histoires parfois délitées, de nos rencontres (...), la civilisation qui s’abstiendra de considérer cette pluralité de l’écologie humaine aura définitivement oublié l’humanité qui l’avait engendrée".

N'oublions pas que les autres sont des vecteurs potentiels de déception, mais aussi de joie. C'est juste que nous ne les contrôlons pas. La seule personne qu'il est possible d'essayer de maîtriser, c'est soi-même. Or les réseaux sociaux nous invitent sans cesse à déborder de nous-mêmes. Notre image virtuelle rôde partout. On aimerait toucher le sublime, sentir autre chose, quelque chose de plus important, de plus sacré. Mais le 3.0 toque toujours dans notre tête. Aucune hiérarchisation possible. Les tweets défilent tous azimuts. La spiritualité est pourtant essentielle pour développer la vie intérieure, cette citadelle qui nous protège des passions voraces.

Le sublime sauvera-t-il le monde de l'hypernarcissisme ?


L'expérience esthétique pourrait selon les auteurs nous sauver de cet excès de superficialité. Comme le précise Marie-France Castarède, l’expérience esthétique est la fin d'un conflit intérieur. Pour Kant, le rapport à la beauté est le seul domaine où le sujet humain trouve son harmonie interne. Dans un monde de plus en plus désenchanté et rationnel, l’art permet de toucher au mystère de l’existence. Le beau est toujours "l’éclat mystérieux du vrai". Rechercher des sources de beauté donne l’impression d'une vérité intérieure et instille la certitude que la vie vaut la peine d’être vécue. Winnicot a contribué à éclairer le concept de sublimation : selon lui, l’illusion artistique est l’apanage de l’homme créatif par rapport à l’homme soumis. La superficialité n’a jamais fait bon ménage avec la beauté toujours profonde. "L’œuvre possède une fonction humanisante d’élévation."

Le livre se termine sur cette note d'optimisme du rôle salvateur de l'art, mais aussi sur une pointe de scepticisme sur l'agitation ambiante qui fragilise nos "citadelles". Marie-France Castarède nous met en garde : " Mon âme je la connais à peu près et j’ai été la chercher longtemps, loin derrière la fragilité des souvenirs et les deuils de l’enfance, la vôtre, je la sens encore inconstante et fragile comme Narcisse… qui se mirait dans le courant d’une onde pure ".

Un livre sincère, animé par un dialogue socratique sans tabou, à lire pour remettre en question nos inconstantes fragilités, notre fébrilité et renouer enfin avec nos belles profondeurs. Le pessimisme de Freud est un mal nécessaire.

Le nouveau malaise dans la civilisation, février 2017, 379 pages, 19,90 €, Samuel Dock et Marie-France Castarède Editeur : Plon

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Mercredi 5 Avril 2017

« Deviens ce que tu es » est l’une des injonctions les plus célèbres de la philosophie, attribuée à Nietzsche alors qu’en réalité elle a été inventée par le poète grec Pindare. Promesse marketing redoutable, elle a été utilisée comme slogan par la marque Lacoste et détrône aujourd’hui le moins vendeur mais plus introspectif, « Connais-toi toi-même », de Socrate.

Si la formule « deviens ce que tu es » est séduisante de prime abord, elle n’en demeure pas moins difficile à décoder. Comment devenir ce que l'on est quand on ne sait pas qui on pourrait être ? C'est pour cette raison que Dorian Astor, spécialiste de Nietzsche, nous apporte un éclairage stimulant sur ce que pourrait signifier cette phrase « piège », à travers son essai Deviens ce que tu es, Pour une vie philosophique.


Deviens ce que tu es, une injonction contradictoire ?
Ce livre débute par un prologue saisissant. L’auteur évoque des retrouvailles avec un ami qui lui demande "Qu'est-ce que tu deviens ?". Cette question a priori banale que nous envoyons régulièrement comme des missiles à ceux que nous n’avons pas croisés depuis un certain temps n’est pourtant pas anodine. Elle comporte une injonction cachée : celle de devoir « devenir ». Il est interdit de rester soi-même… Pourquoi doit-on devenir ? La première victoire sur soi reste la connaissance, qui est une victoire bien supérieure à celle que l'on peut avoir sur les autres. Comme le souligne Dorian Astor : "L'important n'est pas ce qui s'est passé, mais par quoi cela est passé". Entre déterminismes et liberté, où se joue le destin d'une personne ?

Afin de saisir le sens profond de Deviens ce que tu es, l’auteur nous fait voyager à travers la philosophie et la mythologie grecques. Connaître c'était déchiffrer les signes qu'Apollon déposait dans la nature. "La connaissance se dit du déchiffrement des signes que l'éclat apollinien de l'apparence révèle de la nature cryptée, de tous les signes (symboles, mythes, métaphores, formes sensibles), qui tracent, délimitent, instituent l'être qui, sans cela, reste voilé par le mystère de l'indétermination ». Chez les Grecs, l'indéterminé souffrait d'un « déficit d'être ». Il était important de « s’individuer ». Trouver le juste milieu constituait une vraie préoccupation.

L'individu est une synthèse, il est nécessaire de « rogner le chaos pulsionnel » et de dire oui à la contradiction.

Attention de ne pas tomber dans le piège des injonctions faciles comme "the start up of you". Inconsciemment, « Deviens ce que tu es » dans la société désigne ceux qui « réussissent », ceux qui préservent leur capital : capital santé, capital joie de vivre, investissement en soi-même. Le capitalisme effréné et le consumérisme vorace détournent à souhait cette formule à leur profit. Il s’agit d’une bifurcation dangereuse de ce concept philosophique qui invite à dépasser ses contradictions, et non pas à les ignorer.

Venons-en à Nietzsche : qu’a voulu signifier notre philosophe à coups de marteau à travers son « Deviens ce que tu es » ? Cette injonction permet-elle de s'endurcir pour mieux se connaître, un peu comme le sculpteur d'une pierre brute ? Le « Deviens ce que tu es » de Nietzsche peut se comprendre dans les rôles subtiles que jouent Apollon et Dionysos dans son œuvre. Dans La Naissance de la tragédie, Apollon et Dionysos s'opposent (contradiction). Mais dans Ecce Homo, « Dionysos est à la fois dieu des chaos en devenir et dieu de l'apparence et de la lumière ». « Devenez durs », tel est le signe véritable d'une nature dionysienne », écrit Nietzsche. Pour embrasser la volonté de puissance et devenir ce que l'on est, faut-il être alors nécessairement dionysien et apollinien, et dépasser ainsi ses contradictions ?

Dorian Astor réussit dans ce livre à nous démontrer que derrière une simple formule se cache en réalité une forêt de concepts philosophiques, un enchevêtrement de chemins quasi-impossible à dénouer, du moins que par la pensée. Ce livre est court mais attention, il nécessite une bonne culture philosophique pour pouvoir apprécier la subtilité des théories exposées.

Après la lecture de ce livre, on peut alors se demander pourquoi certains d’entre nous deviennent nietzschéens, et d’autres kantiens. Pourquoi choisir un camp philosophique alors qu’il existe une pluralité de chemins ? Sommes-nous convaincus que certains philosophes détiennent plus la vérité que d’autres, ou « sa vérité » ? Faut-il au contraire tuer ses idoles pour enfin devenir ce que l’on est ?

J’ai constaté que les adeptes de Nietzsche sont souvent des amoureux de la musique. La musique n’est-elle pas l’art qui représente le mieux le devenir ? Qu’en pense Dorian Astor ?

« C’est à la pointe de notre ignorance qu’émerge notre meilleure sagesse ».

Deviens ce que tu es, Pour une vie philosophique, Dorian Astor, Autrement, Septembre 2016, 161 pages, 14,90 €



Tags : Nietzsche
Rédigé par Marjorie Rafécas le Mercredi 5 Avril 2017 à 07:30 | Commentaires (0)

LIVRES PHILous

Mercredi 8 Février 2017

Comme Nietzsche, Julia Kristeva est "nuance" et ne supporte pas les auteurs "qui jouissent de trancher dans le vif de tout ce qui les excite", ce "marketing déprimé". Elle préfère tout disséquer, puiser dans sa mémoire insatiable, ce qui ne l'empêche pas de s'être forgé des convictions solides au fil de son "voyage" de réflexions. Comme celle sur les femmes : "Je n'ai jamais compris comment les femmes pouvaient se vivre comme le "deuxième sexe". Pour moi la féminité exprime l'indéniable, l'irréfragable de la vie."


Je me voyage, de Julia Kristeva et Samuel Dock
S'entretenir avec une femme aussi érudite, brillante et authentique que Julia Kristeva exige un interlocuteur de qualité, ce que réussit avec brio Samuel Dock, psychologue clinicien face à la psychanalyste de renom pour laquelle aucun détail ne lui échappe, dans ce dernier livre paru fin 2016.

Julia Kristeva est résolument une femme libre. Déracinée mais libre. En effet, ce sentiment de déracinement (par ses origines bulgares) est très prégnant dans ce livre. Elle a toujours ressenti un sentiment de solitude malgré sa bonne intégration dans la société française. Accoutumée à la solitude, elle se récitait Nietzsche : "Souffrir de la solitude, mauvais signe : je n'ai souffert que dans la multitude". Ce sentiment d'étrangeté n'a jamais disparu. Elle se sent encore comme "une slave romantique qui aspire à l'impossible plénitude passionnelle". Mais le déracinement n'est-il pas le lot de n'importe quel philosophe ? "Le philosophe s'étonne, car il est étranger à la communauté. "La vie théorique est une vie étrangère".

Ce livre conçu sous formes d'entretiens est organisé autour de sa jeunesse bulgare, son arrivée en France, son couple avec Philippe Sollers, sa grossesse et sa maternité, sa vie d'intellectuelle reconnue au niveau mondial, son œuvre et ses romans. Un voyage très intense où l'on apprécie la finesse des réflexions de Julia Kristeva. Même si on n'a pas lu toute son œuvre, Samuel Dock nous aide en rappelant à chaque fois dans ses questions les traits saillants de ses livres. Dès lors, point nécessaire de maîtriser l'ensemble des livres de Kristeva pour voyager à travers ces pages.

L'érudition et la passion pour la langue française de Julia Kristeva est impressionnante. Elle réalise sa thèse de doctorat sur la Révolution du langage poétique, notamment sur Mallarmé et Lautréamont. Comme le rappelle Samuel Dock, "celui qui ne se révolte pas est mort psychiquement". Selon la psychanalyste, l'histoire du XIXème siècle est foisonnante, avec la guerre franco-prussienne, la Commune de Paris, l'anarchisme, la séparation de l'Eglise et de l'Etat, la réévaluation de l'alexandrin et l'invention du vers libre, la folie en bord à bord avec la rationalité classique et l'avant goût du surréalisme. Elle aime les forces disruptives des pulsions dans la poésie surréaliste ou dans Baudelaire. Ses champs d'investigation sont le rapport au sacré, l'expérience esthétique, la maternité, la dépression, l'adolescence... Au fur et à mesure, elle acquiert "la conviction qu'il n'y a pas une Littérature mais une expérience imaginaire qui se décline dans une pluralité de styles, de genres et de saveurs, dont la seule raison d'être est de s'opposer à la pensée unique qui caractérise les totalitarismes."

Quant à son couple avec Philippe Sollers, c'est l'histoire d'une rencontre entre deux étrangetés. La conception de l'amour de Julia est à la fois simple et déroutante. Elle reprend l'expression de Marilyn Monroe à son compte "I'm incurably romantic". "Cette alchimie, seul le roman peut l'effleurer". Sollers a un comportement "que l'on attribue aux anges". A la fois humain et divin, il oscille entre proximité et totale absence. Julia trouve cette dualité attachante.

Selon elle, l'amour "ne peut se dire qu'en métaphore". Pour essayer de l'approcher, les humains ont inventé les figures et les genres littéraires, la musique, les arts. D'autres préfèrent la spiritualité. Dans Pulsions du temps, elle écrit "nous sommes tous des adolescents quand nous sommes amoureux". Or l'adolescent est un croyant qui croit dur comme fer que la satisfaction absolue existe...

Existe-t-il également des amours véritables sans secret ? "Le secret, lui, est une alchimie qui nous donne le droit de nous chercher sans blesser les autres", écrit Julia Kristeva dans Les samouraïs.

Julia a également beaucoup œuvré dans la société pour changer le regard sur le handicap. Son fils David atteint d'une maladie rare a changé le sens de son existence et celle de son mari. Elle souligne que dans notre civilisation, "la mort est soit déniée (les religions promettent la vie éternelle), soit refoulée, impensée, censurée par le culte de la performance, croissance, jouissance." Les situations de handicap rappellent la permanence en nous de "la mort, de se accidents et de ses possibles retardements". La politique du handicap vise à apprivoiser cette peur.

Après tout ce voyage riche en expériences et rencontres, Julia nous surprend par sa conception du bonheur, qui est loin d'être celle de l'opinion commune.
"Aussi loin que je m'en souvienne, le bonheur est le deuil du malheur. Cela arrive par épuisement du malheur. Les gens prétendument heureux qui ont occulté le mal-être sont insignifiants".

Une belle leçon de sagesse en somme.

JULIA KRISTEVA, Je me voyage, Mémoires, Octobre 2016, 297 pages, 20 €

Rédigé par Marjorie Rafécas le Mercredi 8 Février 2017 à 07:36 | Commentaires (0)

LIVRES PHILous

Mardi 1 Novembre 2016

Cet été, grâce au livre Voyage au centre de Paris d'Alexandre Lacroix (Directeur de la rédaction de Philosophie magazine), j'ai découvert un Paris sinueux et cérébral, débordant de mystères et de rencontres improbables : les artistes expérimentaux du 9 rue Gît-le-Coeur de Mme Rachou, l'Inconnue de la Seine, jusqu'aux "champs d'énergie cosmiques" d'occultistes imprudents... Ambiance mystérieuse qui se marie bien avec ce 1er novembre revêtu de ses belles couleurs d'automne. Un climat érudit et de suspense qui nous fait oublier instantanément le gris routinier et sans saveur du métro-boulot-dodo parisien, pour mieux renouer avec les histoires extraordinaires de notre capitale.


Paris dans la tête d'un philosophe, cela vous tente ?
Paris est-elle (il) une capitale masculine ou féminine ? On dit bien la ville lumière, Ernest Hemingway l'a comparée à une fête. Comme le suggère Alexandre Lacroix, Paris est plus proche des capitales féminines "comme les vieilles courtisanes, Rome ou Athènes". "Des beautés fanées qui refusent de cesser de plaire", à la différence des villes masculines comme "Londres et New York, qui ont quelque chose de direct, d'énergique et vulgaire".

Mais sa féminité trébuche parfois, voire souvent. Comme la fine poussière blanche du jardin du Luxembourg qui nous renvoie à une sécheresse minérale, dépourvue de toute rondeur féminine. Elle est également à certains endroits éventrée par les grands boulevards tracés par Haussmann. "Les hommes du XIXème siècle ne doutaient pas un instant que la totalité fût à leur merci". C'était le siècle du positivisme et de l'esprit du système. Hegel écrivait le développement de l'Esprit depuis les origines du monde. Marx, Darwin, Comte, Malthus, Balzac... "Les intellectuels de ce temps-là étaient confiants dans leur pouvoir de regrouper en un récit unique. En architecture, le boulevard Sébastopol représentait l'exact équivalent de l'esprit de système, qui se marie si bien avec la cuisine bourgeoise." "Entre le baron Haussmann, Hippolyte Taine et Hegel, la distance n'est pas bien grande : tous ces hommes ont rêvé de tenir les siècles précédents dans leur poing, quitte à les réduire en bouillie. Un aveuglement qui fit leur grandeur. C'étaient des grossistes du Concept, de la Prose, de l'Urbanisme..." Les parisiens de souche sont devenus aux yeux du préfet les étrangers qu'il fallait chasser. Au XXème siècle, ce bel optimisme a fait naufrage. Dieu est mort. Le chemin est devenu le but. Les femmes rivalisent de talent avec les hommes. Mais l'Haussmannien bourgeois est toujours là, élégant, presqu'inaccessible à cause du prix de l'immobilier au m2 qui ne cesse de flamber.

Mais, en dehors de cet esprit totalitaire du baron Haussmann, on rit quand l'auteur évoque les hantises sexuelles que nous ont léguées de nombreux artistes contemporains : "des fragments de libido, des obsessions érotiques qui se trouvent intégrés au tissu urbain et dont l'exposition assumée produit un effet d'inquiétante étrangeté, comme si on assistait à une psychanalyse". C'est par exemple l'effet que fait la bouche de Métro place Colette d'Othoniel ou le centre Beaubourg avec la fontaine de Niki de Saint Phalle. "Tu crois t'engager dans une bouche de métro, et c'est dans la crasse soufrée et nauséabonde d'un anus retourné en parure de vieille princesse décadente que tu t'enfonces sans le savoir". "La fontaine de Niki, ce sont les séquelles d'un inceste."

Ce livre peut parfois s'apparenter à une psychanalyse de Paris, avec l'interprétation de ses symboles et de ses névroses. D'ailleurs, l'auteur en profite également pour réaliser sa propre introspection sur l'amour. Dans sa flânerie, il s'adresse sans cesse à sa chère et tendre. Il partage avec André Breton cette idée que "l'on ne tombe pas amoureux, que cela n'a rien d'une chute et que l'opération par laquelle l'amour germe dans nos cœurs relève bien davantage du jeu de piste ou de la chasse au trésor." "On suit des signaux énigmatiques dans la nuit qui nous font dériver de notre trajectoire ordinaire et nous guident à travers les territoires de l'imaginaire et du fantasme, oui pour moi l'amour a toujours ressemblé à une dérive psychogéographique". D'ailleurs, lorsqu'il descend dans les souterrains infernaux de la libido (une sorte de bar glauque et un peu libertin), il comprend que "l'amour est d'une force supérieure à la sexualité, quoi qu'en disent les insensés". L'amour est comparable aux "formes extérieures de la ville, ses surfaces claires, les façades, les vitres avec la clarté des réverbères, (...) une civilisation, un univers de symboles maîtrisés, une victoire de la vie et non un abandon au néant."

Néanmoins, dans sa nervosité universelle, Paris, comme toutes les capitales, propose à la fois l'amour et le néant. A nous de choisir le chemin le plus agréable et instructif.

Un livre à parcourir à travers un itinéraire riche, mais cloisonné entre les 1er et 6ème arrondissements, composé de plus de 40 chapitres passionnants.

Voyage au centre de Paris, Alexandre Lacroix, version poche J'ai lu, 2014 (382 pages, 8€).


Rédigé par Marjorie Rafécas le Mardi 1 Novembre 2016 à 23:37 | Commentaires (0)

LIVRES PHILous

Jeudi 22 Septembre 2016

Francis Métivier, par son titre Liberté inconditionnelle qui détonne, fait un pied de nez à la tendance actuelle qui consiste à proposer des livres "mode d'emploi" pour accéder au bonheur ou à la joie. Point étonnant pour ce philosophe rock 'n' roll (auteur de Rock'n philo) de ne pas souscrire à toute cette mollesse monotone autour du bonheur. Il dénonce d'ailleurs cet éloge de la joie qui a tendance à déformer la théorie de Spinoza, qui se retrouve être le philosophe star de la joie... Alors qu'en réalité, la joie spinoziste tend vers Dieu.


Arrêtez de chercher le bonheur, soyez désinvolte !
Aujourd'hui, tout est centré sur cette quête du bonheur. Même au travail, on crée des métiers exotiques de "chief happiness officer" pour valoriser le bien-être en entreprise. On mesure même le bonheur intérieur brut des pays... Mais on se préoccupe de moins en moins de notre degré de liberté. "Le bonheur est au fond un concept très contemporain. L'homme dans l'histoire de la pensée, s'est interrogé sur le soulagement, l'ataraxie, l'absence de douleur". Or, de nos jours, la philosophie, pour se faire aimer, s'est transformée en marchande du bonheur. "Le bonheur est devenu une grande surface commerciale où poussent les rayons "joie", "bien-être", "connaissance de soi" ou "beauté"." C'est la frénésie des faux philosophes et du retour de la caverne de Platon. Pourtant notre société a tendance à réduire tout doucement nos petites libertés, en les traçant subtilement dans le magma sans fin du big data. Même l'informatique réduit notre espace en le codant. Francis Métivier a donc raison d'attirer notre attention sur la liberté. Rien n'est acquis. Les révoltes sociales ont surtout émergé pour la liberté, non pas pour le bonheur. La liberté est grandiose, alors que le bonheur est quelque chose de plus intime et subjectif.

Nous sommes dans l'ère du "bonheur contenu". Pour illustrer ce type de bonheur, l'auteur évoque les propos de Zizek, la "permission de jouir dans le pseudo-infini d'une consommation fermée". "Bois tout le café que tu veux. Mais si et seulement si celui-ci est décaféiné. La liberté du café décaféiné à volonté parce qu'on a retiré à la substance". Tout est permis, mais à condition que cela soit sous contrôle.

Autre inconvénient de cette quête absolue du bonheur, ce dernier pousse parfois à trop de comparaison. Quand on est libre, on ne se compare à rien, puisque que l'on est affranchi des injonctions. "Le bonheur dont l'envie ne vient pas de moi se heurte à deux maux : la comparaison et la jalousie." En témoignent les réseaux sociaux : montrer son bonheur, "ce comportement rend heureux, oui... mais deux minutes seulement". Cela revient à la théorie d'Elsa Godart qui souligne qu'interrompre sa jouissance pour poster un selfie, ce n'est plus jouir... "Ce sentiment de compétition sociale tue à la fois la liberté et le bonheur"

Voulons-nous alors donner raison à Schopenhauer qui nous condamne à demeurer des êtres de désir, englués dans le manque et la frustration, soit dans le déterminisme d'une souffrance certaine ? Ou au contraire, ne serait-il pas plus judicieux d'essayer de penser en être libre ?

L'auteur nous invite à être désinvolte. "Etre désinvolte, c'est laisser le temps s'écouler, s'en branler que le temps s'écoule, et ne pas s'en cacher, faire passer le temps au sens strict. Etre détaché du monde et de soi." Il faut savoir que le mot désinvolture vient du latin volvo, qui signifie "rouler, dérouler, développer". C'est accepter d'être en roue libre, le freewheeling. Mais pour arriver à ce stade, il faut avoir beaucoup pédaler.. Diogène était désinvolte dans son tonneau. Il faut refuser de céder aux injonctions honteuses. "Le désinvolte se moque de la vérité". C'est le contraire de l'hyperactivité dans laquelle nous entraîne la société actuelle, qui frise le burn out. On ne peut pas changer le monde, mais on peut construire partiellement son monde.

Chose importante que l'on a tendance à nier : pour être libre, il faut se confronter à l'idée de la mort. Faire comme si elle n'existait pas n'est pas une attitude responsable La mort a été pendant des siècles le principal sujet des philosophes. La mort est le sujet dont découlent les vraies questions philosophiques. On ne peut en faire abstraction.

Vaut-il mieux alors mourir libre ou heureux ? Mourir debout ou vivre à genoux ? Les grands hommes n'ont pas peur de la mort car ils savent que la liberté est plus précieuse qu'un petit bonheur moelleux.

"Notre liberté humaine est notre transcendance", comme le rappelle l'auteur. C'est la liberté qui nous rend humain. Même si la liberté est une quête difficile, voire un combat permanent.
Un essai à lire pour se réveiller et se confronter aux vraies questions.

Liberté inconditionnelle, Francis Métivier. Pygmalion, 2016.

Rédigé par Marjorie Rafécas le Jeudi 22 Septembre 2016 à 07:39 | Commentaires (0)

Faut-il s'inquiéter des selfies ? C'est la question que s'est posée Elsa Godart, docteur en philosophie et psychanalyse, à travers son dernier livre publié récemment Je selfie donc je suis.
Derrière le phénomène superficiel du selfie, se cache en réalité un changement radical de notre rapport au monde et aux autres.


Selfies et émoticônes, halte à la standardisation des émotions
Cette nouvelle communication facile et instantanée constituée d'images et de photos peut mettre à rude épreuve notre capacité à supporter la frustration et à s'ouvrir aux autres. Ce n'est pas la première fois que des spécialistes en psychologie nous alertent sur cette nouvelle tendance sociétale. Samuel Dock et Marie-Hélène Castarède l'ont déjà fait dans leur essai Le nouveau choc des générations où ils dénoncent qu'une communication basée exclusivement sur l'image élimine l'intériorité et la vie psychique. Trop d'images uniformisent les émotions. Le corps ne peut remplacer la pensée (cf. notre article Le nouveau choc des générations aura-t-il lieu ? )

La tendance de l'a-lien-ation : comment rencontrer l'autre ?

Les SMS sont souvent malheureusement trop spontanés, irréfléchis, compulsifs. Propulsés dans l'ère du vide à la vitesse de la lumière, ils permettent de faire autant de déclarations d'amour sans jamais s'engager. Aujourd'hui, les émoticones, les selfies, les sextos, peuvent permettre en une seconde de déclarer sa flamme. Les téléphones portables ont véritablement modifié notre rapport au monde affectif. L’amour est en pleine mutation. "Il s’est mis à l’heure du non-engagement et de la superficialité, accentué par la modification de notre rapport au temps et à l’espace". Ce sont nos téléphones portables qui sont aujourd’hui nos plus fidèles partenaires. Nous sommes parfois comparables à des "a-lien-és". Des aliénés vis à vis des autres, de nous-même et surtout de la vie. Si on s'en tient au site du Beautiful Agony, même la "petite mort" est selfisée. Or comme le fait remarquer fort justement Elsa Godart, photographier la jouissance en pleine jouissance, n'est-ce pas finalement interrompre cette jouissance ? "Au lieu de vivre des moments réels, nous avons tendance à nous oublier dans le virtuel." L’onanisme selfique est révélateur d’un comportement hypermoderne très inquiétant : "désormais nous cherchons notre jouissance en dehors de l’autre, je jouis de moi et par moi ! L’autre n’est plus appréhendé comme partie possible venant à la rencontre de moi-même."
Le risque est de consommer de la relation, de l'offre virtuelle en images aseptisées, avec indifférence sans jamais accéder à un "réel émerveillement", à ces moments parfaits qu'évoquait Jean-Paul Sartre au siècle dernier... Si l'on s'en réfère à l'application Tinder qui permet de faire défiler les profils des utilisateurs selon le sexe et la position géographique, quel goût peut avoir ce type de relation éphémère ? Le règne de l’eidôlon (image en grec) s’impose dans l’offre virtuelle, tellement exponentielle que le choix devient impossible. On a perdu le sens de l'engagement. Or n'oublions pas que l’engagement est aussi un renoncement et que ce dernier est l’expression de notre liberté.
Si nous ne savons plus renoncer, sommes-nous encore libres ? D'où le choix pertinent de l'auteur du mot "aliéné" pour décrire le phénomène du selfie, qui aboutit à une diminution progressive de notre liberté, de notre capacité à nous lier aux autres, et accessoirement, à l'étouffement de notre moi authentique.

Vers une normalisation émotionnelle

Elsa Godart traduit ce nouvel ère de l'image numérique par l'eidôlon, l'image en grec qui s'oppose au logos, le discours rationnel et structuré. Toutes ces images postées sur les réseaux sociaux n’ont pas pour vocation d’être interprétées. Quel est l'objectif d'un selfie ? En dehors de celui de compter le nombre de "like" ou de petits émoticônes en forme de coeur. Les commentaires sont rarement florissants. Les échanges sur le Net à l'aide d'emoji rendent alors le langage essentiellement affectif. "Les emoji réduisent notre champ émotionnel en le systématisant. L’emoji discrédite toute poésie. Il n’est plus question de chercher au plus juste et au plus profond de soi. Les émoticônes condamnent le sujet à une normalisation émotionnelle et annihilent toute forme de singularité.". C'est principalement ce conformisme émotionnel qui doit nous alerter, car cette uniformisation des sentiments ne tend-il pas à tuer l'individu ? Et les célèbres maximes philosophiques "Connais-toi toi-même" et "deviens ce que tu es". La maïeutique se meure à l'heure de la selficisation... L'auteur voit juste : le passage d’un mode rationnel à un monde émotionnel nous replonge alors tout droit dans la caverne platonicienne.
Cette uniformisation des émotions peut être d'ailleurs illustrée par la mise au point d'un dernier algorithme pour décrypter sur Instagram les comportements et la santé mentale des utilisateurs. Ceux qui posteraient des photos de chats auraient des tendances dépressives (cf. La dépression visible sur les photos Instagram : attention à vos lectures ). Si un algorithme peut analyser nos états d'âme juste à travers des photos, il y a alors de quoi s'inquiéter, car nous ne sommes pas loin de la robotisation...


Le danger paradoxalement de l'ultra connexion : se sentir seul au monde


Le selfie reste un acte solitaire et nous place dans une situation d'attente vis à vis des autres. On consulte compulsivement son smartphone au moindre "like". Et souvent, il n'y a pas la moindre amorce d'un dialogue. Pas un seul mot. C'est l'ère du vide. On se consume doucement. Or, comme le rappelle l'auteur, la vie est de l'autre côté de la fenêtre, ces rues où des visages s'illuminent, ces bouches où émanent des voix chaudes, douces et humides, le monde des vivants tout simplement. Finalement, le selfie, n'est-ce pas la mort de soi et des autres ?

Le selfie rend-il néanmoins possible une nouvelle forme de créativité ?


Restons toutefois optimistes, il ne s'agit pas de tout rejeter en bloc. Laissons peut-être le bénéfice du doute aux selfies, comme le suggère l'auteur. Les images, accompagnées d'un regard critique et d'une prise de recul avec des "mots", peuvent peut-être faire émerger une nouvelle révolution esthétique.
Les photos peuvent nous rendre plus créatifs, à condition de les utiliser dans un objectif précis et de les "logo-tiser".

Au risque sinon de sombrer dans le : je selfie donc je ne suis pas !

Je selfie donc je suis, Elsa Godart, 2016, Albin Michel.



Rédigé par Marjorie Rafécas le Mardi 13 Septembre 2016 à 07:35 | Commentaires (0)

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Marjorie Rafécas
Marjorie Rafécas
Passionnée de philosophie et des sciences humaines, je publie régulièrement des articles sur mon blog Philing Good, l'anti-burnout des idées (http://www.wmaker.net/philobalade), ainsi que sur La Cause Littéraire (https://www.lacauselitteraire.fr). Je suis également l'auteur de La revanche du cerveau droit co-écrit avec Ferial Furon (Editions du Dauphin, 2022), ainsi que d'un ouvrage très décalé Descartes n'était pas Vierge (2011), qui décrit les philosophes par leur signe astrologique.




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