FRANCOISE C.*

28/10/2007

Campement


Comme elle aime être réveillée par un cahot plus brutal qui heurte le balancement rythmique de la roulotte. Enfouie sous les couvertures aux couleurs délavées, elle tend l'oreille. Tout le monde somnole encore. Seul papé est sorti, si proche pourtant, son ombre dédoublée par le cadre rigide qui tend la lourde bâche. C'est toujours lui qui harnache les deux chevaux et les attelle. Sans faire le moindre bruit, semble-t-il, ou alors des bruits si familiers qu'ils se fondent avec ceux qui enveloppent chaque nuit les craquements autour du campement, quand ils sont loin de toute agitation citadine. Elle écoute et elle a envie de sourire: rien à entendre? si, bien sûr; les respirations de chacun qu'elle saurait reconnaître entre mille à leurs petits chuintements si personnalisés, quelques soupirs innocents qui crèvent dans le sommeil de sa petite soeur comme une bulle. Là, tout près, de l'autre côté de la bâche qui ne laisse passer aucune couleur, à peine une douceur blanchâtre adoucie qui incite au réveil , elle devine l'asphalte de la route au bruit caractéristique du cercle de fer des roues.
Aujourd'hui, ils se rendent à la foire de Valence. Ils y séjourneront deux semaines comme tous les ans en novembre. Le retour dans l'école qui les a accueillis l'an dernier la remplit d'appréhension et de joie mélangées. Elle garde soigneusement dans un coffre les cahiers de l'an passé. Peut-être retrouvera-t-elle la petite fille aux tresses blondes qui avait accepté qu'elle s'assoie à côté d'elle? Elle a lu tout ce qu'elle a trouvé malgré les regards désapprobateurs de sa grand-mère. Pourquoi ce refus sans nuance des gadjo par les plus anciens? Elle vivra toujours dans une roulotte, épousera un des siens, reprendra le travail d'étamage puisqu'il n'y a pas de garçon dans sa famille. Mais ça non, ne pas exclure le commerce, parler, échanger, accepter les différences, partager le plaisir d'apprendre, échanger quelques herbes aromatiques et les recettes qui les font embaumer de la même façon au travers d'une fenêtre de cuisine ou d'une porte de roulotte.... Grand-mère est excessive, il faut vivre avec son temps. Elle le sait bien d'ailleurs; elle a accepté de peindre le couvercle du coffre à livres et cahiers. Elle était très embarrassée de n'avoir qu'un reste de vert plutôt doux et ce jaune pâle qui en semble une nuance atténuée. Elle a peint une euphorbe polychrome aux pétales si délicats, au feuillage si précis qu'il est bien certain qu'elle participait sans rien en dire à la mise à l'abri des trésors de la jeune fille. Comme elle était savante sur ces fleurs de jardin qu'elle ne posséderait jamais dans sa vie itinérante. Où avait-elle appris leurs noms? Impossible de le lui faire dire!
En fin de journée, les voilà arrivés. Les adultes installent le campement à l'emplacement réservé. Ici, il n'est pas loin du village. Lundi, elle partira avec les enfants du quartier, s'ils l'acceptent ou elle les suivra de loin avec un air d'assurance tranquille qu'elle espère garder quoi qu'il arrive. Sa mère sera déjà passée à l'école avec tous les papiers qu'elle ne sait pas lire mais qu'elle met un point d' honneur à présenter sans l'aide de sa fille, parfaitement complets, d'une présentation irréprochable.
Ce soir, c'est jour de fête, manèges en tous genres et feu d'artifice. Elle choisit une jupe longue fendue sur le côté et une blouse fleurie qui met en valeur ses épaules et sa gorge naissante; ni provocante, ni indécente - les parents et les cousins ne plaisantent pas - . Elle part rejoindre ses deux amies de la roulotte voisine et les voilà sur la place du village. Elles écarquillent les yeux devant le manège dernier cri qu'elles n'avaient jamais vu, même dans les catalogues les plus récents de la profession mais leur bourse est bien plate et la file d'attente bien longue.
Demain peut-être, arrivera-t-elle à convaincre une villageoise qu'elle lit les lignes de la main et qu'elle peut lui prédire un avenir heureux pour une pincée de piécettes. Ainsi le manège sera pour elle aussi.
L'heure du retour est fixée de trop de bonne heure pour toutes les jeunes filles du monde, mais il n'est question ni de discuter ni de désobéir. Elles ne restent pas longtemps devant l'estrade de l'orchestre aux éclats prometteurs, personne n'ose les inviter et elles ont vite épuisé le plaisir de danser ensemble dans un angle de la piste. Lundi, elle ira à l'école comme tous les jeunes qui tourbillonnent autour d'eux. Elle pourra croire qu'elle est comme eux, puis dans quinze jours, au moment du départ, malgré la nostalgie d'une vraie scolarité, elle repartira vers d'autres découvertes, pas eux.

Capbreton, novembre 2007, Françoise C.






Pascale Madame Martin-Debève
Rédigé par Pascale Madame Martin-Debève le 28/10/2007 à 12:07