http://bteysses.free.fr/espagne/Fabien%20en%20Aragon%20A.htm
" Aragon... 19 mars 1938. Accroupi derrière un buisson je fouille avec mes jumelles l'orée d'un petit bois qui, à 200 mètres à ma gauche, termine le plateau de Mira-Flores. A ma droite, caché par une colline, se trouve le village de... que, depuis trois jours et trois nuits, les fascistes attaquent sans arrêt, il ne reste plus une maison debout mais, dans les ruines, un bataillon de Garibaldiens continue de résister. A 1 kilomètre environ derrière nous, camouflée par un bosquet d'arbres, une batterie de 76 mm, servie par des antifascistes allemands, répond coup pour coup à l'artillerie de la "Légion Condor". Toutes les deux minutes avec une émouvante précision, les obus passent en sifflant au-dessus de nos têtes et vont se perdre derrière ce petit bois que je scrute attentivement. " Dans la nuit, sur un ordre du commandant Oussidum, je suis venu occuper avec ma section cette petite hauteur qui, surplombant légèrement le plateau, protège ainsi tout le flanc gauche du 9e bataillon qui défend le plateau et la route de Maella. A quelques pas de moi, deux Français mettent en batterie une mitrailleuse Maxim que le commandant du bataillon vient de m'envoyer en renfort. Apres avoir vérifié les objectifs de tir de la "mit", je cours, courbé en deux, vers l'autre bout de ma section. Quand je passe près du FM (le seul que possède ma section) je m'arrête et parie avec le tireur. C'est un jeune gars de dix-neuf ans, de Marseille... Onze mois de front, deux blessures. Avec lui, je sais que le fusil mitrailleur est dans de bonnes mains.
" Depuis une heure, nous attendons le déclenchement de l'attaque que les fascistes préparent et dont nous avons été avertis par l'observatoire de la Brigade. Chaque volontaire a, pour se protéger, creusé avec son casque et la baïonnette, une espèce de fosse, profonde de quelques dizaines de centimètres, la terre rejetée devant former un petit talus... Chacun attend, allongé dans son trou, le doigt sur la gâchette de son fusil, les grenades à portée de la main. Toute la matinée, l'aviation fasciste a déversé des tonnes de bombes sur le village et sur nos positions. Tout à l'heure, un avion de chasse Messerschmitt (allemand) est venu nous mitrailler. Mal lui en a pris car il a été abattu par la "mit-anti-aérienne" du bataillon. Enfin, l'artillerie allemande qui tire depuis ce matin diminue progressivement son tir. Au contraire, notre artillerie précipite sa cadence, les obus volent à une folle cadence au-dessus de nous. Notre artillerie tire à présent devant le petit bois où elle forme un barrage. Je regarde ma montre qui marque 17 h 30, le soleil se couche à l'horizon. Sur toute la ligne, les armes automatiques de l'ennemi entrent en danse. De notre côté, personne ne tire encore. La position que j'occupe avec mes hommes est isolée du reste du bataillon par deux routes qui passent en contrebas, à gauche et à droite de notre promontoire. Nous avons ordre de tenir jusqu'au dernier homme ; de ces deux routes, l'une vient du village et va à Maella, l'autre vient d'Alcaniz et va rejoindre, un peu plus loin, la première.
" A 800 mètres, sur la route d'Alcaniz, un tank allemand ou italien avance vers nous. Je donne au FM l'ordre de tirer à balles antitank dès que celui-ci sera à portée. Je vois au loin sur notre gauche des hommes sortir du bois et qui se dirigent vers nos lignes, le fusil à la main. Ils avancent Par bonds successifs. Au même instant, un agent de liaison du bataillon me donne l'ordre d'ouvrir le feu. Je donne aussitôt la hausse et l'ordre de tir pour toute la section. En Quelques minutes, le bruit devient infernal, les balles sifflent de tous côtés. Je suis près de la "mit" qui crache sans arrêt ses courtes rafales, un buisson me cache jusqu'aux épaules, j'ai un genou en terre et j'examine, avec mes jumelles, la progression de l'ennemi ; les hommes, retranchés dans leur trou, chargent leur fusil et tirent tranquillement sur les objectifs que je leur désigne. Je regarde de nouveau ma montre, il est 18 h 15... Je me lève pour aller m'abriter dans mon trou qui est à quelques mètres, je fais un pas, pousse un cri et tombe en me tenant le ventre de mes deux mains... Je reste quelques instants immobile, suffoqué comme lorsqu'on reçoit un coup au creux de l'estomac. A peine à 100 mètres, le tank continue son tir meurtrier, tout autour de moi je vois les balles ricocher sur les cailloux. Je rampe péniblement vers mon trou, le tank dirige une nouvelle rafale sur moi et je ressens une vive douleur dans la cuisse et dans le bras gauches. J'entends les explosions des paquets de dynamite que mes "antitankistes" lancent contre le monstre d'acier, je sens le sang qui coule dans ma botte et aussi de mon bras... encore un dernier effort et je tombe, épuisé, dans ma fosse. Je me couche sur le dos, je sors mon pistolet de la gaine et j'attends, en regardant le ciel qui est bleu, aucun nuage ne le traverse, il fait très chaud. Je souffre horriblement du ventre. Je veux regarder l'heure mais je m'aperçois que la balle qui m'a brisé le poignet n'a pas non plus épargné ma montre. J'entends encore distinctement le "tac-tac" de notre "mit" et du FM mêlé aux explosions de grenades, puis mes oreilles commencent à bourdonner et je sombre insensiblement vers le néant. "
19 mars 1938. Front Aragon. Espagne
Pierre Georges, qui deviendra, dans la Résistance française, le Colonel Fabien
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