"La vérité est pareille à l'eau, qui prend la forme du vase qui la contient" (Ibn Khaldoun) /// «La vérité est le point d’équilibre de deux contradictions » (proverbe chinois). /// La vérité se cache au mitan du fleuve de l'info médiatique (JM).

Le site Herodote.net  (https://www.herodote.net)  propose, en date du 23/02/2022 sous le titre "​La tragique Histoire des Pieds-noirs" un dossier exhaustif sur l'histoire des "Pieds-noirs" d'Algérie.
Dans la mesure où ce dossier présente cette histoire d'une manière (comme à l'accoutumée pour ce site)  "équilibrée", il fait l'objet d'une reproduction  intégrale.

LA TRAGIQUE HISTOIRE DES "PIEDS-NOIRS" 
 
 
Le rêve d’un peuple métissé était-il possible ? Européens et indigènes musulmans pouvaient-ils surmonter leurs différends pour établir un partage équilibré des terres et du pouvoir en Algérie ? Beaucoup ont nourri cet espoir qui s’est fracassé sur une guerre qui a vu arriver en métropole les « pieds noirs ».
 
L’historien Pierre Michel retrace l’histoire de la présence française en Algérie, ses moments de communion entre communautés, trop vite dissipés, et le drame final d’une cohabitation qui n’a jamais dépassé le stade de la domination.
 
  • Naissance du peuple « Pieds-noirs »
  • « Pieds-noirs » et Musulmans
  • Fin du peuple « Pieds-noirs
 
 

Algérie

Naissance du peuple « pieds-noirs »

Étrange et dramatique destin que celui du peuplement européen de l'Algérie  sous domination française entre 1830 et 1962. Un peuplement par vagues ayant concerné des centaines de milliers de personnes originaires de France métropolitaine, d'Espagne, d'Italie, de Malte et des Baléares dans leur grand majorité mais provenant aussi d'horizons plus éloignés.

Un peuple méditerranéen métissé qui sera sur le tard appelé « pieds-noirs » (dico) et dont ne reste pas même une communauté résiduelle dans l'Algérie d'aujourd'hui. Une population disparue dans un décor qui lui a souvent survécu, à l'état plus ou moins ruiné dans les campagnes ou maintenant plus ou moins délabré dans les villes. Sans oublier la pathétique présence de cimetières à l'abandon, disloqués, éventrés, rejoignant un néant définitif sauf en quelques sites.

La disparition d'un peuple de sa terre d'origine, sa transportation, son exil ou sa destruction font partie des tragiques récurrences de l'Histoire. Le « rapatriement » des Européens d'Algérie appartient à cette liste. Il n'a pas été le plus sanglant mais certainement l'un des plus complets et définitifs de ceux survenus après la Seconde Guerre mondiale. Encore faut-il comprendre les raisons qui l'ont rendu si radical.

Michel Pierre

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Vue du fort de Mers El-Kébir, Pierre-Émile Berthélemy, 1847, Paris, musée national de la Marine. Agrandissement : Vue de la baie d'Alger aujourd'hui (Photo : Michel Pierre) .

« Par le glaive et la charrue »

Aux lendemains de la prise d'Alger  faite sous le drapeau blanc de Charles X, le gouvernement du roi Louis-Philippe, qui vient d'y installer le drapeau tricolore, est hésitant sur le devenir de la conquête. Les économistes libéraux y voient un gouffre financier mais les « colonistes », les Chambres de commerce de Lyon et de Marseille, les chefs militaires (dont le maréchal Soult, ministre de la Guerre), qui avaient connu les gloires de l'Empire, et maints organes de presse n'ont nulle envie comme l'écrit le littérateur Arthur Ponroy de rendre « aux barbares et aux corsaires tout un coté du lac français ».

Pendant des années, il n'y a pas de projet politique précis sur ce qui, avant d'être dénommé « Algérie » en 1837, est alors nommé « possessions françaises dans le nord de l'Afrique ». Alexis de Tocqueville  imagine d'y voir des Français s'installer pacifiquement aux côtés des Arabes et établir « avec eux un lien durable et à former enfin des deux races un seul peuple ». Il croit  que cette union sera facilitée par un déclin de la foi musulmane favorisé par l'évolution économique à venir. Pour l'heure, en ces premiers temps de la présence française, ce sont surtout des négociants, des cabaretiers et des civils habitués à suivre les armées en campagne qui gagnent Alger et Oran.

En février 1841, le général Bugeaud  nommé gouverneur général proclame son soutien aux « colonisateurs » auxquels il promet ses « conseils d'agronome » et ses « secours militaires » car « il faut que les Arabes soient soumis, que le drapeau de la France, soit seul debout sur cette terre d’Afrique » et que « partout où il y a des bonnes eaux et des terres fertiles, c’est là qu’il faut placer les colons, sans s’informer à qui appartiennent les terres, il faut le leur distribuer en toute propriété ».

Vue de Tipasa (Algérie), site archéologique qui conserve les ruines d'une ville romaine, classé patrimoine mondial de l'humanité par l'UNESCO en 2021 (Photo : Michel Pierre). Agrandissement : Mausolée royal de Maurétanie, monument de l'époque numide, situé à Sidi Rached, dans la wilaya de Tipaza.

En attendant les colons civils, Bugeaud, féru d'histoire romaine comme nombre de ses officiers, rêve de la devise Ense et aratro (« Par le glaive et la charrue »). En 1837, il avait déjà créé dans la région d'Oran une colonie de 55 hectares à base de concessions accordées à des militaires. En fait, ces derniers les avaient affermées à des jardiniers essentiellement espagnols. Pour l'officier et historien Corneille Trumelet qui sert en Algérie de 1851 à 1875, ces soldats étaient plus adeptes de cours « d'absinthologie appliquée » que de traités d'agriculture.

Pendant toute la monarchie de Juillet, l'arrivée de nouveaux migrants est encouragée par une politique d'expropriations pour cause d'utilité publique suivie de concessions de terres. Fin 1845, la population européenne est estimée à près de 100 000 habitants dont on déplore que la provenance ne soit pas exclusivement française mais venant « indistinctement de tous les pays riverains de la Méditerranée ».

On s'inquiète aussi de faire venir des femmes nécessaires à « la constitution de la famille et de la moralisation des individus » comme le précise un rapport du ministère de la Guerre. Mais pour conquérir les terres nécessaires à la venue d'agriculteurs, il faut achever la conquête. Et l'on sait combien elle s'est faite violente vers l'Est avec la prise de Constantine en 1838, vers l'Ouest face à Abd el Khader, jusqu'en 1847, au sud avec la prise des oasis de Bou Saâda, Laghouat et Touggourt au milieu du siècle sans oublier la conquête de la Kabylie plus ou moins achevée en 1858.

Prise d’assaut de Zaatcha par le colonel Canrobert, le 26 novembre 1849, Jean-Adolphe Beauce, 1856, Château de Versailles. Agrandissement :  Reddition d'Abd-el-Kader, Augustin Regis, 1847, Chantilly, musée Condé.

Partout, il s'agit de conquérir par la force et d'inspirer la terreur. Comme l'écrit le lieutenant-colonel de Montagnac, il s'agit « d'anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens ». Une œuvre à laquelle il s'emploie avec ferveur comme il le mentionne dans une lettre à sa sœur du 2 mai 1843 : « Nous battons la campagne, nous tuons, nous brûlons, nous coupons, nous taillons, pour le mieux dans le meilleur des mondes. »

Ceux qui condamnent ces pratiques, tout particulièrement les « enfumades »  de 1845 de tribus entières réfugiées dans des grottes sont traités par Bugeaud d'adeptes d'un « dévergondage d'humanité antipatriotique ».

Un avenir de vengeance

Les confiscations de terres, la pratique du « refoulement » préludent à l'installation de nouveaux colons non sans qu'éclatent sporadiquement des révoltes comme en 1860 dans le Hodna mais aussi dans les Aurès et le Sud Oranais.
Le Général Duvivier mort à Paris, le 8 juin 1848, Paris, BnF, Gallica.Quittant l'Algérie en 1841, le général Duvivier, qui participa à la prise d'Alger en 1830 et à celle de Constantine en 1838, anticipe sur un avenir de vengeance :
« Ces hommes, à la foi si vive, défendent ce que les hommes possèdent de plus vénérable : leur religion, leur nationalité, leur indépendance de l'étranger, et les tombeaux de leurs pères ; leur cœur est déchiré par la haine et par la vengeance au souvenir ineffaçable de la mort de leurs parents, de la destruction de leurs douars et de leurs troupeaux, de l'enlèvement de leurs femmes et de leurs filles. »
Ce même officier supérieur en une forme de fulgurance sur l'avenir considère que la soumission absolue de l'Algérie n'est possible qu'en maintenant sur place « six cent mille hommes constamment renouvelés ». Ce qui sera presque le chiffre des effectifs nécessaires au « maintien de l'ordre » un siècle plus tard…

Un premier peuplement

Au premier janvier 1847, l'Algérie compte un peu plus de 47 000 français et 62 000 étrangers dont plus de la moitié sont des Espagnols majoritairement établis en Oranie. Les Maltais qui sont près de 9 000 à la même date s'implantent dans la région de Bône et le Constantinois où s'installent également des Italiens. Une partie seulement de ces immigrants deviennent colons ruraux mais peu parviennent à une forme d'aisance. Seuls quelques grands domaines employant ouvriers et métayers s'avèrent de bon rapport, au prix de gros investissements.

Une nouvelle page s'ouvre à partir de 1850 avec l’extension de la viticulture. Elle est stimulée par la loi du 11 janvier 1851 qui accorde l’entrée en franchise des produits agricoles de l’Algérie sur le territoire métropolitain. Des vignerons originaires du Languedoc s’installent en nombre et la Banque de l’Algérie soutient les investissements mais face à la reconstitution rapide du vignoble français, la crise atteint une production mal maîtrisée.

Façade des usines Bastos d'Oran au XIXe siècle. Agrandissement : Publicité pour la marque de cigarettes, CDHA (Centre de documentation Historique sur l'Algérie, Maroc et Tunisie)..La plantation d'oliveraies est également stimulée ainsi que la culture du tabac passant de 3 planteurs en 1844 à 1 680 en 1853. Dès 1838, Juan Bastos né à Malaga en 1817 fonde à Oran une première manufacture de cigarettes qui porte son nom et dont la production se diffuse des deux côtés de la Méditerranée. Au point que l'armée en devient cliente pour ses troupes d'Afrique du Nord et que, par glissement de sens et de comparaison entre les paquets de cigarettes et ceux de cartouches, la « bastos » ne devienne un terme d'argot pour désigner la balle de fusil.

Toutes les villes connaissent une rapide croissance. Oran atteint près de 28 000 habitants dont une communauté juive de près de 5 000 personnes dont le monde de vie se rapproche, année, après année, de celui des nouveaux arrivants. Constantine, par contre, demeure une ville où les Européens sont très minoritaires, représentant en 1847, à peine deux mille habitants pour 19 000 « indigènes musulmans » selon la nomenclature du temps. À Alger, la population passe de 21 000 habitants en 1842 à 43 000 quatre ans plus tard.

Napoléon III au balcon de la sous-préfecture de Mostaganem (département d'Oran, Algérie) saluant les colons français et les Arabes lors de sa visite officielle le 20 mai 1865, Le Monde Illustré.

Napoléon III et le « royaume arabe »

Parvenu au pouvoir en 1851, informé par les rapports et les notes, Napoléon III  n'ignore rien de la brutalité de la colonisation. En 1860, il donne pour directives au maréchal Pélissier  nommé gouverneur de « rassurer » les Arabes en leur concédant des terres, en préservant celles qu'ils possèdent et en les attirant dans « les plaines fertiles ».

Le 22 avril 1863, un Sénatus-consulte est promulgué qui précise dans son article Ier que « La France reconnaît aux tribus arabes la propriété des territoires dont elles ont la jouissance permanente et traditionnelle. » Cette même année, Napoléon III rappelle que l'Algérie est « un royaume arabe » dans lequel « Les indigènes ont comme les colons un droit égal à ma protection, et je suis aussi bien l’empereur des Arabes que l’empereur des Français »

Après un premier voyage en Algérie interrompu après deux jours en septembre 1860 car l'impératrice doit se rendre à Madrid au chevet de sa sœur ainée mourante, l'empereur y revient du 1er mai au 7 juin 1865 pour le plus long voyage jamais réalisé par un chef d'État français en Algérie.

Visite de Sa Majesté l'Empereur à la Casbah d'Alger, 1865, Paris, BnF, Gallica.

Dès son retour à Paris, dans une lettre du 20 juin, il rappelle au gouverneur général Mac-Mahon la triple vocation de l’Algérie qui doit être « un royaume arabe, une colonie européenne, un camp français ». Le 14 juillet 1865, un décret est promulgué ouvrant la citoyenneté française aux musulmans d’Algérie mais qui doivent pour cela, renoncer à leur statut coranique, ce qui est inenvisageable pour la quasi-totalité d'entre eux.

Sensible à la situation de la colonie, Napoléon III tente aussi de faire parvenir des secours dans les années 1865-1868 à un pays affrontant une série de calamités : invasions de sauterelles, récoltes désastreuses, choléra et tremblements de terre. Ces maux avaient été récurrents sous la période ottomane mais il est incontestable que la situation coloniale n’aide pas à les résoudre. La confiscation de terres, la désorganisation de l’économie traditionnelle, l’introduction de la fiscalité en numéraire jouent leur rôle dans la faible résistance des populations à la disette puis à la famine.

La façade Ouest de Notre-Dame d'Afrique. AGrandissement : le choeur de Notre-Dame d'Afrique (Photo : Michel Pierre).

Le Second Empire est aussi la période où l'Église catholique s'implante solidement afin de rassembler les fidèles venus des divers horizons méditerranéens tout en comprenant rapidement que les rêves d'évangélisation des populations musulmanes relèvent de l'utopie.

Statue de la Vierge dans une rue d'Oran. Agrandissement : Notre-Dame de Santa-Cruz (Photos : Michel Pierre).La basilique Notre-Dame d'Afrique est édifiée de 1858 à 1865 à l'heure du dogme de l'Immaculée Conception proclamé par Pie IX en 1854. Au-dessus du chœur, la mère du Christ est invoquée par une invocation lisible de loin : « Notre-Dame d'Afrique, priez pour nous et pour les Musulmans ».

À Oran, s'est construit le sanctuaire de Notre-Dame de Santa-Cruz afin de remercier la Vierge d'avoir mis fin à une épidémie de choléra en 1850. Saint Augustin  est honoré par une basilique à Bône dont la première pierre est posée en 1881.

Partout se dressent des églises et des lieux de culte où l'on se rend en procession, au moins une fois l'an, parfois en prolongement de cérémonies issues et adaptées du terroir d'origine d'au-delà de la mer.

IIIe République : une colonie de peuplement

À la fin des années 1860, alors que l'armée et le ministère de la Guerre dominent le gouvernement de l'Algérie depuis près de quarante ans, les 200 000 Européens essentiellement présents dans les villes et dans quelques zones agricoles écoutent les récriminations des opposants au Second Empire, disposés à secouer cette tutelle en uniforme.

Par tradition et en mémoire des émeutes réprimées par des soldats souvent commandée par des officiers issus de l'armée d'Afrique, les républicains souhaitent un changement profond de la conduite des affaires algériennes. Il en est de même chez ceux qui veulent laisser le champ libre aux échanges économiques et à l'extension de la colonisation, y compris par de nouvelles mesures foncières.

L'Amiral de Guesdon par Nadar, XIXe siècle. Agrandissement : photoglyptie d'Adolphe Crémieux, Ferdinand Mulnier, 1870.Après le soulèvement en Kabylie de 1871, le nouveau gouverneur général, l'amiral de Gueydon adopte des mesures de répression tant individuelles que collectives. Les tribus révoltées subissent des confiscations de près de 500 000 hectares de terre et doivent payer de lourds dommages de guerre.

Plus lucide que d'autres, le général Lapasset redoute les conséquences de ces mesures, véritable « abîme créé entre colons et indigènes » et juge qu'il sera un jour ou l'autre « comblé par des cadavres. Pour moi, le pays est complètement perdu ; il nous échappera un jour ou l'autre. »

La IIIe République naissante marque un nouveau moment pour la colonisation européenne de l'Algérie. Tout d'abord, les décrets du 24 octobre 1870 pris à l'initiative d'Isaac Jacob Aldophe Crémieux, ministre de la Justice du gouvernement de Défense nationale, font des Juifs d'Algérie des citoyens français à part entière et ajoute ainsi près de 35 000 personnes soit plus de 13% à la population européenne du pays. Ainsi se trouve réalisé un souhait doublé d'une promesse faits au grand rabbin d'Oran par Napoléon III en 1865 : « J'espère que bientôt les Israélites d'Algérie seront citoyens ».

Avec le régime républicain, la domination politique des colons devient totale. Ils obtiennent une représentation renforcée à la Chambre des députés (six députés alors qu'ils n'en avaient que quatre depuis 1848). Ils ont l'exclusive gestion des municipalités dites de plein exercice et des trois départements. Ils savent être en accord avec le gouverneur de Gueydon qui, sans illusion, écrit dans une lettre au ministre de l'Intérieur du 6 janvier 1872 : « Il ne faut pas se le dissimuler : ce que veulent les politiciens et avec eux la grande majorité des colons, c'est la souveraineté des élus de la population française et l'écrasement, j'ose dire le servage de la population indigène. »

Auguste Hubert Warnier, Franck (François Gobinet de Villechole, dit), entre 1860 et 1890, Paris, musée Carnavalet. Agrandissement : Couverture de L'Algérie devant l'opinion publique, par Auguste Warnier en 1864, Paris, BnF.En métropole se construit l'image d'une France « trans-méditerranéenne » avec une mer qui la traverse « comme la Seine traverse Paris ». Une Algérie définitivement « française » ouverte aux immigrants et tout particulièrement aux Alsaciens-Lorrains demeurés fidèles à la mère-patrie. Une loi du 21 juin 1871 prévoit de leur accorder gratuitement 100 000 hectares mais à peine 1 500 d’entre eux tentent l’aventure.

Deux ans plus tard, le député d’Alger, Auguste Warnier est à l'initiative d'une loi favorisant la propriété individuelle en lieu et place de la propriété collective traditionnelle en milieu agricole musulman. En réalité, la délivrance de titres suite à des procédures coûteuses facilite des processus d'expropriation massive au profit de spéculateurs sans scrupule.

En juin 1881, la promulgation du code de l’indigénat enserre la majorité musulmane dans une surveillance absolue. Deviennent répréhensibles les réunions sans autorisation, les propos offensants ou les actes irrespectueux vis-à-vis d'un représentant ou d'un agent de l'autorité. Sont également punissables la dissimulation fiscale, les refus de services de patrouille ou de garde de nuit, les travaux exigés sur réquisition.

Tout un ensemble d'infractions qui sont punies d'amendes ou de jours de prison sans oublier, bien évidemment, l'assujettissement au code pénal français en cas de délits plus graves. De plus, un code forestier extrêmement rigoureux par crainte des incendies entrave l'économie pastorale traditionnelle et le nomadisme.

Cette même année 1881, Maupassant parcourant l'Algérie ressent le double pays qu'il a sous les yeux :
« Dès les premiers pas, on est saisi, gêné par la sensation du progrès mal appliqué à ce pays (…) C'est nous qui avons l'air de barbares au milieu de ces barbares, brutes il est vrai mais qui sont chez eux, et à qui les siècles ont appris des coutumes dont nous n'avons pas encore compris le sens (…) Nos mœurs imposées, nos maisons parisiennes, nos usages choquent sur ce sol comme des fautes grossières, de sagesse et de compréhension. Tout ce que nous faisons semble un contresens, un défi à ce pays, non pas tant à ses habitants premiers qu'à la terre elle-même. »

Algériens devant une habitation, photo de Jean Geiser, 1880-1890, Paris, BnF.

Deux ans plus tôt, en 1879, le journaliste Paul Bourde qui participe à une visite parlementaire avait témoigné du racisme ordinaire :
« Si un indigène ne se range pas assez vite sur le passage d’une voiture, on le cingle d’une coup de fouet accompagné de quelque mot railleur ; on dérange d’un air d’autorité les ouvriers qui travaillent pour les faire examiner par un ami ; on goûte aux fruits des étalages ; on en cueille dans les jardins en passant ; on ne résiste guère à l’envie de faire une mauvaise plaisanterie si l’occasion s’en présente. »

Quelques années plus tard, Jules Ferry  déplore à son tour, après une mission en Algérie, que les colons ne comprennent que la « compression » vis-à-vis du « peuple conquis » considéré comme « incorrigible et non éducable ». Et en conclusion, il regrette qu'il soit difficile « de faire entendre au colon européen qu'il existe d'autres droits que les siens en pays arabe et que l'indigène n'est pas une race taillable et corvéable à merci ».

Pierre tombale du frère Clément à Misserghin créateur de la clémentine, natif de Malvieille, hameau de la commune de Chambon-sur-Dolore dans le Puy-de-Dôme. Agrandissement : Fresque Histoire de la clémentine à Puisserguier, dand l'Hérault, lieu de naissance du père Abram, fondateur de l'orphelinat des petits frères de l'annonciation à Misserghin.Pour tous ceux qui glorifient l'Algérie française, tout cela a peu d'importance. Ce qui compte, ce sont les réussites de développement agricole, la viticulture, l'arboriculture, l'agrumiculture. On cite la « Clémentine » née à Misserghine en Oranie par hybridation entre le mandarinier et l'orange douce, on célèbre la création de l’École pratique d’agriculture de Rouiba, près d'Alger, devenant en 1905, l’École d’agriculture algérienne alors que se met en place d’autres initiatives locales comme l’école d’agriculture de Philippeville en 1900.

On exalte, à la veille de la première guerre mondiale, les 150 000 hectares de vignobles et la multiplication de caves coopératives tout comme on s'enorgueillit des sept millions d'oliviers recensés en 1914.

Biskra à la fin du XIXe siècle, Washington, Library of Congress.L'Algérie voit aussi se développer le tourisme et devient une destination à la mode. Ce n’est pas un hasard si Alphonse Daudet y séjourne de décembre à février 1862 pour y soigner ses bronches tout comme, vingt ans plus tard, Karl Marx, venu soigner une bronchite chronique à la pension Victoria de février à mai 1882. Il y souligne le panorama « enchanteur » et la végétation « merveilleux mélange européo-africain ».

La mode est aussi celle des oasis telle Biskra. Dès la fin des années 1870, l'Hôtel du Sahara y accueille 5 à 600 clients par an, essentiellement des Hollandais, Anglais et Allemands. De nombreux hôtels s’y sont construits ainsi qu’un casino dont les publicités vantent les « salons de conversation et de jeu » et « les danses indigènes ».

Pour les hivernants sont également organisées des courses de chevaux, des fantasias et des parties de chasse. Au début du XXe siècle, les touristes anglais sont d’autant plus friands du site que le romancier Robert Hichens en a fait le décor de son best-seller The garden of Allah (1904).

Café à Biskra, Frederick Arthur Bridgman, 1884.

En 1910, est publié le mensuel L’Algérie illustrée touristique et pittoresque. L’année suivante, un guide sur le thermalisme mentionne 33 villes d’eau en Algérie. À Paris, les élus d’Algérie exercent un réel pouvoir d’influence sur les décisions économiques et politiques. Il en est ainsi de l’importance de conforter la population européenne par rapport aux « indigènes musulmans ».

L'Algérie illustrée, touristique et pittoresque, 1er janvier 1922 et 1er janvier 1924, Paris, BnF.Dès les débuts de la IIIe République, les parlementaires algériens, en s’appuyant sur un projet de l’École de droit d’Alger de 1884, visent à l’intégration des nouveaux immigrants. En 1887, une loi précise que leur naturalisation peut intervenir « après trois ans de résidence en Algérie ». Loi conforme aux veux du Gouverneur général Louis Tirman : « Puisque nous n’avons plus l’espérance d’augmenter la population française au moyen de la colonisation officielle, il faut chercher le modèle dans la naturalisation des étrangers. »

Il est vrai qu'il faut tenir compte de l'importante fécondité des femmes d'origine espagnole, italienne et maltaise. En 1884, ces familles méditerranéennes comptent au moins de six à sept enfants alors que celles venues de France n'en comptent que de quatre à cinq avant que la natalité ne baisse après 1890.

En 1896, on compte ainsi 318 000 français dont 50 000 étrangers récemment naturalisés et plus de 200 000 nouvellement arrivés et en voie de l'être. Cette fin du XIXe siècle marque le moment où l’accroissement démographique annuel de la population européenne l’emporte sur le chiffre des nouveaux immigrants arrivés dans l’année. Le rêve ancien de faire de l'Algérie, une colonie de peuplement semble en voie de se réaliser.

Parallèlement à cette croissance de la population européenne, augmente aussi la population musulmane. Avec la fin de la guerre, des grandes épidémies, des mauvaises récoltes et des diverses calamités des années 1860, elle atteint 3 800 000 habitants en 1886 et approchera les cinq millions à la veille de la Première Guerre mondiale.

L'Eugène Péreire arrive à Alger vers 1899, Washington, Library of Congress.

Les découvertes de Louis Pasteur, d'Alphonse Laveran sur les maladies tropicales et de Robert Koch sur la tuberculose font reculer les maladies infectieuses. La mortalité infantile diminue mais en une évolution lente comme s'en souvenait Hocine Aït Ahmed dans ses Mémoires d'un combattant parus en 1983 et décrivant une situation du début du XXe siècle :
« La mortalité infantile était très élevée par chez nous, y compris dans ma propre famille. Si la colonisation avait amélioré la situation sanitaire, c'était de façon toute relative. Les grandes vaccinations avaient fait régresser le taux de mortalité infantile. On ne mourait plus de variole, mais on mourait de sous-alimentation, de malnutrition, on mourait encore du paludisme. »

Cette amélioration de la situation sanitaire de la population musulmane, célébrée parfois par certains comme un aspect « positif » de la colonisation, est en réalité lente et progressive. Ainsi dans les années 1920, la mortalité infantile demeure trois fois plus importante, de 0 à 2 ans, dans la population indigène comparativement à la population européenne.

Un rapport de révision de la classe 1926 de l'arrondissement de Mostaganem révèle chez les adultes musulmans une sous-alimentation considérée comme « permanente depuis leur plus jeune âge ». Encore en 1930, pour le département d'Alger, sur 28 502 conscrits musulmans examinés, seuls 9 017 ont été considérés comme aptes.

Cependant, le poids démographique de cette population musulmane essentiellement répartie dans des campagnes souvent de faible implantation coloniale ou bientôt régulée (ainsi en Kabylie) par l'immigration vers la France métropolitaine concerne encore peu la bande côtière du nord où les villes conservent une majorité de population européenne.

Almanach du Petit Colon Algérien, Alphonse Birck, 1893.En décembre 1900, signe du développement en cours, une loi créé un budget spécial pour l’Algérie, géré par des « délégations financières » entièrement aux mains des Européens avec un pouvoir prééminent des grands propriétaires fonciers. Leur fortune et leur assise territoriale leur assurent les suffrages d’un électorat captif. Au total, sur près de neuf millions d'hectares de terres cultivables, près de deux millions cinq cent mille ont été confisqués au profit de la colonisation.

Partout, dans de nouvelles agglomérations, s'affirme et s'édifie un décor rappelant villes et villages du sud de la métropole. Visitant la Kabylie en 1874, Émile Erckmann et Alexandre Chatrian décrivent ces implantations européennes :
« L'Arba est un grand et beau village européen (…) ses maisons sont bien alignées, bien bâties, couvertes de tuiles et blanchies à la chaux. Le village à son église, sa gendarmerie, son grand moulin sur l'oued Djemma, une belle place carrée plantée d'arbres, une grande fontaine en croix ; et dehors, à l'endroit où nous étions campés, un marché de grain et de bétail, où viennent deux fois par semaine tous les marchands des environs. Un peu plus loin, nous entrâmes à l'auberge du Colon économe, qui forme le coin de deux ruelles et présent une assez belle apparence. »

Parfois l'agglomération comporte aussi une caserne, un tribunal, une prison, un bordel et une gare avec en périphérie un quartier indigène. Tout un ensemble urbain qui permet au journaliste et écrivain Alexis Danan, né à Guelma en 1890, de définir dans ses mémoires (L'épée du scandale, 1961) sa terre d'origine comme une France « pour rire ».


 

Algérie

« Pieds-noirs » et musulmans face à face

La Première Guerre mondiale et la victoire de 1918 laissent l'illusion d'une Algérie  aux communautés désormais liées par des combats et une gloire partagée, 12 000 Français d'Algérie y ont laissé la vie aux côtés de 26 000 soldats musulmans tués ou portés disparus. L'ancien combattant musulman décoré devient la figure rassurante et nécessaire de commémorations rituelles alors que le monument aux morts s'ajoute au décor des villes et villages.

Michel Pierre

Tirailleurs algériens, place du Pont (place de Stalingrad) à Bordeaux, août 1914. Agrandissement : Tirailleurs algériens blessés installés dans les autobus d'ambulance, entre 1914 et 1918, Archives de Bordeaux métropole.

Que rien ne bouge

Il n'est cependant pas question pour la majorité des Européens d'Algérie d'adhérer aux mesures législatives prônées par Charles Jonnart, gouverneur général de 1903 à 1911, qui défend en 1918, une meilleure « accession des indigènes d'Algérie aux droits politiques ».

Fernand Marie Ancey né à Oran (27 Novembre 1878 - 18 Novembre 1960). Agrandissement : Débit de tabac algérien, Encyclopédie de l'Afrique du Nord (AFN).Fernand Ancey, président de la Fédération des planteurs et président de l'Union des producteurs de tabac exprime crûment son sentiment :
« Comment peut-on admettre que nos indigènes, dont les mœurs nous reportent à l’origine de notre propre civilisation, puissent devenir du jour au lendemain nos égaux par le bulletin de vote sans avoir seulement fait preuve de capacité à se civiliser ? L’augmentation du nombre des naturalisés n’aura pas prouvé le développement de l’influence française, mais elle aura sûrement mis en péril notre souveraineté nationale lorsqu’elle sera devenue assez importante pour engloutir l’élément civilisateur. »  D’autres articles laissent entendre que les indigènes « une fois émancipés » ne pourront demeurer « dociles sous la tutelle de la France ».

Étienne Bailac né à l’Arba (aujourd'hui Larbaâ) en 1875, fondateur en 1912 du quotidien L'Écho d'Alger dénonce ceux qui « sous l’inspiration de sentiments purement idéalistes », ont « sacrifié les droits et les intérêts des Algériens à la réalisation d’une utopie qui aura pour première conséquence de ruiner l’expansion, l’autorité et le travail français au profit d’une masse amorphe, inassimilable et d’une susceptibilité propre à susciter de perpétuels malentendus ».

Personnel de la manufacture de cigarettes Alba à Alger, Encyclopédie de l'Afrique française du Nord (AFN).

Pour sa part, le congrès des maires de l’Algérie regrette des « lois inopportunes » susceptibles de « compromettre imprudemment la bonne harmonie qui régnait entre les populations française et indigène », lois de surcroît « votées hors de l’Algérie par des assemblées incompétentes en la matière, parce que composées de membres ne connaissant ni l’Algérie, ni les Algériens. »

Nommé gouverneur général en 1925, Maurice Violette tente de prolonger les idées libérales de Charles Jonnard, avant de repartir en métropole deux ans plus tard, peu regretté par la majorité de la population européenne. Au Salon des Humoristes d'Alger en 1926, il est ainsi représenté par un dessin le montrant en nourrice donnant le biberon à deux enfants indigènes.

Quatre ans plus tard, les certitudes de la population européenne trouvent leur acmé avec la célébration du centenaire de l'Algérie française. Exaltée sans nuance, cette commémoration se veut selon les mots du président du Conseil André Tardieu « Une manifestation de force civilisatrice, une œuvre matérielle et morale, une affirmation d'énergie française ».

Affiche du Centenaire de l'Algérie française, Léon Cauvy, 1930. Agrandissement : Monument à Sidi Ferruch, lieu du débarquement de 1830, sculpté par Ernile Gaudissart.Symboliquement est érigé à Sidi Ferruch, lieu du débarquement de 1830, un monument portant une inscription où chaque mot compte :
« Ici, le 14 juin 1830 - par ordre du roi Charles X sous le commandement du G. De Bourmont - l’armée française vint arborer ses drapeaux, rendre la liberté aux mers, donner l’Algérie à la France. Cent ans après, la république française ayant donné à ce pays la prospérité, la civilisation avec la justice, l’Algérie reconnaissante adresse à la mère patrie l’hommage de son impérissable attachement. »

Sous la mention des dates : 1830-1930, le sculpteur Émile Gaudissart a représenté deux figures féminines. Celle de la France tient un grand drapeau dont elle entoure l'Algérie enserrée d’un bras protecteur.

Nul ne veut prendre en compte les revendications d'un sentiment national naissant en milieu musulman et touchant tout à la fois des élites urbaines mais aussi la foi de ceux qui sont sensibles au mouvement religieux des Oulémas alors que le petit peuple des villes et la paysannerie misérable des campagnes gardent mémoire des temps de conquête et des rigueurs des lois. Un jeune pharmacien de Sétif, Ferhat Abbas  déplore les outrances de la célébration du Centenaire en notant que « jamais l'histoire n'a enregistré d'humiliation aussi cruelle infligée par le vainqueur à un peuple asservi ».

L'Algérie vivra-t-elle ?

Ce sentiment national est partagé par quelques esprits lucides tel Maurice Violette qui publie en 1931 L'Algérie vivra-t-elle ?
« Je crois qu'au lendemain même du centenaire, le moment est venu de dire les choses nécessaires. De solennelles promesses ont été faites, et n'ont pas été tenues. Personne ne s'en soucie désormais et il semble que ceux qui ont assisté aux fêtes, enthousiasmés par la féerie algérienne, ne conçoivent même pas qu'il puisse y avoir une question algérienne (…) Je demande la permission de troubler cette quiétude mortelle, et de rappeler que se posent de l'autre côté de la Méditerranée, des problèmes fort graves et fort difficiles. »
L'ancien gouverneur général note aussi le cloisonnement des communautés :
« La société indigène est aussi fermée à l'égard des européens, que la société européenne à l'égard des indigènes. En réalité, il y a à Alger, deux sociétés, l'une européenne, l'autre indigène qui ne se pénètrent pas et qui ne communiquent que par les relations d'affaires et de camaraderie que les hommes ont entre eux. »

Projet Viollette, Paris-Soir, 7 mars 1937.

En 1936, à l'imitation de Jonnard, il tente avec Léon Blum  de favoriser les droits politiques de « certaines catégories de sujets français en Algérie » sans que soit porté atteinte à leur statut personnel lié à la religion.

L'Écho d'Alger, 9 février 1938. En métropole comme en Algérie, le texte est violemment combattu. Jacques Doriot, dont le parti PPF est bien implanté dans les trois départements d'Algérie, déclare à Alger le 2 janvier 1937 que le projet Blum-Violette est « un instrument de division qui ne sert que les menées et l'agitation anti-française du Parti communiste, agent de l'étranger ». Il proclame qu'il est plus important d’élever « le niveau d’existence des millions de travailleurs algériens » que « l’octroi des droits politiques à une minorité d’électeurs favorisés ».

Suite à la chute du gouvernement Blum, « Violette l'arbi » comme l'a surnommé L'Écho d'Alger perd toute influence et le projet disparaît des préoccupations gouvernementales. Avec constance et obstination, les élus d'Algérie, leurs journaux et leurs relais l'ont emporté dans des conditions résumées par Albert Sarault dans un entretien rapporté par Ferhat Abbas :
« J’ai reçu, ces jours-ci, les adversaires du projet Violette. Pendant plus d’une heure, j’ai fait valoir les arguments que vous venez de m’exposer. J’ai essayé de les convaincre en m’adressant à leur patriotisme, à leur raison et à leur cœur. J’ai dû convenir que ces messieurs n’ont ni patriotisme, ni raison, ni cœur, mais seulement un tube digestif. »

Mascara, La Maison du Colon, vers 1940. Agrandissement : Place des martyrs à Alger (Photo : Michel Pierre).

Français d'Algérie

Après plus d'un siècle de présence, enrichi d'apports successifs, la population européenne d'Algérie a peu à peu façonné des traits qui lui sont propres sans, pour autant, se fondre en un seul bloc.

Pour celles et ceux venus de métropole, on cultive le souvenir des ancêtres pour la plupart originaires de Corse et des départements du sud de la France mais aussi d'Alsace, de l'Aveyron et de l'Ardèche et également d'Isère et de Savoie.

Les Espagnols, toujours majoritaires en Oranie, ont gardé des liens avec l'Andalousie, la Catalogne et les Baléares. Les Italiens sont pour leur part d'origine multiple : pêcheurs siciliens, terrassiers de Calabre, maçons du Piémont. Ils ont privilégié l'Est de l'Algérie, la région de Bône, de Stora et celle de Constantine où, tout comme à Oran et Alger, se sont développées de fortes communautés juives aux origines antérieures à 1830 puis enrichies d'apports nouveaux.

Dans les campagnes se maintient, non sans peine, une population de petits colons ruraux souvent isolés. L'heure est à la grande propriété de plus de 100 hectares qui représente plus de 80 % de la superficie totale des terres mises en valeur par une colonisation privilégiant toujours la viticulture.

Bas relief maison du colon de Mascara (casque colon remplacé par une Chéchia). Agrandissement : Maison du colon à Oran (Photos : Michel Pierre).

Au fil des décennies, et tout particulièrement dans les villes côtières mais avec de nombreuses nuances entre elles, le métissage méditerranéen a joué même si l'endogamie communautaire demeure la règle. Un mode de vie s'est façonné au sein d'une population souvent modeste d'employés, de commerçants, d'artisans, de petits fonctionnaires. On habite des quartiers très peuplés avec des difficultés de logement compensés par la campagne proche et surtout par les côtes et les plages que l'on fréquente du printemps à l'automne.

Ce peuple européen a ses rites catholiques, ses pratiques sportives, ses cérémonies et ses usages sociaux. Ciment de ces communautés, l'Église s'inscrit d'autant plus facilement dans le temps long que les archevêques d'Alger exercent leur ministère sur des périodes n'ayant rien à voir avec celles des gouverneurs généraux. En 132 ans de colonisation, l'Église d'Algérie n'a ainsi compté au total que sept archevêques alors que le pays connaît, dans le même temps, cinquante gouverneurs généraux, deux ministres résidents et deux délégués généraux.

Les aventures de Cagayous, couverture Centre de Documentation Historique sur l'Algérie (CDHA).Ce peuple a sa langue, patchwork de français, d'italien, de maltais, d'espagnol mais aussi d'arabe et bientôt connue sous le nom de Pataouète. Ce parler, au-delà d'un vocabulaire très riche, a sa syntaxe, ses expressions et ses accents.

Au début du XXe siècle, l'écrivain algérianiste Auguste Robinet qui signe du nom de Musette est le premier à écrire dans cette langue en construction. Il raconte les aventures de son héros Cagayous rappelant tout à la fois le provençal cagaïoun (petit merdeux) et le Karagous turc, polichinelle grivois.

La cohabitation avec les voisins musulmans va d'un paternalisme bienveillant au racisme de petite ou grande intensité. Comme l’écrit Gabriel Audisio, évoquant les années 1930 : « Vous êtes tous racistes ici, tous, Arabes, Juifs, Français, tous plus ou moins, même le plus innocemment du monde, et sans vous en apercevoir. Hélas, il arrive aussi que ce soit sans innocence : alors on tue du bicot, du youdi, du roumi. »

Une chose est cependant en partage entre chrétiens et musulmans, celle de la vertu des filles en une connivence si bien décrite par Marie Cardinal :
« Ce n'était pas de la rigolade ! Et pas seulement pour les musulmanes. Pour les catholiques et les juives c'était pareil (…) Et c'étaient les femmes qui nous plantaient tout ça en tête, profond, très profond, à grand coups de sermons, de raclées, d'histoires, de fables merveilleuses ou terrifiantes. La virginité c'était là, dans le ventre, en haut des jambes, c'était convoité parce que c'était précieux, et c'était difficile à défendre. (…) Les mères veillaient, les frères et les pères gardaient. »

Intérieur juif à Constantine, Théodore Chassériau, XIXe siècle, musée de Grenoble. Agrandissement : Juive de Laghouat, 1889, Amsterdam, Tropenmuseum.La vie quotidienne est racialisée de manière plus ou moins banale ou tragique. Elle a sa hiérarchie qui place le Français de France et le colon installé depuis des décennies au plus haut. En dessous s'étagent l’Espagnol, l’Italien, le Maltais puis les Indigènes juifs même si devenus citoyens depuis le décret Crémieux  et enfin, tout en bas, les Musulmans.

En intercalaires, la position sociale joue son rôle. La haute bourgeoisie musulmane, les « évolués », les familles de « grande tente » ont accès à une certaine considération qui ne saurait être de mise envers le peuple misérable des fellahs des campagnes ou du prolétariat arabe urbain.

L'antisémitisme  populaire et quotidien fait partie de ce ballet de relations entre communautés. Chez les Européens, après la crise antijuive de la fin du XIXe siècle, on aime encore entonner une Marseillaise alors réécrite : « Aux armes, Algériens ! Chassons tous ces youpins ! Marchons ! Marchons ! Qu’un sang impur abreuve nos sillons ! »

Tout un répertoire s'est construit sur ce même thème dont a témoigné Jules Roy lorsqu'il évoque son oncle et sa mère reprenant une chanson en vogue lors de l'élection d’Édouard Drumont, auteur de La France juive (1866), élu triomphalement député d'Alger en 1898 : « L’Youpin nous dégoûte avec son lorgnon… Va-t’en d’là, sal’youtre . Avec ton sal' pognon. »

Carte postale représentant des Juifs d'Algérie vers 1915. Agrandissement : Ancienne synagogue de Mascara (Photo : Michel Pierre).

Jules Roy précise par ailleurs qu'il semblait admis « comme une loi naturelle que les Arabes étaient des serviteurs, les Français des maîtres et que tout était bien ainsi parce que que les Français appartenaient à une race entreprenante mais généreuse et que les Arabes dépendraient toujours de quelqu'un »

Entre les deux guerres mondiales, le sport et tout particulièrement le football finit par illustrer les clivages entre communautés. Au point qu'une circulaire de la préfecture d'Alger du 9 janvier 1934 rappelle un certain nombre de règles dont celle de l'interdiction de toute rencontre « entre deux sociétés sportives composées exclusivement l’une d’Européens et l’autre d’indigènes ».

Ancien café Basse Casbah à Alger (Photo : Michel Pierre).Il est aussi recommandé aux dirigeants des sociétés sportives, comme aux autorités locales intéressées de « s’efforcer d’obtenir une fusion des deux éléments par la composition d’équipes mixtes, comprenant un groupement de joueurs indigènes et européens en nombre sensiblement égal, seul moyen pour éviter les conflits très souvent constatés dans les compétitions de cette nature. » En cas d’impossibilité, la circulaire prévoit des dérogations mais précise que les matchs doivent alors se jouer à guichets fermés. Elle précise aussi que toute équipe doit comporter au minimum 4 à 5 joueurs européens.

Il existe cependant des îlots de compréhension, voire de création partagée dans certains cercles attachés à la culture et aux arts. L'écrivain Robert Randau rêve ainsi de « constituer en Algérie une intellectualité commune aux races qui y vivent ». En 1933, il publie avec Abdelkader Hadj Hamou Les Compagnons du jardin. Les deux auteurs y évoquent ainsi le monde rural et sa misère en situation coloniale :
« Il y a encore dans le bled trop de gourbis humides, mal aérés, enfumés, sans autre ouverture que la porte et où la famille cohabite avec le bétail, trop de tentes loqueteuses, trop de mauvaises charrues taillées dans un tronc d’arbre, trop de troupeaux sans abri l’hiver, trop de gueux qui n’ont, pour se nourrir, qu’une galette d’orge par jour, trop de mortalité infantile, trop de syphilis et de tuberculose, trop de soleil et trop peu d’eau, trop de caïds prévaricateurs, trop de mensonges. »

Église du Saint-Esprit à Oran. Agrandissement : Mosquée Emir Abdelkader. Constantine, Algérie

Comme en a témoigné l'historien algérien Mohammed Harbi né en 1933 près de Skikda, l'Algérie coloniale n'est cependant ni le ghetto de Varsovie ni un pays soumis à un régime d'apartheid (dico). Il existe des possibilités d'évitement, des stratégies de ruse, des aménagements permettant d'échapper, peu ou prou, au système colonial. Tout est également lié au groupe ou à la classe sociale auxquels on appartient. Les classes populaires sont plus exposées au racisme quotidien que les notables, les élites bilingues, les propriétaires terriens.

Signe de l'absence d'un racisme « d'État », l'administration condamne certaines de ces manifestations ordinaires. Ainsi lorsqu'une note de la préfecture d'Alger s'inquiète en 1940 de pratiques de « certains hôtels, soucieux de ne pas déplaire à leur clientèle européenne ont coutume de ne jamais accepter d’Indigènes, et de leur répondre invariablement que toutes les chambres sont occupées. » Sont également déplorés l'attitude de certains cafés « chics » qui font « des difficultés pour servir les Indigènes. »

La cohabitation entre fidèles des différentes religions est réelle. Elle a souvent l'aspect des pâtisseries que l'on offre lors des fêtes religieuses musulmanes, juives ou chrétiennes. Seules les processions et les manifestations ostentatoires de l'Église catholique suscitent crispations et incompréhensions.

Chez les syndicalistes et certains militants politiques, l'éloignement des références communautaires facilite une forme de solidarité de classe mais tout demeure fragile. En cas de tension ou de crise, les clivages réapparaissent. Bastion d'un électorat de gauche sous le Front populaire, le quartier de Bab el-Oued à Alger deviendra celui de l'OAS en 1961/62.


Algérie

Fin du peuple « pieds-noirs »

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l'Algérie « française » ne doute ni de son avenir, ni de son destin. Comme dans le conflit précédent, la mobilisation se passe sans incident notable. L'Écho d'Alger évoque les « Musulmans de l'Afrique du Nord groupés sous la tutelle bienveillante et amicale de la France », le gouverneur général Le Beau loue « l'esprit d'unité et de fraternité » des communautés partageant « un même amour de la patrie ».

Michel Pierre

Un couple musulman et un couple européen dans une rue d'Alger dans les années 1920

Un conservatisme attardé

Après la défaite et le vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain, les Européens d'Algérie accueillent avec ferveur le régime de Vichy d'autant que le pays est préservé de toute occupation étrangère. La vie quotidienne reprend avec ses décisions importantes, telle celle du maire de Saint-Eugène à Alger qui précise en juillet 1940, par décret municipal, « qu’il est interdit de circuler en ville et de s’asseoir dans les établissements publics (cafés, dancings, etc.) en tenue de bain. Seuls seront tolérés les pyjamas et les robes de plage. » L’activité bouliste reprend avec vigueur ainsi que les entrainements de football, de boxe et de basket.

La population européenne rejoint les organisations de masse, de la Légion française des combattants aux chantiers de jeunesse et aux associations féminines. Dans ses Mémoires publiées en 1949 (Un seul but, la victoire) le général Giraud confirme que « la devise Travail, Famille, Patrie avait été admirablement accueillie en Algérie, en Tunisie et au Maroc, auprès des colons dont les ancêtres avaient travaillé dur pour acquérir leur situation, et qui, eux-mêmes, avaient besoin de l’appui de l’État pour conserver leur autorité sur les indigènes dont le travail était la base de leur prospérité. »

L'Église n'est pas de reste. Début mars 1942, Mgr Leynaud, évêque d'Alger, célèbre « le Chef que la divine Providence a envoyé à la France ». La majorité des Européens adhère aussi à l'abrogation du décret Crémieux  le 7 octobre 1940 qui retire leur citoyenneté française aux Israélites. Ils approuvent de même celle de « retirer tous les Juifs des unités de l'Afrique du Nord » prise en février 1941 tout comme l'« aryanisation » des biens juifs par un texte du 2 juin 1941 qui ne les choquent nullement. L'exclusion des administrations de tout français israélite ne suscite pas plus d'opposition que celle du renvoi des enfants et adolescents juifs des établissements scolaires.

Pour avoir subi cette privation de citoyenneté, Jacques Derrida a souligné la « brutalité d’une décision unilatérale » prise « par le fait des seuls Français » en absence de toute occupation allemande, « aucun alibi aucune dénégation, aucune illusion possible : il était impossible de transférer sur un occupant étranger la responsabilité de cette exclusion. »

Les habitants d'Arzew rencontrent les Rangers de l'armée américaine en novembre 1942 lors de l'opération alliée Torch, Washington, Library of Congress.

Signe d'un antisémitisme de profond ancrage, le débarquement de novembre 1942  et l'arrivée aux responsabilités à Alger du général Giraud en favori des Américains ne signifient nullement la fin des mesures discriminatoires.

Le général Eisenhower, commandant en chef des armées alliées en Afrique du Nord, et le général Giraud commandant des Forces françaises saluant les drapeaux des deux nations au quartier général des Alliés à Alger (1943).Pour le nouveau Commandant en chef civil et militaire, il n'est pas question de redonner aux Juifs algériens leurs droits de citoyens français, ils « ne doivent pas être considérés autrement que les Musulmans. Ce sont des indigènes pratiquant une religion différente de leurs voisins, pas autre chose. » Il faut attendre octobre 1943 et l'affirmation du pouvoir du général de Gaulle  et du CNL pour voir enfin rétabli le décret Crémieux.

En cette même année 1943, se font aussi entendre de nouvelles revendications dans la population musulmane. C'est le moment d'une audience accrue du Manifeste du Peuple Algérie publié par Ferhat Abbas  le 10 février et soutenu tant par les Oulémas que par le Parti du Peuple Algérien de Messali Hadj alors en résidence surveillé dans le Sud algérien.

Le texte est mesuré mais inaudible pour la majorité des Européens d'Algérie même s'il prône « une âme commune », aspire à « un gouvernement issu du peuple et agissant au profit du peuple » et se revendique des déclarations du président Roosevelt sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.

Le général Catroux déclare l'indépendance de la Syrie le 14 juin 1941, illustration extraite de La guerre arabe en Israël, Alexander Dotan (1951).Le général Catroux, nommé Gouverneur général le 4 juin 1943, est un bon connaisseur de l'Algérie. Son père a été officier dans un régiment de tirailleurs algériens, sa mère est installée à Saïda et l'un de ses frères est président du syndicat des céréaliers en Oranie.

Il a été effaré de l'adhésion massive des Européens d'Algérie à Pétain qui, ainsi qu'il l'écrit en 1949 dans son livre Dans la bataille de Méditerranée, 1940-1944, leur « apportait l’ordre tel qu’ils le concevaient nécessaire, c’est à dire par la soumission des indigènes à l’autorité, par la sécurité de leurs biens et le maintien de leurs privilèges de minorité ». Quelque peu consterné, il évoque aussi « le conservatisme attardé » de « nos nationaux d'Algérie » qu'il voit réticents face aux décisions du général de Gaulle.

« Droits entiers de citoyens aux Français musulmans »

Le 12 décembre 1943, le général de Gaulle dernier a prononcé à Constantine un discours dans l'exacte filiation du projet Blum-Violette où il déclare vouloir :
« Attribuer immédiatement à plusieurs dizaines de milliers de Français musulmans leurs droits entiers de citoyens, sans admettre que l’exercice de ces droits puisse être empêché, ni limité, par des objections fondées sur le statut personnel. En même temps, va être augmentée la proportion des Français musulmans dans les diverses assemblées qui traitent des intérêts locaux. »
Plus tard, écrivant ses Mémoires de guerre, de Gaulle se souvient de cette journée où « au milieu d’une foule innombrable », il annonce des « mesures où le régime d’autrefois butait depuis tant de lustres » tout en précisant que « devant moi, près de la tribune, je vois pleurer d’émotion le Dr Bendjelloul et maints musulmans ».

Moment fugace car les Européens renâclent comme le souligne le général Catroux notant qu'il leur manque « le sentiment des valeurs spirituelles, une conception moins matérialiste et égoïste des rapports entre les hommes et par suite du problème indigène. Il leur manque le ferment généreux une culture désintéressée et le goût des idées dont l'absence s'accentue avec les années qui passent. »

En réalité, l'heure n'est plus à la politique d'assimilation, le moment en est passé au profit d'une nouvelle étape. Celle revendiquée par le mouvement des « Amis du Manifeste et de la Liberté » créé à Sétif le 14 mars 1944. Il faut désormais envisager « la constitution en Algérie d'une république autonome fédérée à une République française rénovée, anti-coloniale et anti-impérialiste. » Le succès des AML avec plus de 250 sections et 500 000 adhésions annonce un mouvement de fond. Il est encore pacifique mais l'éruption est proche.

Un nouveau slogan commence même à apparaître : « La valise ou le cercueil », tel qu'en témoigne le journaliste Paul Reboux qui parcourt l'Algérie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale :
« Tandis que ronronne le moteur, je suis obsédé par une petite inscription que l'on a pu voir sur les murs de certaines cilles d'Algérie : "La valise ou le cercueil". Voilà les cordiaux conseils, voilà les aimables avertissements donnés par certains Indigènes aux Européens et lisibles sur les murs, tracés au goudron, charbonnés, peints à l'huile, ou même imprimés sur ces petits papillons de papier dont usent les propagandistes. »

Monument du 8 mai 1945 à Kherrata.Ayant succédé au général Catroux, le diplomate et agrégé d'histoire et de géographie Yves Chataigeau, ancien délégué de la France au Levant, devient le nouveau gouverneur général à Alger. Il comprend la nécessité de réformes d'autant plus urgentes que surviennent en mai et juin 1945 les émeutes sanglantes des régions de Sétif et Guelma  réprimés avec une violence décuplée par la peur et la haine.

L'écrivain Albert Camus, issu d'une très modeste famille de pieds-noirs alsaciens et espagnols, écrit que « les massacres de Guelma et de Sétif ont provoqué chez les Français d’Algérie un ressentiment profond et indigné. La répression qui a suivi a développé dans les masses arabes un sentiment de crainte et d’hostilité ».

Se souvenant de cette période, celui qui est encore le sergent-chef de l'armée française Ahmed Ben Bella précisera des années plus tard à l'écrivain Robert Merle que « la répression de Sétif avait creusé un infranchissable fossé entre les communautés ».

Conscient de la nécessité de panser les plaies, Chataigneau tente une politique d'apaisement et met en place, au nom d'une loi votée à Paris, le « Statut organique de l'Algérie » portant création d'une « Assemblée algérienne » constituée de 120 délégués élus au suffrage universel mais constitué d'un « premier collège » de statut civil français (soit 470 000 hommes et femmes « européens » et 58000 « musulmans ») pour une population d'un peu plus d'un million d'habitants.

Le second collège représente 1 400 000 votants hommes (il est laissé à l'Assemblée algérienne, la possible et future décision de donner le droit de vote aux femmes) de statut local, pour une population de près de neuf millions d'habitants.

L'inégalité est toujours présente et la myopie politique de nombre de représentants toujours aussi sclérosante. Une bonne partie des élus européens expriment leur refus de toute politique nouvelle. Gabriel Abbo, délégué à l’Assemblée algérienne a le mérite de la clarté :
« Nous sommes las de ces ridicules histoires d’élections indigènes. Si nous avons réussi une fois le tour de force de les orienter à notre gré, nous ne pouvons pas toujours recommencer. Il faut en finir. Nous ne voulons plus de gouvernements empreints d’un sentimentalisme périmé, mais des hommes forts qui sachent faire respecter nos droits en montrant la force et, éventuellement, en s’en servant… Le général de Gaulle avait-il besoin de se mêler à nouveau de cette histoire ? Plus on en donne aux Arabes et plus ils en réclament ! »

De quoi désespérer ceux qui font preuve de lucidité tel l'historien André Mandouze notant dans un article de la revue Esprit que « ces indigènes dont le nom indique qu'ils sont chez eux, et qui, depuis cent dix-sept ans, ont l'impression d'être en pays occupé, qui ont droit à l'honneur de mourir régulièrement pour la France, indissolublement lié à celui de crever régulièrement de faim ».

Une rue de Blida vers 1950, Chalon-sur-Saône, musée Nicéphore-Niépce.Toujours en place, le gouverneur Chataigneau ne cesse d'être l'objet de critiques qui ne font qu'enraciner son surnom de « Chataigneau Ben Mohamed ». Pour certains, il représente « l'Anti-France », une « personne odieuse », un « Ponce-Pilate », une « Excellence, puant la peur et la rage impuissante devant éviter un châtiment auquel il se condamnerait lui-même s'il abandonnait les Français aux poignards des assassins » selon les mots de Paul-Dominique Benquet-Crevaux, journaliste, élu maire de Phillipeville en 1953.

Les Européens d'Algérie sont d'autant plus enclins à l'immobilisme que le calme semble être de retour dans toute l'Algérie. Les jours heureux reprennent comme si de rien n'était d'autant que le début des années 1950 ouvrent à une nouvelle modernité, à des liens toujours plus rapides avec la métropole, à des infrastructures en routes et voies ferrés toujours améliorées.

À Alger, les « Galeries de France » proposent comme « immédiatement disponibles » réfrigérateurs électriques, postes de radio « spécial Afrique du Nord » et autres aspirateurs. La 4cv Renault, la 2 cv Citroën, la 203 Peugeot appartiennent bientôt au décor quotidien des routes algériennes.

Telle que décrite par Germaine Tillion  en 1957, la composition de cette population a peu évoluée depuis l'entre-deux-guerres et qui indique combien elle est diverse et peu réductible à l'image caricaturale du colon :
« Des "vrais" colons, il y en a 12 000 environ, dont 300 sont riches et une dizaine excessivement riches (vraisemblablement à eux dix que tous les autres ensemble). Avec leurs familles, les 12 000 colons constituent une population d'environ 45 000 personnes (…) Les autres "colons" - un million d'êtres humains - sont des ouvriers spécialisés, des fonctionnaires, des employés, des chauffeurs de taxi, des garagistes, des chefs de gare, des infirmières, des médecins, des enseignants, des standardistes, des manœuvres, des ingénieurs, des commerçants, des chefs d'entreprise. »

Rue Michelet à Alger, 1950.

L'engrenage

Au tournant du siècle, Marcel-Edmond Naegelen, député socialiste du Bas-Rhin et ministre de l'Éducation nationale de 1946 à 1948 succède à Chataigneau et mesure l'ampleur de sa tâche. Tout en voulant et devant maintenir l'Algérie dans la France, il note les élus européens « avides d'honneurs et d'autorité » et constituant toujours « un bloc des intérêts, des peurs et des sots orgueils ». Il est conscient d'« un écart vertigineux entre les profits démesurés d'une minorité puissante avec la médiocrité des ressources du plus grand nombre ».

Il déplore voir chez les Européens « la peur et l'intérêt immédiat » l'emporter sur toutes « les considérations d'équité et toutes les vues d'avenir ». Il note que l'on célèbre « volontiers et avec sincérité la fraternité franco-musulmane » mais en voulant rester « le frère aîné, avec les droits d'aînesse ».

Pour autant, Naegelen pas plus que son successeur Roger Léonard et les gouvernements de Paris ne prêtent attention ou écoute aux revendications nationalistes en une incapacité à envisager un autre avenir pour l'Algérie que son maintien dans une république française une et indivisible. Il est vrai qu'en situation de guerre froide, alors que se poursuit la guerre d'Indochine  et que s'affirme le grand mouvement de décolonisation, les gouvernements de la IVe République  sont soumis à des majorités fluctuantes où le lobby de l'Algérie française peut s'avérer décisif.

Lorsqu'éclate la « Toussaint rouge »  de novembre 1954 à l'initiative d'un FLN naissant et d'une ALN dans les limbes, peu comprennent qu'il ne s'agit pas d'un problème de maintien de l'ordre mais des prémices d'une affrontement inexpiable.

Un affrontement marqué l'année suivante par des massacres d'Européens dans le nord constantinois en août 1955 suivis, comme dix ans plus tôt entre Sétif et Guelma d'une répression de masse. Le nouveau gouverneur, Jacques Soustelle, note qu'entre les deux communautés « qui vivaient côte à côte dans ce pays, s'était bel et bien creusé un abîme où coulait un fleuve de sang ».

Tout se déroule ensuite en une effroyable logique, celle d'une guerre « atroce et stupide » pour reprendre l'expression de Germaine Tillion qui se désole en 1956 de voir que « la barque algérienne ne tient plus la mer et il n'y a pas de temps à perdre avant le grand naufrage » .

Le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 que les Européens d'Algérie ont voulu et provoqué leur laisse peu à peu un goût d'amertume bientôt transformé en incompréhension puis en haine. La « semaine des barricades » de 1961 et le pathétique putsch dit « des généraux » ne sont que péripéties incapables de renverser le cours des choses. Certes, l'armée française l'a emporté militairement sur le terrain mais, politiquement et diplomatiquement, le FLN est victorieux.

Le 6 janvier 1961, les Français sont conviés aux urnes pour répondre à la question : « Approuvez-vous le projet de loi soumis au peuple français par le président de la République et concernant l'autodétermination des populations algériennes et l'organisation des pouvoirs publics en Algérie avant l’autodétermination ? » Question alambiquée se résumant à l'acceptation de l'indépendance de l'Algérie, le résultat de l'autodétermination à venir ne laissant aucun doute.

En Algérie, on recense 70% de oui mais il y a aussi les bastions du non avec 700 000 voix correspondent au peuplement européen des départements d'Alger et d'Oran, de Bône et des villes côtières allant de Novi à Mostaganem.

Il y a les urnes, il y aussi la tentation des armes. Créée après l'échec du putsch, l'OAS commence ses actions en un combat désespéré avec l'improbable objectif d'atteindre une situation de chaos obligeant l'armée française à se maintenir dans une Algérie toujours espérée française.

Place du gouvernement à Alger durant la période coloniale.  Agrandissement : Plage de Philippeville en 1950, Anonyme, Chalon-sur-Saône, musée Nicéphore-Niépce.

La tragédie

En devinant la future indépendance de l'Algérie, le gouvernement tout en étant décidé à défendre le sort de la minorité européenne qui devrait y trouver sa place doit envisager le retour en métropole d'une partie de celle-ci.

Nul ne sait encore si ce « rapatriement » sera massif ou si une communauté de quelques centaines de milliers de personnes pourra se maintenir sur place. Le mouvement de départ est cependant amorcé et inquiète les plus lucides. La communauté européenne évaluée à 1 024 000 personnes au 1er juin 1960 est au 31 décembre 1961 estimée à 860 000, soit 164 000 ayant choisi l'exil en 18 mois.

À l'été 1961, est créé un Secrétariat d'État aux rapatriés confié au député de Libourne, Robert Boulin qui met en chantier une loi d'aide pour ces derniers, promulgué le 26 décembre. La « loi Boulin » assure que pourront « bénéficier du concours de l'État », les « Français ayant dû ou estimé devoir quitter, par suite d'évènements politiques, un territoire où ils étaient établis et qui était antérieurement placé sous la souveraineté, le protectorat ou la tutelle de la France ».

Le texte prévoit des aides, allocations, prestations, contingents dans les offices publics de logements, subventions d'installation et secours exceptionnels et un principe d'indemnisation est également inscrit dans la loi.

Au début de l'année 1962, il n'est pas encore question d'exil pour une majorité de ceux que l’on commence de nommer les « pieds-noirs »  en une origine mal identifiée mais qui plaît aux médias avant que le terme ne soit accepté puis revendiqué par les premiers intéressés. Pour l'heure, ils espèrent encore en leur maintien sur une terre dont ils ont quelques raisons de considérer comme la leur mais ne vont trouver pour allié et défenseur qu'une OAS en machine folle et sanglante, en une forme d'imitation pathétique des actions terroristes du FLN.

À Madrid, le 11 janvier de cette même année 1961, est créée l'Organisation de l'Armée Secrète (OAS). Pendant toute l'année 1961 et jusqu'en février 1962, les actions de l'OAS demeurent relativement ciblées avec des assassinats que l'organisation nomme « opération ponctuelle ». Après l'échec du putsch d'avril , l'organisation gagne en hommes et en violence.

La très grande majorité des pieds noirs sont de cœur sinon de raison avec ce qui leur apparaît comme leur ultime planche de salut. Même si la lutte armée n'a concerné que de quelques centaines d'hommes et de femmes, le soutien est réel, sentimental, au moins jusqu'au printemps 1962.

L'approche des négociations provoque une mobilisation de l'organisation illustrée par l'instruction n°29, du général Salan. Il fixe le début des hostilités au 4 mars 1962 et prône l'« Ouverture systématique du feu sur les unités de gendarmerie mobile et les CRS ». Il s'agit de mettre les villes à feu et à sang, d'ouvrir dans les zones rurales, des maquis alimentés par les unités de l'armée. Il avait précédemment demandé de « prendre l'armement dans les dépôts » et « l'argent dans les banques ».

Comme l'écrit Jean Morin dans un rapport de ce même mois de mars :

« Loin de dissiper la tension, la proximité du cessez-le-feu aggrave les craintes que nourrissent Européens et Musulmans devant l'accélération du terrorisme, et devant le spectre de l'anarchie sanglante que pourraient entraîner les débordements des extrémistes de chaque communauté. »

Un bilan total de l'action de l'OAS se monte en quelques mois au moins à la mort de 2.200 personnes avec près de 13.000 explosions au plastic, 2.546 attentats individuels et 510 attentats collectifs. En métropole, le nombre total de ses victimes est estimé à 71 morts et 394 blessés.

Exode des pieds-noirs à l'issue de la guerre d'Algérie (source : histoire en questions)Il faut attendre le 17 juin 1962 pour qu'intervienne une trêve entre l'OAS et le FLN. Trop tard pour arrêter le mouvement d’exode de dizaines de milliers d’Européens d’Algérie qui se prolonge pendant tout l’été.

Au procès du général Salan en mai 1962, Pierre Portolano, député de Bône, résume ces ultimes moments : « Comprenez-vous ce que c'est que de se trouver à la limite de la raison métropolitaine et de la folie algérienne ? Comment commenter la Bible à des gens qui ont quarante degrés de fièvre ! Ils sont fous, de rage, et c'est cette panique qui amène la rage. »

Les actes sanglants de bandes incontrôlées d'insurgés de la dernière heure fêtant la proche indépendance dans l'exaction, le viol, la fusillade ou l'égorgement fait passer le flux des départs à un flot d'exil.

Le 5 juillet 1962, les massacres d'européens à Oran achèvent de donner de l'Algérie au moment de son indépendance une image de violence que l'on retrouve, bien des années plus tard, dans ce qu'en écrit Pierre Messmer, ministre des Armées au moment des accords d'Évian et riche d'une carrière en Mauritanie, au Cameroun, en AEF et en AOF : « Je ne suis jamais retourné en Algérie et je n'y retrouverai jamais. Ce pays sanguinaire me fait horreur. »

Du premier janvier au 19 août 1962, ils sont 533 000 à quitter l'Algérie comme le précise le secrétaire d'état aux rapatriés, Robert Boulin, à l'issue du Conseil des ministres du 22 août 1962. De 1 329 personnes en janvier, on passe à 82 000 en mai et à 330 000 en juin.

Le rythme des départs oblige à multiplier les rotations aériennes au départ des grandes villes. Les paquebots réquisitionnés comme le Lyautey et le Cambodge embarquent bien au-delà des règles de sécurité. Le 15 juin 1962, le Cambodge débarque ainsi à Marseille avec 1 233 passagers alors que sa capacité normale est de 437.

Forcés à l'exil, ces centaines de milliers de Français, ces « rapatriés » ne sont souvent pas les bienvenus en métropole. Par effet d'amalgame, les attentats de l'OAS en métropole, les membres des forces de l'ordre tués à Alger, la rage meurtrière touchant des civils musulmans ont déconsidéré toute une population.

Dès janvier 1962, une majorité de Français (52 %) ne se sentent plus solidaires de leurs concitoyens d'Algérie. Après l'été, en septembre, alors que leur installation se met difficilement en place, seuls 12 % des Français trouvent l'aide qui leur est apporté « insuffisante », 36 % la trouve « suffisante » et 31 % qu'elle est « excessive ». À cette même date, ils sont une majorité (53 %) à considérer que les rapatriés ne font pas ce qu'il faut pour s'adapter à la France métropolitaine.

Il n'est pas jusqu'au général de Gaulle et à certains ministres qui auraient douté de leur capacité d'adaptation à la métropole si l'on en croit une réflexion de Louis Joxe au conseil des ministres du 18 juillet 1962. Il y mentionne qu'il n'est pas souhaitable que les rapatriés retournent en Algérie sans pour autant s'installer en France telle « une mauvais graine » et qu'il serait préférable qu'ils émigrent en Argentine, au Brésil ou encore en Australie. Ce à quoi, le général de Gaulle aurait rétorqué qu'il les voyait plutôt, pour une partie d'entre eux en Guyane ou en Nouvelle-Calédonie.

À l'été 1962, une majorité des Pieds-Noirs a fui sans espoir de retour mais une partie non négligeable n'exclût pas l'idée de revenir à l'automne et ils sont encore plusieurs dizaines de milliers à demeurer en Algérie indépendante.

La communauté juive, pour sa part, n'est plus que résiduelle, après un mouvement de départs accentué à l'été 1961 lorsque Cheikh Raymond Leyris, maître incontesté de la musique arabo-andalouse, est assassiné à Constantine le 22 juin. Sur les quelque 140 000 juifs que comptait la population algérienne en 1960, 120 000 à 125 000 gagnent la France et 10 000 Israël. Il en reste approximativement 3 000 sur place qui prennent aussi bientôt le chemin du départ.

Pureté ethnique

Les Européens demeurés en Algérie veulent croire au « délai de réflexion » prévu par les accords d'Évian. Ils veulent croire à certaines garanties précisées dans les textes et touchant à ce qu'ils possèdent en Algérie : « Leurs droits de propriété seront respectés. Aucune mesure de dépossession ne sera prise à leur encontre sans l'octroi d'une indemnité équitable préalablement fixée. »

Pourquoi ne pas avoir confiance dans Ferhat Abbas qui dans un appel du 17 février 1960 avait déclaré au nom du GPRA que « L'Algérie aux Algériens, à tous les Algériens, quelle que soit leur origine. Cette formule n'est pas une fiction. Elle traduit une réalité vivante basée sur une vie commune. C'est la terre qui façonne l'homme. Elle nous a si bien marqués que nous pouvons vivre ensemble. »

El-Moudjahid dans son numéro 77 du 29 janvier 1961 n'a-t-il pas aussi affirmé que : « L'Algérien de souche européenne aura les mêmes droits et les mêmes devoirs que l'Algérien de souche autochtone (…) Les distinctions et les différences légitimes seront reconnus et respectées. En particulier, l'originalité culturelle, la liberté de conscience et d'exercice des cultes, ainsi que toutes les libertés individuelles. »

Enfin, le 19 avril 1962, Abderhamand Farès au sein de l'Exécutif provisoire a décrit le « peuple algérien » comme composé « de mes sœurs et frères de race et de religion, mais aussi de tous mes compatriotes Européens et Israélites, parce que - qu'on le veuille ou non - cet ensemble malaxé par les joies, les espoirs, les dures réalités et épreuves vécues, constitue un peuple en gestation ».

Il s'engage à ce que l'Algérie ne fasse pas de « racisme à rebours » et ajoute :
« Personne, je dis personne, ne veut porter atteinte ni à vos familles, ni à vos droits, ni à vos biens, ni à votre dignité. Nous ne ferons pas de racisme à rebours. Nous en avons trop souffert nous-mêmes. Le calme, la maturité politique des musulmans, vos compatriotes, en est aujourd'hui la démonstration la plus éclatante. Notre vœu le plus sincère, le plus fervent, est de construire ensemble notre pays. Nous voulons la réconciliation des Algériens, de tous les Algériens. »

En réalité, si une partie des négociateurs algériens d'Évian et certains membres du GPRA envisagent sincèrement le maintien en Algérie d'une minorité européenne, ne serait-ce que pour des raisons économiques, d'autres l'excluent totalement. Nombreux sont les dirigeants algériens qui ne voient dans cette minorité, qu'un cheval de Troie de la France et du régime gaulliste. Pour eux, son maintien sur place équivaut à laisser à l'ancien colonisateur tous les rouages de l'économie de l'administration et de la sécurité.

Ben Bella assuré du pouvoir à l'été 1962 n'envisage pas de voir perdurer en Algérie une minorité européenne. Ayant fait le choix de l'arabité liée à l'Islam et conjuguée à un anti-impérialisme virulent, la présence d'une minorité chrétienne liée à l'ancienne puissance coloniale est exclue. Il ne le déclare pas aux premiers temps de l'indépendance pour ne pas entraver l'indispensable coopération avec la France mais mène une politique en ce sens.

Il habille cette exclusion sous l'idée qu'un Français, un Pied-Noir « qui a vécu pendant des années dans un état psychique, ne peut pas accepter l'état d'une Algérie libre où il n'est plus psychiquement et socialement ce qu'il était ; sa constitution ne peut pas accepter ça. »

Ben Bella choisit d'oublier un nombre non négligeable d'Européens d'Algérie qui avait aidé, souvent activement, à la lutte de libération et en avait payé le prix. C'est d'emblée rejeter celles et ceux, prêts à participer à l'édification d'une nation nouvelle. Par la nationalisation des terres, l'expropriation, la confiscation des « biens vacants », la socialisation des petites et moyennes entreprises, le pouvoir algérien rend impossible le maintien sur place d'une minorité européenne. Pour le nouveau pouvoir, l'algérien ne peut être qu'arabe et musulman.

Ben Bella précisera plus tard qu'il ne pouvait « concevoir une Algérie avec 1 500 000 Pieds Noirs ». Il n'est pas non plus question de laisser à ceux qui voudraient rester leurs possessions foncières, « les meilleures terres d'Algérie. Qu’est-ce que c’est que cette Algérie dont les 3 millions d’hectares, les meilleures, resteraient aux mains des colons ? »

Lors d'un entretien avec le général de Gaulle le 15 mars 1964 qui s'inquiétait de l'effritement de la communauté française en Algérie et du non-respect des accords d'Évian, Ben Bella, toujours selon ses dires, lui aurait répondu : « Les accords d’Évian, ce n’est ni le Coran, ni la Souna, nous allons les changer, parce qu'ils ne peuvent être acceptables. »

En quelques années, c'est tout un peuple qui est éradiqué d'Algérie. À l'automne 1963, il reste en Algérie, 220 000 personnes. Cinq ans plus tard, à la date du 30 novembre 1967, les services de l'Ambassade de France recensent 77 527 personnes (dont 42 000 à Alger). Si l'on considère que ce chiffre inclut 26 000 fonctionnaires coopérants et agents de services publics français, il reste à peine 50 000 Pieds-Noirs sur place, souvent des personnes âgées mais ne représentant plus aucune force vive.

En 1992, le nombre de Français nés et installés en Algérie avant 1962 et n'ayant pas quitté le pays tombe à 1 695 dont la moitié dans la circonscription consulaire d'Alger.

Soixante ans après l'indépendance, ne demeure plus qu'une poignée de survivants de ce peuple, tout à la fois victime et pour partie responsable de son tragique destin. Sa mémoire demeure vivace, multiple, contradictoire et son apport à la France après 1962 mérite considération.

Rejetés sur l'autre rive sans bien avoir toujours saisis les raisons de leur naufrage, les « Pieds-Noirs » qui, selon l'expression de René Mayer, avaient tissé avec l'autre peuple de l'Algérie des « relations affectives, tourmentées et subtiles ». C'est sans doute pour cela, lorsqu'ils en font l'expérience par eux-mêmes ou leurs descendants, qu'ils sont accueillis avec chaleur dans l'Algérie d'aujourd'hui lors de voyages sur la terre des ancêtres.

Le « peuple abandonné »« vagabond, beau et misérable » comme le définissait l'un d'entre eux, Jean Daniel, ne cesse d'interroger l'histoire de la France contemporaine ainsi que tous les thèmes d'actualité touchant à l'étude du fait colonial, au métissage des cultures et à la cohabitation des communautés.

Avec en tête, des paroles d'un chant de Cheikh Raymond qui concluait ses concerts : « Bqaou al khir, H’na m’china/Welli yebeba, Yahlaf Ala khir » (« Au revoir, au revoir, nous prenons congé de vous/Celui qui nous aime vraiment doit nous prier de rester »)




 

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240 av. J.-C. à 1962

La difficile gestation de la nation algérienne

La nation algérienne s'est forgée à la faveur de l'occupation française et de la guerre d'indépendance. Soixante ans après, les autorités officielles en ressassent le souvenir, au point d'oublier leur Histoire bimillénaire et d'occulter les défis du temps présent.

Tous les conquérants, des Romains aux Français en passant par les Byzantins, les Arabes et les Turcs, ayant régulièrement échoué à coloniser durablement la région, les Algériens actuels descendent en majorité des anciens Numides. Ils continuent pour la plupart de parler leur langue ancestrale, le tamazigh (aussi appelée berbère), sous ses différentes variantes, mâtinées d'arabe et de français. L'arabe, langue de l'envahisseur arabe mais aussi du Prophète de l'islam, n'en est pas moins aujourd'hui la langue officielle.

L'Algérie de A à Z

L'Algérie est ainsi dénommée depuis une ordonnance de 1842. Son nom dérive de la capitale, Alger (en arabe al-Jazā'ir« Les Îles » en français). Avant la conquête française, elle était connue sous le nom de Régence d'Alger. Le médecin Jean-André Peyssonnel, qui l'a parcourue en 1724-1725, qualifie déjà ses habitants d'Algériens dans son récit de voyage.
Le pays a une surface de 2,4 millions de km2 qui en fait le plus vaste d'Afrique. Mais l'essentiel est constitué par le désert du Sahara. La partie habitable est réduite à la façade méditerranéenne. C'est une bande de 1000 kilomètres sur 200 environ, entre la côte et l'Atlas saharien, limitée à l'ouest et à l'est par le Maroc  et la Tunisie, avec 11 millions d'hectares de terres cultivables. Elle est occupée par la plus grande partie des 43 millions d'habitants (2019).
Le territoire comptait environ 3 millions d'habitants à la veille de la conquête française (1830) et 11 millions à la veille de l'indépendance (1962), dont 10 millions de musulmans et un million d'Européens et de juifs. En 2050, sa population dépassera les 60 millions et rattrapera celle de la France, ce qui influera sans aucun doute sur les rapports entre les deux États.


Préhistoire d'un État

Un groupe de trois femmes du style bovidien ; agrandissement : autre groupe de femmes (photo : Gérard Grégor)L'Algérie utile, entre la côte et l'Atlas, recèle des traces d'occupation humaine vieilles de deux millions d'années et très antérieures à l'Homo sapiens.

Mais le pays tire aussi fierté des chefs d'oeuvre néolithiques du Tassili des Ajjer, à la pointe sud-est de son territoire saharien. Ces peintures pariétales, dont les plus anciennes remontent à 4500 av. J.-C., nous rappellent que le Sahara était encore à cette époque-là une savane propice à la vie pastorale.

L'Algérie entre dans l'Histoire  avec Massinissa, chef des tribus numides tiraillé entre Carthage et Rome. La cavalerie numide permet au Romain Scipion de remporter une victoire définitive sur le Carthaginois Hannibal à Zama, en 202 av. J.-C.. Massinissa peut dès lors établir un royaume de Numidie autour de Cirta (aujourd'hui Constantine), sous la tutelle bienveillante de Rome.

Mausolée royal numide - ou Tombeau de Massinissa - (El Khroub, près de Cirta, aujourd'hui Constantine, IIe siècle av. J.-C.) ; agrandissement : Mausolée royal numide deTipaza - ou Tombeau de la chrétienne - (photo : Gérard Grégor)Mais un siècle plus tard, son petit-fils Jugurtha se montre beaucoup moins inspiré. Il défie les Romains. Le consul Marius  finit par le capturer au terme d'une longue guerre d'usure, avec le concours du roi de Maurétanie Bocchus, qui n'est autre que le beau-père du Numide.

La Numidie est annexée à Rome par Jules César en 46 av. J.-C.. La Maurétanie, qui occupe à la fois l'Algérie occidentale et le Maroc actuels, est à son tour annexée et transformée en deux provinces romaines en 43 après J.-C. par l'empereur Claude : la Maurétanie tingitane et la Maurétanie césarienne (à l'Est). 

Malgré d'incessantes révoltes berbères, ces provinces bénéficient d'une grande prospérité et il s'ensuit la fondation de plusieurs colonies dont il reste, en Algérie, de belles ruines : Tipasa et Cherchell, sur la côte, et surtout Timgad, au pied des Aurès.


Les âges troubles

Dans les premiers siècles du christianisme, et tandis qu'agonise l'empire romain d'Occident, les provinces maurétaniennes s'honorent de quelques grands esprits dont le plus célèbre est saint Augustin. Celui-ci a la douleur d'apprendre en 410 le sac de Rome  par les Wisigoths puis de mourir lui-même dans sa ville de Bône (aujourd'hui Annaba), alors qu'elle est assiégée par les Vandales.

Les Vandales - des Germains venus d'outre-Rhin - et les Byzantins ne font que passer.

Les Arabes musulmans s'emparent enfin de l'Afrique du Nord au début du VIIIe siècles, non sans difficultés. Mais ils vont réussir à introduire progressivement la religion islamique.

La région est alors communément connue par les Occidentaux sous le nom de « Berbérie », déformation de Barbares, nom attribué à ses habitants à la fin de l'empire romain. Les conquérants arabes, quant à eux, l'appellent « Maghreb » (Couchant en arabe).

Très vite, les Berbères manifestent leur esprit frondeur à l'égard du califat ommeyyade de Damas. Dans l'Atlas occidental, ils fondent un royaume  appelé à devenir le Maroc. Dans l'Algérie actuelle, autour de Tahert, ils accueillent avec faveur une hérésie musumane, le kharidjisme, dont l'un des représentants a assassiné le calife Ali en 661. Cette hérésie est aujourd'hui très marginale.

Le territoire algérien est secoué par une grande instabilité durant tout le Moyen Âge, avec différents petits royaumes farouchement attachés à leur indépendance. Le plus important est le royaume de Tahert, gouverné par la dynastie des Rostémides de 767 à 909. La partie orientale de l'Algérie est dominée par les Aghlabides de Kairouan (Tunisie actuelle). Ã Ghardaïa, au sud d'Alger, aux portes du désert, une communauté berbère dissidente tire sa prospérité du commerce caravanier avec le Sahel et l'Afrique subsaharienne, riche en or et en esclaves.

Ghardaïa, porte du désert, au sud d'Alger (photo : Gérard Grégor)

En 909, le mahdi Oubayd Allah, un prédicateur chiite venu de Syrie, s'implante dans la région en profitant de l'anarchie provoquée par les attaques kabyles. Il est à l'origine de la dynastie chiite des Fatimides (d'après Fatima, la fille du prophète Mahomet). Cette prestigieuse dynastie va unifier toute la région autour de Kairouan en 960 et réprimer le kharidjisme, avant de conquérir Le Caire et de s'implanter en Égypte en 973. 

S'étant proclamés califes, en concurrence avec le calife de Bagdad et celui de Cordoue, les Fatimides du Caire laissent la Berbérie aux bons soins d'un chef militaire berbère. Mais celui-ci et ses héritiers vont très vite s'émanciper des Fatimides et fonder leur propre dynastie, la dynastie ziride. Ils établissent leur première capitale à Achir (près de Médéa). Une autre branche de la dynastie, les Hammadides, s'établit à Bougie (aujourd'hui, Béjaïa), sur la côte. Par la même occasion, sous l'influence des prédicateurs venus de Cordoue, ils abandonnent le chiisme et reviennent au sunnisme orthodoxe. 

La porte sarrasine, ou Bab el-Bahr (porte de la mer), vestige de l'époque hammadide (XIe siècle) à Bougie (Béjaïa, Algérie)Les Fatimides du Caire prenant mal la chose, ils envoient vers l'Afrique du Nord une tribu de nomades indisciplinés venus d'Arabie, les Banou Hilal. Au milieu du XIe siècle, ces redoutables guerriers et leurs familles, au nombre de plusieurs dizaines de milliers, vont ravager la Berbérie et ramener de vastes régions agricoles au nomadisme pastoral. Mais en marge de cette catastrophe humaine et économique, ils vont aussi développer dans la région l'usage de la langue arabe. 

Dans le même temps font irruption des Almoravides venus du Maroc, eux-même chassés au siècle suivant par les Almohades. Également parti du Maroc, l'Almohade Abd el-Moumin s'empare de Bougie en 1151 et bat les Hilaliens près de Sétif en 1152. Ce faisant, il réalise pour la première fois l'unité du Maghreb.

Mais en 1248, un siècle plus tard, l'empire almohade se fractionne à nouveau en plusieurs États berbères, les Mérinides à Fès (Maroc), les Hafsides à Tunis et les Abdelwadides à Tlemcen (à l'ouest de l'Algérie actuelle). Le royaume de Tlemcen va connaître une belle prospérité avant de tomber dans l'orbite des Mérinides.

Comme en Espagne, les Rois Catholiques ont achevé la Reconquista, voilà qu'ils tournent leurs ambitions vers la Berbérie, en profitant de l'anarchie ambiante. Entre 1505 et 1512, ils s'installent dans différents ports de la côte algérienne, Mers el-Kébir, Oran, Bougie, ainsi que l'îlot du Penon, en face d'Alger.

Menacés, les Algérois appellent à l'aide en 1516 les corsaires turcs Aroudj et Khaïr Barberousse. Khaïr el-Din Barberousse se place sous la suzeraineté de la Sublime Porte (le gouvernement de Constantinople), alors représenté par le sultan Soliman le Magnifique. Celui-ci lui envoie des janissaires (dico) grâce auxquels il va pouvoir s'emparer du Penon d'Alger  en 1529.

Dès lors, le territoire algérien passe sous la tutelle des Ottomans, lesquels sont représentés sur place par le dey d'Alger. Ce gouverneur est élu par la milice turque et bénéficie d'une très large autonomie par rapport au sultan de Constantinople. Il jouit d'un pouvoir quasi-absolu mais dédaigne ses sujets et ne se soucie que de pressurer les paysans de l'arrière-pays.

Lui-même et ses subordonnés turcs ne s'intéressent qu'à la guerre de course (dico), ce qui irrite les grandes puissances riveraines de la Méditerranée, en premier lieu la France. Celle-ci organise un débarquement à Jijel, en petite Kabylie, en octobre 1664, sous le règne de Louis XIV. C'est un fiasco et la Régence d'Alger va poursuivre ses activités de piraterie en dépit d'un rendement en diminution.

Queques années plus tard, dans Les Fourberies de Scapin (1671), Molière témoigne avec drôlerie de la terreur qu'inspirent les pirates turcs d'Alger :
« Pendant que nous mangions, il a fait mettre la galère en mer, et, se voyant éloigné du port, il m'a fait mettre dans un esquif , et m'envoie vous dire que si vous ne lui envoyez par moi tout à l'heure cinq cents écus, il va vous emmener votre fils en Alger.
GÉRONTE : Comment, diantre ! cinq cents écus ?
SCAPIN : Oui, Monsieur ; et de plus, il ne m'a donné pour cela que deux heures.
GÉRONTE : Ah le pendard de Turc, m'assassiner de la façon !
SCAPIN : C'est à vous, Monsieur, d'aviser promptement aux moyens de sauver des fers un fils que vous aimez avec tant de tendresse.
GÉRONTE : Que diable allait-il faire dans cette galère ? (...) »

Conquête à reculons

Beaucoup plus tard, en juin 1830, le roi Charles X s'en prend à son tour à la Régence d'Alger pour des raisons de politique intérieure et peut-être aussi dans l'espoir de s'emparer du trésor du dey d'Alger. Cette fois, un corps expéditionnaire français  arrive à investir Alger. C'est la fin de la Régence.

Les Français s'en tiennent d'abord à l'occupation du littoral. Mais en 1839, une révolte suscitée par Abd el-Kader  se solde par le massacre des colons européens de la plaine de la Mitidja. Le gouvernement confisque les terres des tribus impliquées dans le massacre et entreprend la conquête de l'arrière-pays, seul moyen selon lui d'assurer la sécurité des ports. S'ensuit une longue, brutale et meurtrière guerre, comparable par ses excès à la guerre livrée aux Vendéens par la Convention.

Bataille de l'Habrah, 3 décembre 1835, oppose les troupes françaises commandées par le général Clauzel et les combattants de l’émir Abd el-Kader, Horace vernet, 1840, Château de Versailles. En agrandissement, la bataille de Somah, le 24 novembre 1836, campagne du général français Clauzel contre Constantine, Horace vernet, 1840, Château de Versailles.

Le territoire est pacifié non sans difficultés avec la prise de la smala  d'Abd el-Kader. La reddition de ce dernier, en 1847, accélère la colonisation agricole. L'État français s'approprie les terres des tribus soumises, les indigènes n'en étant plus que les usufruitiers à titre précaire.

Sur les conseils d'Ismaïl Urbain, un journaliste saint-simonien converti à l'islam, Napoléon III  envisage de constituer en Algérie un « royaume arabe » associé à la France (comme plus tard le Maroc  et la Tunisie). Il gèle l'annexion des terres tribales par le sénatus-consulte du 22 avril 1863 qui déclare « les tribus d'Algérie propriétaires des territoires dont elles avaient la jouissance personnelle et traditionnelle ».

Par le sénatus-consulte du 14 juillet 1865, il permet aussi aux indigènes qui le souhaitent de « jouir des droits de citoyen français » et accorde la même facilité aux étrangers ayant trois années de résidence dans le pays. Cette disposition généreuse concerne trois millions de musulmans, trente mille israélites et 250 000 étrangers.   

La IIIe République, très engagée dans la colonisation, qui lui succède transforme l'Algérie en colonie de peuplement. Elle veut en faire le joyau du deuxième empire colonial de la France (le premier a été perdu avec le traité de Paris  de 1763 et l'indépendance de Saint-Domingue  en 1801).

Parmi ses premières mesures, le décret Crémieux  abroge le senatus-consulte de 1865 et accorde la citoyenneté française aux seuls habitants israélites. Les musulmans conservent le droit de demander la citoyenneté française mais ils doivent pour cela renoncer à titre individuel au statut coranique, jugé incompatible avec la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen  (inégalité juridique de l'homme et de la femme). En acceptant la citoyenneté, ils se privent de faire appel aux arbitrages du juge coutumier, le « cadi », ainsi que de pratiquer la polygamie, le droit de répudiation...

Portrait de Bou Mezrag El Mokrani. En agrandissement, la répression de la révolte des Mokrani par le général Lallemand, le 11 mai 1871 à Tizi Ouzou, Le Monde illustré, 1871.Malgré ces contraintes, il semble que de nombreux musulmans auraient été prêts à se faire « naturaliser ». Dès 1871, des groupes de villageois se rendent à cette fin auprès du juge de paix. Mais ils sont découragés par les obstacles de l'administration locale (note). La citoyenneté est même refusée aux quelques milliers de Kabyles qui ont fait le choix de se convertir à la religion chrétienne ! Dans le même temps, le chef Mokrani s'insurge contre le sort privilégié fait aux israélites ; il s'ensuit une violente révolte des Kabyles de la région de Constantine. 

La gauche républicaine organise en Algérie un régime franchement discriminatoire tout en s'efforçant d'assimiler la colonie et la « franciser ». 100 000 hectares sont mis à la disposition des Alsaciens-Lorrains qui ont opté pour la France en 1871. La propriété collective des douar, ou groupes de familles, est abolie et une partie des communaux revendue aux colons.

Les musulmans sont ainsi soumis à partir de 1881 au régime de l'indigénat, avec l'obligation d'un permis de circulation. Bien que non-citoyens, ils n'en sont pas moins astreints au paiement de l'impôt et au service militaire. La IIIe République constitue la même année, en 1881, l'Algérie sous la forme de trois départements : Oran, Alger et Constantine. Elle francise par la même occasion les noms de localités.

Mais les excès de cette politique républicaine d'assimilation suscitent la critique de Jules Ferry  lui-même. Il déclare en 1892 : « C'est que les lois françaises... n'ont point la vertu magique de franciser tous les rivages sur lesquels on les importe, que les milieux sociaux résistent et se défendent, et qu'il faut en tout pays que le présent compte grandement avec le passé... Il n'est peut-être pas une seule de nos institutions, une seule de nos lois du continent qui puisse, sans des modifications profondes, s'accommoder aux 272 000 Français, aux 219 000 étrangers, 3 267 000 indigènes qui peuplent notre empire algérien ».

C'est ainsi que l'on s'oriente à partir de 1896 vers un régime colonial plus ou moins autonome. En 1898, un statut spécial place les trois départements algériens sous l'autorité d'un gouverneur général dépendant du ministère de l'Intérieur, avec une Assemblée algérienne élue de 69 membres dont 48 Européens et assimilés.

L'égoïsme des colons et leurs craintes d'être submergés par la majorité indigène privent celle-ci de l'espoir d'améliorer son sort.

Gravure extraite du journal Le Monde Illustré, mai 1865. Illustration d'après le croquis de M. Moullin représentant l'Empereur Napoléon III au balcon de la sous-préfecture de Mostaganem (département d'Oran) saluant les colons français et les Arabes lors de sa visite officielle le 20 mai 1865.

Relance de la colonisation

La IIIe République relance par ailleurs la colonisation européenne. Les premiers bénéficiaires sont 10 000 ressortissants de l'Alsace-Moselle qui ont quitté leur terre natale suite à son annexion  en 1871 par l'empire allemand.

Affiche touristique (Algérie française)Suivent de nombreux immigrants pauvres issus essentiellement d'Espagne, d'Italie et de l'île voisine de Malte. . En 1900, pas moins d'un million d'hectares de terres sont cultivées par des Européens, essentiellement en vigne et en blé.

Au milieu du XXe siècle, les habitants d'origine européenne représentent un peu plus de 10% de la population totale, en incluant les citoyens assimilés de culture israélite. Surnommés pieds-noirs, ils forment une communauté soudée, repliée sur elle-même, méfiante à l'égard des musulmans autant que des Français de la métropole.

La plupart vivent modestement, au regard du niveau de vie dans les villes de la métropole. Ils votent en majorité à gauche et se reconnaissent volontiers dans les écrits d'Albert Camus, leur plus illustre représentant.

Une minorité de grands propriétaires terriens dominent la vie publique et leur influence est d'un grand secours aux petits colons quand il s'agit d'enterrer des projets de réforme.

Naissance d'une identité musulmane

Chez les musulmans, des revendications politiques contradictoires se font jour dans les années 1930. Le Parti Populaire Algérien de Messali Hadj demande l'indépendance tandis que la Fédération des élus indigènes réclame une complète assimilation. 

 Messali Hadj (1898 - 1974) dans une rue de Niort en 1952. En agrndissement, le portrait de Ferhat Abbas (1899 - 1985), Paris, BnF, Gallica.Cependant, l'idée d'une nation algérienne est encore étrangère à la plupart des habitants. Le militant Ferhat Abbas dira avoir cherché l'Algérie dans les livres et les cimetières et ne pas l'y avoir trouvée.

En 1936, le président du Conseil Léon Blum  et le gouverneur Viollette proposent de conférer à tout juste 21 000 musulmans le droit de vote aux élections législatives. Mais les élus d'Algérie s'y opposent violemment et le projet Blum-Viollette, malgré sa timidité, n'est même pas voté.

Au début de la Seconde Guerre mondiale, les Français d'Algérie se rallient massivement au gouvernement de Vichy conduit par le maréchal Pétain. Mais en 1942, l'Algérie est occupée par les Anglo-Saxons  et Robert Murphy, représentant du président Roosevelt, ne se fait pas faute de dénoncer alors le colonialisme.

Les Algériens musulmans découvrent alors l'inanité de leur statut d'indigène et demandent que des droits politiques leur soient enfin reconnus. C'est ainsi que Ferhat Abbas publie le Manifeste du peuple algérien  avec 28 élus musulmans le 10 février 1943. Il fonde par ailleurs l'Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) tandis que Messali Hadj fonde le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD).

Manifestation nationaliste à Sétif, le 8 mai 1945.

Prémices de la révolte

En signe d'ouverture, le 7 mars 1944, le gouvernement provisoire d'Alger octroie la citoyenneté française à 70 000 musulmans (l'Algérie compte à cette date près de 8 millions de musulmans pour moins d'un million de citoyens, ceux-ci étant d'origine européenne ou descendant des juifs d'Algérie naturalisés par le décret Crémieux !).

Affiche brandie dans toutes les manifestations pour la libération de Messali Hadj. En agrandissement, l'affiche du meeting demandant la libération notamment de Messali Hadj, des prisonniers et internés politiques de Madagascar, du Maroc, de Tunisie, d’Algérie et d’Afrique noire, en présence d'Albert Camus, 24 juin 1954.Jugeant ce geste très insuffisant, Messali Hadj et Ferhat Abbas projettent un congrès clandestin qui proclamerait l'indépendance. L'année suivante, ils se proposent de profiter de la liesse de la victoire pour brandir le drapeau de l'Algérie indépendante. Mais Messali Hadj est arrêté en avril 1945 et les manifestations débouchent sur les dramatiques massacres de Sétif, le 8 mai 1945 (plusieurs milliers de victimes).

Les revendications des indépendantistes algériens sont à peu près unanimement condamnées par la classe politique française, de l'extrême-droite à l'extrême-gauche. Les uns y voient la main de Moscou, les autres (les communistes) celle des nazis ! Tous demeurent déterminés à maintenir la colonie au sein de la République.

La IVe République consent tout de même en 1947 à accorder un statut plus décent à l'Algérie qui devient « un groupe de départements dotés de la personnalité civile, de l'autonomie financière et d'une organisation particulière ».

Mais, cédant aux injonctions des grands propriétaires pieds-noirs, le gouvernement français institue une Assemblée algérienne avec un double collège qui reproduit la division de la société : le premier collège représente les 950 000 Français du pays et quelques 45 000 musulmans ; le second, de même poids politique, représente les 8,5 millions d'autres musulmans, dont le taux de natalité très élevé conduit à penser qu'ils occuperont une place de plus en plus grande dans leur pays.

Comme si ces distorsions ne suffisaient pas, le travail de l'Assemblée algérienne est compromis dès le départ par le trucage du scrutin. Autant d'injustices flagrantes qui portent en germe le conflit futur.

Barricades dans la rue Michelet d'Alger, avec une banderole des insurgés portant la mention Vive Massu, janvier 1960

Guerre d'indépendance

Déclenchée par une poignée d'hommes le 1er novembre 1954 (la « Toussaint rouge »), l'insurrection indépendantiste ne reçoit le soutien d'une fraction notable des musulmans qu'après les massacres de Philippeville, l'année suivante.

La guerre et la haine, photo M. Desjardins / L'ennemi intime (Seuil)Elle s'enfonce alors dans l'horreur, avec une « guerre sans nom »  tissée d'attentats, de coups de main, de répression aveugle et de torture, doublée d'une autre guerre au moins aussi violente entre factions indépendantistes (FLN contre MNA).

Il faudra en définitive toute la lucidité résignée de De Gaulle pour faire admettre à chacun le caractère inéluctable de l'indépendance, effective le 3 juillet 1962. Mais celle-ci sera engagée de la pire des façons, les clés du pays étant confiées le 19 mars 1962 au FLN, soit la faction la plus dure du mouvement indépendantiste.

Dans le même temps, les protectorats voisins du Maroc et de la Tunisie auront recouvré leur indépendance aussi aisément qu'ils l'avaient perdue, par un accord d'État à État.

Enfance douloureuse

L'indépendance ravive les tensions au sein du FLN.

La guerre intestine fait des milliers de victimes dans les semaines qui suivent l'indépendance. Elle se solde finalement par la victoire du président de la République Ahmed Ben Bella et de son allié provisoire, le colonel Houari Boumedienne, qui commande « l'armée des frontières » (35 000 hommes).

Ce dernier prend le pas sur ses rivaux qui commandent l'armée des partisans (10 000 hommes) avant d'évincer Ben Bella lui-même le 20 juin 1965.

La lente descente aux enfers de l'Algérie « socialiste » des années 1970 et la guerre civile des années 1990 témoignent de la difficulté de la nation algérienne à trouver son identité, entre la modernité occidentale et le repli islamiste. L'assassinat de Mohamed Boudiaf  (1992) a ruiné pour longtemps l'espoir d'une moralisation de l'État.

L'État est devenu tout entier dépendant des exportations de pétrole (gisement d'Hassi Messaoud) et de gaz (gisement d'Hassi R'Mel) ainsi que des transferts financiers des travailleurs émigrés dans l'ancienne métropole. Tandis qu'en 1961, l’Algérie exportait 600 000 quintaux de grain et 700000 quintaux de semoule, la moyenne annuelle des importations de ces produits se situe aujourd'hui entre 5 et 30 millions de quintaux par an. Le pays est devenu le premier importateur africain de produits alimentaires pour un total de 12 à 14 milliards de dollars par an.

Les dirigeants du FLN, toujours au pouvoir un demi-siècle après, n'ont de cesse de reporter la responsabilité de leurs échecs sur l'ancien colonisateur. Leurs accusations sont relayées en France par la gauche socialiste, soucieuse de faire oublier son engagement en faveur de la colonisation jusqu'à la fin des années 1950. On voit mal quels dirigeants, en Algérie et en France, auront le courage de sortir de ce double mensonge. En sont principalement victimes les Algériens eux-mêmes et les enfants de l'immigration, entretenus dans la haine à l'égard de leur patrie d'adoption.

André Larané


 
Publié ou mis à jour le : 2022-02-06

 

Algérie

La guerre d'indépendance

Occupée par la France en 1830, l'Algérie  devient en 1954 le théâtre de la plus douloureuse guerre de décolonisation qu'ait connue la France et même l'ensemble des pays européens. C'est le résultat des maladresses gouvernementales, de l'égoïsme obtus des colons européens et des querelles fratricides entre indépendantistes musulmans (note).

André Larané
Patrouille en Algérie en 1957, près d'Orléansville
Le bilan humain de la guerre d'Algérie

De 1954 à 1962, la guerre non déclarée d'Algérie va mobiliser pas moins de deux millions de jeunes Français du contingent, appelés pour deux ans ou parfois davantage. Les affrontements proprement dits entre l'armée française et l'Armée de libération nationale (ALN) débutent après les massacres de Philippeville  (août 1955) et se terminent presque complètement cinq ans plus tard avec le « plan Challe ».
Les pertes du côté français sont bien répertoriées : 27 500 militaires tués et un millier de disparus, 2 800 civils tués et 800 disparus. Elles sont beaucoup plus incertaines du côté des ruraux musulmans et des indépendantistes. L'analyse des recensements permet de les situer entre 250 000 et 300 000, soit près de 3% des 9 millions de musulmans (1962). Ajoutons-y 8 000 villages incendiés, un million d'hectares de forêts incendiées et 2,1 millions de musulmans déportés dans des camps de regroupement. La propagande officielle du gouvernement algérien évoque un million, voire 1,5 million de morts. Il s'agit de billevesées sans fondement, que l'on pourrait qualifier de « négationnistes » tant elles heurtent l'intelligence et le bon sens (note).
Ajoutons à cela les règlements de comptes entre factions indépendantistes (FLN et MNA) en France comme en Algérie, les attentats du FLN contre la population civile et les violences postérieures à l'indépendance, en particulier le massacre des harkis  (15 000 à 50 000 victimes). On évalue aussi à 1 600 le nombre d'Européen(ne)s enlevés après les accords de cessez-le-feu sans que l'on retrouve leurs traces.

Guerre fratricide chez les indépendantistes

Les trois « départements français en Algérie française » (Alger, Oran et Constantine) ainsi que les Territoires du Sud (Sahara) ont fait l'objet d'un recensement le 31 octobre 1954, à la veille de la guerre. La population totale est alors estimée à 9 370 000 individus dont environ 8 500 000 « Musulmans » (non compris 300 000 immigrés en métropole) et 1 052 400 « Européens ». Ces derniers incluent 130 000 israélites environ comme le chanteur Enrico Macias (juifs ashkénazes naturalisés par le décret Crémieux), des réfugiés d'Alsace-Lorraine, des immigrants maltais, italiens espagnols comme la mère d'Albert Camus, enfin des Français venus de métropole. 

Les musulmans habitent à 80% dans le bled (la campagne) ou le djébel (la montagne). Les Européens sont pour la plupart établis dans les villes mais, parmi elles, seule Oran est à majorité européenne. Ces Européens occupent des emplois généralement modestes, avec des salaires et des revenus nettement inférieurs à ceux de la métropole. 50 000 environ sont par ailleurs établis comme cultivateurs, en particulier dans la fertile Mitidja, l'arrière-pays algérois. Ils font vivre 14 500 exploitations, dont 120 possèdent plus de 200 hectares mais 7000 en ont moins de dix.

Les six fondateurs du FLN en 1954 de gauche à droite :  Rabah Bitat, Mostefa Ben Boulaïd, Didouche Mourad et Mohamed Boudiaf. Assis : Krim Belkacem et Larbi Ben M'hidi.Encouragés par la défaite française en Indochine, une poignée d'indépendantistes algériens forment au printemps 1954 un Comité révolutionnaire d'union et d'action (CRUA). Ils ont nom Rabah Bitat, Mostefa Ben Boulaïd, Didouche Mourad, Mohammed Boudiaf, Krim Belkacem et Larbi Ben M'Hidi.

Le 23 octobre 1954, à Alger, ils prennent le nom de Front de Libération Nationale (FLN) ne pas confondre avec le [FNL vietnamien, créé en 1960]. Partisans de l'action armée, à l'opposé du MTLD de Messali Hadj, qu'ils jugent trop modérés, ils fixent au 1er novembre 1954 le début de l'insurrection. Une trentaine d'attentats plus ou moins désordonnés ont lieu en ce jour de la « Toussaint rouge »  : récoltes incendiées, gendarmerie bombardée... On compte sept victimes, toutes musulmanes sauf un instituteur venu de métropole.

Au Caire, Ahmed Ben Bella, un indépendantiste en rupture avec le MTLD de Messali Hadj, prend peu après la direction du FLN. Les messalistes se rassemblent quant à eux au sein d'un nouveau parti, le Mouvement National Algérien (MNA).

FLN et MNA vont dès lors se disputer à couteaux tirés les faveurs des travailleurs algériens en métropole (300 000 à 400 000). C'est grâce aux cotisations de ces travailleurs, prélevées le soir, dans les cafés où ils se retrouvent, que ces partis financent leurs activités et leur armement. Leur conflit fratricide va faire 4 000 morts. Il atteindra son paroxysme le 28 mai 1957 avec le massacre de 315 villageois favorables au MNA.

Pour le reste, dans son combat contre la puissance coloniale, le FLN va éviter les batailles rangées et s'en tenir à des massacres de civils, comme à la « Toussaint rouge ». Les victimes sont essentiellement des notables musulmans favorables à la France, torturés, mutilés et assassinés avec un raffinement de cruauté.

La Une du France-Soir le 2 novembre 1954. En agrandissement, la Une de l'Echo d'Alger le 7 novembre 1954.

Une « guerre sans nom »

Sur le moment, la « Toussaint rouge » (1er novembre 1954) passe inaperçue dans l'opinion française et les autorités tardent à réagir. Le 25 janvier 1955, le président du Conseil Pierre Mendès France  nomme au gouvernement général de l'Algérie l'ethnologue Jacques Soustelle  (44 ans), homme de gauche, pacifiste, résistant et gaulliste de la première heure. Il est accueilli fraîchement par les Européens mais très vite se rallie à la thèse radicale de l'intégration. Contre les riches colons et les indépendantistes musulmans, il prône l'octroi de la nationalité française pleine et entière à tous les habitants des trois départements.

Les pouvoirs publics prennent en main la population musulmane des douars (villages) grâce à des mesures sociales et au regroupement des populations en des lieux prétendument sûrs (à la fin de la guerre, 1 250 000 paysans auront été ainsi déplacés). Ces tâches de terrain à caractère humanitaire sont confiées aux Sections Administratives Spéciales (SAS), animées par des officiers aguerris et de bonne volonté.

Les « fellagha » (coupeurs de route) du FLN ripostent en multipliant les meurtres de notables musulmans favorables à la présence française. Mais n'arrivant pas à retourner la population musulmane en leur faveur, ils changent de tactique et s'en prennent aux Européens. Ce sont les massacres de Philippeville  (20 août 1955), véritable tournant de la guerre.

Une SAS (sections administrative spécialisée) , ancienne ferme fortifiée : un des trois postes de garde au fond ; l'ancien château d'eau avait été transformé en douche pour les enfants de l'école. Les SAS ont été créées le 26 septembre 1955 par le gouverneur général de l'Algérie, Jacques Soustelle.

Les musulmans basculent dans le camp de la rébellion

En avril et mai 1955, l'extension de la rébellion conduit le gouvernement à rappeler partiellement les classes 1951 à 1954. Le service militaire est allongé de dix-huit à vingt-sept mois. Dès le 23 août 1955,  le gouvernement décide le rappel du demi-contingent libéré en avril et le maintien sous les drapeaux du premier contingent de 1954. 

Les effectifs engagés passent de 200 000 en début d'année 1955 à 400 000 en juillet dont une moitié de musulmans algériens (harkis, tirailleurs...). Les « opérations de maintien de l'ordre » (on ne parle pas de guerre, s'agissant d'un conflit sur le territoire national) ne sont plus le seul fait des engagés (militaires professionnels), comme en Indochine, mais aussi des conscrits et même des réservistes. Mais la brutalité de la répression fait basculer dans le camp de la rébellion de plus en plus de musulmans.

Dans le bled, face à des combattants insaisissables et infiltrés dans la population, les officiers français oublient les servitudes militaires et le code de l'honneur. Leurs hommes violentent les villageois et parfois violent leurs filles. Ils pratiquent la torture afin d'extorquer des aveux aux suspects soupçonnés de préparer des attentats. Ils pratiquent aussi les exécutions sommaires de suspects, ce que l'on appelle la « corvée de bois » : lesdits suspects sont amenés à l'écart, attachés à un arbre et abattus ; ensuite, on enlève les liens et l'on prévient les gendarmes pour le procès-verbal : « Abattus au cours d'une tentative d'évasion ».

Les maquisards, qui étaient à peine un demi-millier à la « Toussaint rouge » sont désormais plus de quinze mille. Le FLN décide de s'en prendre aux villes mêmes, où vivent la plupart des pieds-noirs. Quelques dizaines d'Européens trouvent la mort dans les embuscades, ce qui ouvre le cycle des représailles aveugles.

Casbah d'Alger : les ruines de la maison où ont péri Ali la Pointe, Hassiba Ben Bouali, Petit Omar et Mohamed Bouhmidi dans la Casbah d'Alger, au 5 rue des Abdérame, dynamitée par les parachutistes du 1er REP, le 8 octobre 1957 qui marqua la fin de la bataille d'Alger

Un gouvernement déboussolé

Le 31 janvier 1956, le socialiste Guy Mollet  accède à la présidence du Conseil. Maladroit, il annonce des réformes de structure et rappelle Jacques Soustelle, jugé trop complaisant à l'égard des colons. Mais quand lui-même se rend à Alger, le 6 février 1956, il est conspué par la population. C'est la « journée des tomates » . Guy Mollet revient alors à une politique de répression. Le garde des sceaux François Mitterrand  couvre l'envoi à la guillotine de pas moins de 45 militants et suspects FLN en quelques mois ( 491 ).

L'attentat du Milk Bar le 30 septembre 1956.Le 10 août 1956, un groupe de pieds-noirs, parmi lesquels un policier, déposent une bombe dans la Casbah d'Alger. On compte 70 morts de tous âges. La réplique ne se fait pas attendre. Le 30 septembre 1956, deux bombes déposées par des jeunes femmes musulmanes explosent à Alger, l'une au Milk Bar de la place Bugeaud, l'autre à la Cafétéria, rue Michelet.

Poursuivant par la malchance, Guy Mollet doit aussi assumer le 22 octobre 1956, l'interception d'un avion civil  transportant des dirigeants du FLN parmi les plus conciliants, dont Ahmed Ben Bella. Désespérant d'en finir avec les attentats aveugles, il confie le 7 janvier 1957 au général Jacques Massu les pleins pouvoirs de police sur le Grand Alger (800 000 habitants dont une moitié de musulmans).

Les parachutistes ne vont pas faire dans la dentelle. Ils multiplient les arrestations et pratiquent les exécutions sommaires et la torture de sorte qu'au bout de neuf mois, ils peuvent se flatter d'avoir mis un terme à la vague d'attentats aveugles et gagné la « bataille d'Alger » . Mais ce faisant, ils n'ont en rien gagné la guerre d'Algérie.

Entretemps, le 13 juin 1957, à Paris, Guy Mollet a dû quitter la présidence du Conseil. Pris dans la tempête et dépourvu de perspective, le régime navigue dès lors à vue...

Lassitude de l'opinion publique métropolitaine

Le 8 février 1958, l'aviation française, lancée à la poursuite de fellaghas algériens, bombarde le village tunisien de Sakhiet. L'attaque fait 70 morts dans la population civile. En guise de représailles, le président tunisien Habib Bourguiba bloque la base française de Bizerte et en appelle à l'ONU.

Félix Gaillard, un radical de 39 ans arrivé à la présidence du Conseil le 6 novembre 1957, suggère de faire appel à une mission de bons offices anglo-américaine. L'Assemblée désavoue son initiative et le renverse le 15 avril 1958. Pierre Pflimlin, député MRP (chrétien-démocrate) de Strasbourg, est pressenti pour le remplacer. Mais il est soupçonné de vouloir négocier un cessez-le-feu avec le FLN, ce qui mettrait fin ipso facto à la guerre mais aussi à la présence française en Algérie !

Dans ce contexte troublé, les cercles politiques algérois sont remués par les gaullistes, en particulier le sénateur Michel Debré, qui publie Le Courrier de la colère, et surtout l'ancien gouverneur Jacques Soustelle, resté très populaire en Algérie. Ils s'efforcent de convaincre l'opinion que le général de Gaulle  est la personnalité la mieux placée pour maintenir les trois départements algériens au sein de la République.

Les gaullistes reçoivent le soutien occulte de Léon Delbecque, un ancien officier qui va mettre en place des réseaux de « pieds-noirs » (dico) pour préparer le retour au pouvoir du Général. Dès février 1958, il rencontre le général Raoul Salan, qui commande les troupes en Algérie, et tente de le convaincre du bien-fondé de la solution gaullienne.

Le 26 avril 1958, une manifestation organisée à Alger par Delbecque réclame rien moins que la formation d'un « gouvernement de Salut public ». Le 10 mai 1958, Alain de Sérigny, directeur de l'Écho d'Alger, publie un éditorial où il en appelle à de Gaulle : « Je vous en conjure, parlez, parlez vite, mon général... » Le 13 mai 1958, jour de l'investiture de Pierre Pflimlin, Léon Delbecque organise à Alger une manifestation devant le monument aux morts. Puis la foule investit le Gouvernement général. C'est la rupture avec Paris. Le surlendemain 15 mai, au balcon du Gouvernement général, le général Salan lance à la foule : « Vive de Gaulle ! » Celui-ci, de sa retraite de Colombey-les-deux Églises, fait savoir qu'il se tient prêt à « assumer les pouvoirs de la République ». Il est bientôt investi de la présidence du Conseil, à charge pour lui de mettre un terme à la guerre d'Algérie... et à la IVe République.

Le 4 juin, devant la foule rassemblée sur le Forum d'Alger, il proclame une formule fameuse : « Je vous ai compris. Je sais ce qui s'est passé ici. Je vois ce que vous avez voulu faire. Je vois que la route que vous avez ouverte en Algérie, c'est celle de la rénovation... » Formule savamment dosée qui lui vaut l'adhésion des foules algéroises sans le moindre engagement à leur égard !

Le 6 juin 1958, à Mostaganem, le général en rajoute en lançant à la fin d'un discours : « Vive l'Algérie française ». Le même jour, à Oran, de Gaulle certifie que l'Algérie est « terre française aujourd'hui et pour toujours ». Il instaure un nouveau régime, la Ve République

Sans attendre, le 23 octobre 1958, le général de Gaulle propose la « paix des Braves » au FLN mais celui-ci rejette l'offre. De Gaulle en revient alors à la solution militaire. Le 12 décembre 1958, il désigne le général Maurice Challe à la tête des forces stationnées en Algérie, en remplacement de Raoul Salan. Au cours d'une série d'opérations qualifiées de « rouleau compresseur », Challe arrive en neuf mois à annihiler presque complètement la capacité de nuisance des indépendantistes, à Alger comme dans le djebel (la montagne). Les combattants des wilayas désertent et se rendent en masse aux autorités cependant que les militaires reprennent la maîtrise du terrain (25 000 tués indépendantistes, soit la moitié des effectifs de l'ALN). 

Les chefs du FLN réfugiés à l'étranger n'en poursuivent pas moins leurs actions, sur le plan politique plus que militaire. Houari Boumedienne, chef de l'armée des frontières stationnée en Tunisie et au Maroc, se tient à l'affût.

Désespérant de trouver des interlocuteurs modérés au sein du FLN et sans avoir pu obtenir une quelconque concession de celui-ci, le président de la République promet alors, le 16 septembre 1959, un référendum sur l'autodétermination. Le 8 janvier 1961, 75% des Français approuvent la politique du général de Gaulle. Ils répondent Oui à la question qui leur est soumise : « Approuvez-vous le projet de loi soumis au peuple français par le président de la République et concernant l'autodétermination des populations algériennes et l'organisation des pouvoirs publics en Algérie avant l'autodétermination ? »

Mais si l'opinion métropolitaine approuve très largement la politique de De Gaulle, il n'en va pas de même des combattants des deux camps, tant les indépendantistes que les partisans de l' « Algérie française » . Désireux de forcer son avantage, le FLN organise à Paris une manifestation nocturne  qui tourne au drame le 17 octobre 1961.  Dans le même temps, des extrémistes de l'autre camp constituent une Organisation de l'Armée Secrète (OAS) en vue de combattre par le terrorisme les officiels français accusés de négocier l'abandon de l'Algérie avec le FLN. Leurs attentats suscitent compréhension chez les pieds-noirs et répulsion chez les métropolitains. Ils sont combattus par les auxiliaires du pouvoir, les « barbouzes ». Place de la Bastille (Paris), une manifestation contre l'OAS tourne au drame suite à l'écrasement de la foule contre les grilles du métro Charonne

Le cessez-le-feu, officialisé le 19 mars 1962, est suivi une semaine plus tard d'une manifestation désespérée  et sanglante des Algérois. Le 15 avril, le Chanzy débarque à Marseille un premier contingent de « rapatriés » en provenance d'Oran. Sur place, dans cette grande ville à majorité européenne, l'OAS, bien que décapitée par le pouvoir gaulliste, multiplie les attentats contre les musulmans. La tension monte à son comble et, le jour même de l'indépendance, le 5 juillet 1962, la population européenne d'Oran est victime d'un massacre. L'immense majorité du million d'Européens établis en Algérie se résigne à l'exil en métropole (« la valise ou le cercueil »), mettant fin à 130 ans d'Histoire.

« Adieu mon pays »

Chanteur français né à Constantine en 1938, Enrico Macias quitte l’Algérie en 1961 et devient rapidement le représentant de la condition pied-noire en France.
Extrait de « Adieu mon pays » (1962) :
« J’ai quitté mon pays
J’ai quitté ma maison
Ma vie, ma triste vie
Se traîne sans raison
J’ai quitté mon soleil
J’ai quitté ma mer bleue
Leurs souvenirs se réveillent
Bien après mon adieu
Soleil ! Soleil de mon pays perdu
Des villes blanches que j’aimais
Des filles que j’ai jadis connues
(…) Mais du bord du bateau
Qui m’éloignait du quai
Une chaîne dans l’eau
A claqué comme un fouet. »

Séquelles de la décolonisation

L'indépendance accordée à l'Algérie est la dernière étape de la liquidation de l'empire colonial français, si l'on met à part quelques îles et la Guyane (les « confettis de l'empire »). En moins de dix ans, de 1954 à 1962, la France s'est séparée de l'Indochine, de l'Afrique noire et de l'Afrique du Nord, colonisées de haute lutte sous la IIIe République (note).

Meurtrie par sa défaite de 1940 et le sentiment d'un irrésistible déclin, elle n'a émancipé ses colonies d'outre-mer que sous l'effet de la contrainte et, concernant l'Algérie, dans la douleur (le contraste est frappant avec le Royaume-Uni qui n'a connu de guerre coloniale qu'en Irlande et s'est volontairement détaché de ses colonies d'outre-mer dès le début du XXe siècle).

Libérée du fardeau des colonies et dynamisée par l'arrivée des pieds-noirs, la France va connaître un regain économique et social dans les années 1960. Mais sa vie politique va longtemps rester marquée par les séquelles de la décolonisation. Notamment à travers les guerres larvées entre anciens de l'OAS (Organisation de l'Armée Secrète) et des réseaux secrets de contre-espionnage. Ces réseaux, caricaturés sous le terme de barbouzes, sont restés très actifs dans la décennie suivante. Ainsi le SAC (Service d'Action Civique) dont certains dirigeants, comme Charles Pasqua, ont poursuivi après la guerre une carrière éminente.

Notons que la rumination de la guerre d'Algérie, plus d'un demi-siècle après les faits, tant en Algérie qu'en France, est sans équivalent dans l'Histoire et dans le monde. A contrario, l'Inde, qui sait gré aux Britanniques de lui avoir donné son unité et une langue de communication, semble avoir oublié les aspects cruels de la colonisation. Et le Vietnam, résolument tourné vers l'avenir, se soucie comme d'une guigne de ses guerres passées avec les Français et les Américains !

L'historien Marc Ferro, qui a enseigné en Algérie au temps de la colonisation, s'en étonne dans ses mémoires : « Dans le passé, au temps colonial, on n’a jamais rien caché des atrocités de la conquête et cela ne choquait personne, pas plus les métropolitains que les indigènes. Ces derniers ne se souciaient pas du passé mais de l’avenir, le leur ! »

Bibliographie

La guerre d'Algérie a suscité une bibliographie très abondante, avec beaucoup d'ouvrages militants, notamment quand il s'est agi de dénoncer la torture (Henri Alleg, La Question, 1958).

Sur les grandes étapes de la guerre d'Algérie et surtout sur la manière dont elle s'est déroulée sur le terrain, je ne saurais trop recommander le livre de Patrick Rotman : L'ennemi intime (266 pages, 19 euros, Seuil, 2002).

Personne n'a mieux raconté la tragédie de la torture, des attentats, des exécutions sommaires, l'incompréhension montante entre les communautés et l'échec final, pitoyable et encore douloureux.



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