Aurions-nous pu être tous Algériens ?
A priori, cette idée aurait paru saugrenue aux Français d'Algérie, animés par ce sentiment de supériorité du Français sur l'Arabe. Pourtant, 130 ans de vie commune avaient créé une manière de vivre, des règles de morale commune. Par exemple, l'austérité de mœurs dans les rapports filles-garçons des Espagnols, Maltais, Siciliens, Italiens du Sud, se conciliait bien avec celle des Musulmans. La croyance des vieilles Napolitaines dans la puissance de la Sainte Vierge pour exaucer les vœux, s'alliait très bien avec le fatalisme musulman qui s'exprimait par " Inch Allah " (si Dieu veut) ou " Mektoub " (c'est écrit). Les trois religions, toutes filles d'Abraham, prônaient les mêmes valeurs morales, même si les rites étaient différents.
Le Liban, que j'appréciais quand j'avais 20 ans, avait bien trouvé une formule politique pour fédérer chrétiens et musulmans dans un Etat indépendant. Plus récemment, l'Afrique du Sud, qui pratiquait un apartheid inconnu en Algérie, a réussi à unir politiquement deux races très différentes. Mais ces équilibres peuvent être fragiles. L'instabilité du Liban en est un bon exemple. De plus, les Européens auraient constitué une minorité en Algérie (1 million en 1960 pour 9 millions de Musulmans). Comme un Européen avait en moyenne deux enfants et un Musulman une dizaine, la situation de minoritaire se serait accrue chaque année. Or le monde moderne n'a pas encore réussi à résoudre le problème des minorités.
Aurions-nous pu être tous Français ?
Il y avait donc bien des règles de morale communes. Chaque communauté ethnique ou religieuse avait apporté la sienne, et le tout était fondu dans le creuset de l'école publique où l'on nous apprenait les vertus patriotiques. Etait-ce cette époque qui mettait fortement en exergue ces notions, ou était-ce seulement en Algérie qu'on insistait sur le patriotisme pour mieux en imprégner tous ces gens peu Gaulois ? Je mettais sur un piédestal la France " grande et généreuse ", pour laquelle il fallait mourir. Même mon instituteur socialiste corse de CM1, M. Sammarcelli, que j'appréciais beaucoup, n'a pu m'apprendre de Victor Hugo(Les chants du crépuscule) que ces vers encore gravés dans ma mémoire :
"Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie /Ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie. /Entre les plus beaux noms, leur nom est le plus beau".
Lorsque nos instituteurs nous emmenaient en promenade, tant que nous étions dans les rues du faubourg avant d'atteindre la forêt, nous marchions au pas cadencé en chantant "En passant par la Lorraine ", ou " J'irai revoir ma Normandie ". Parfois, nous entonnions des chants plus régionaux, mais à forte teneur patriotique, comme les fameux " Africains " :
" C'est nous les Africains /Qui revenons de loin, / Nous v'nons des colonies /Pour défendre le pays. /Nous avons laissé là-bas nos parents, nos amis, / Et nous avons au cœur, / Une invincible ardeur, / Car nous voulons porter haut et fier / Le beau drapeau de notre France entière. /Et si quelqu'un venait à y toucher……à y toucher, / Nous serions là pour mourir à ses pieds. "
Là encore, il n'était question que de mourir pour la patrie. Et nombreux furent les "Africains ", chrétiens et musulmans, qui moururent sur les champs de bataille lors de la 2ème guerre mondiale. Mon cousin germain, Casha René, est tombé sous les balles allemandes en 1940, au début des combats du 18ème Régiment de Tirailleurs Algériens dans le Nord de la France. Il avait 26 ans et laissait une veuve et un enfant de 3 ans. Il est enterré dans un cimetière militaire de St-Quentin . Puis d'autres troupes algériennes intervinrent pour libérer la France et l'Europe du joug nazi. Mais s'en souvient-on vraiment ? La mémoire officielle française est surtout parisienne, de sorte que pour beaucoup, la libération de la France, c'est le débarquement des Anglo-Américains en Normandie. Le débarquement de Provence, depuis les côtes Nord-Africaines, est à peine évoqué. De même, l'action des tirailleurs algériens du Maréchal Juin, qui s'emparèrent du verrou de Monte Cassino et permirent aux troupes alliées de libérer Rome. Parmi tant d'autres soldats de cette armée, on notait la présence d'un certain adjudant Ahmed Ben Bella, qui apparemment se dévouait pour la France dans les années 1940. Par quel manque de clairvoyance, les responsables politiques français ont-ils transformé cet homme en chef de la révolution algérienne en 1954 ?
En géographie, nous apprenions les régions de la France. Comme nous ne finissions jamais les programmes, et que ceux-ci commençaient par les départements du Nord, nous connaissions surtout les régions comprises entre la frontière belge et la Loire : L'Artois, la Picardie, la Brie et la Beauce n'avaient pas de secrets pour moi (agriculture, sous-sols, industries). Par contre, on ne nous parlait pas de la production de l'Algérie. Il est vrai que si la production de minerais y était importante, tout était exporté en France ou à l'étranger. Les décideurs n'avaient pas imaginé d'installer des usines en Algérie, et d'y créer des emplois. Le principal débouché était l'Administration, à moins de pouvoir s'installer comme commerçant, artisan, ou d'embrasser une profession libérale.
Dans les villes, la grande masse des Européens était composée de fonctionnaires, petits commerçants, petits artisans. Il n'y avait pas de grosses fortunes, ou en nombre très limité. Très souvent il s'agissait d'individus habitant la Métropole et ayant fait des placements en Algérie, comme par exemple, à la fin du 19ème siècle, les frères Talabot, banquiers parisiens, propriétaires de mines et de voies ferrées dans les Cévennes et dans le massif de Mokta-el-Hadid près de Bône. Contrairement à une idée communément répandue dans les milieux communistes de Métropole entre les années 1950 et 1960, les Français d'Algérie n'étaient pas des capitalistes. C'était une foule de petites gens qui prenaient la vie du bon côté, profitaient de plaisirs simples comme la plage, les pique-niques à la campagne pour Pâques et Pentecôte, en famille ou entre amis, les " macaronades " au cabanon, les brochettes et merguez avec un verre de vin rosé, et quelquefois une anisette assortie d'une copieuse " kémia ". Leurs besoins n'étaient pas importants et c'était mieux ainsi, car en l'absence d'usines, tous les produits manufacturés venaient de France et étaient hors de prix. Dans un pays où, l'été, la température atteignait 40° à l'ombre, ils n'avaient pas de réfrigérateurs. L'eau était maintenue fraîche dans une gargoulette (cruche en terre cuite de fabrication locale).
Les Français d'Algérie n'étaient pas riches, mais ils ne semblaient pas s'apercevoir que les Musulmans, eux, dans une proportion importante, étaient pauvres. Le ciel bleu, la mer, les endormaient et les empêchaient de déceler les disparités qui existaient entre les deux communautés. La particularité des Européens était de ne pas se poser de questions sur tous les grands problèmes du moment. Quand j'étais étudiant à Alger, je me souviens qu'un juif constantinois venu de Paris était tout étonné de voir qu'aucun de ses coreligionnaires de l'Université ne s'intéressait au sort des juifs américains Rosenberg condamnés à mort pour trahison par le gouvernement américain. Il disait qu'à Paris tout le monde ne parlait que de çà, et il avait eu beaucoup de mal à faire signer une pétition par les étudiants juifs d'Alger. Oui, le petit peuple européen d'Algérie n'était pas méchant, mais il se souciait trop peu des événements d'alentour, et vivait avec des œillères.
Il est évident que les populations indigènes ne pouvaient pas continuer à avoir les devoirs des Français sans en avoir les droits. A partir du moment où un homme modéré comme Ferhat Abbas, qui ne demandait en 1945 que l'intégration pure et simple à la France, était considéré par les personnalités officielles de l'après-guerre comme un rebelle, il ne faut pas s'étonner que d'autres n'aient vu que l'indépendance comme seule solution. Certes, en 1958, le Général De Gaulle revint et prononça son fameux " tous Français, depuis Dunkerque jusqu'à Tamanrasset ".Cette fois-ci, un grand nombre d'Européens acceptaient l'idée d'intégration des Musulmans, mais c'était trop tard. Il aurait fallu décider cette intégration en 1945, après la libération de la France. En 1958, trop de sang avait coulé dans les deux communautés pour que le fossé soit comblé. Malgré tout, une fraction de musulmans resta fidèle à la France jusqu'au dernier jour. Ce sont les harkis. Ils avaient demandé des armes pour se défendre contre les fellaghas qui rançonnaient leurs villages et ne respectaient pas leurs filles. Mais la France ne récompensa pas ce dévouement. Méprisés par les Algériens qui les considèrent comme des traîtres, ignorés des Français qui les considèrent comme des Arabes, ils sont les plus grandes victimes du divorce franco-algérien. Contrairement à certains intellectuels français, il ne faut pas les assimiler aux collaborateurs français de la guerre 39-45. Les collaborateurs savaient que leur patrie était la France et qu'ils collaboraient avec un ennemi. Tandis que les harkis, depuis leur plus tendre enfance, avaient récité que leurs ancêtres étaient les Gaulois et qu'il fallait mourir pour la France. Ils ne faisaient donc que leur devoir en se battant pour la France. Tout ce qu'on peut leur reprocher, c'est d'avoir cru trop longtemps aux discours de la France. Ils doivent le comprendre aujourd'hui en se voyant dédaignés et en voyant le tapis rouge se dérouler sous les pieds des anciens adversaires de la France.
L'intégration des indigènes dès la fin de la 2ème guerre mondiale aurait-elle été une bonne chose pour la France ? A l'époque les Européens d'Algérie et les politiciens de France s'y opposaient. Les Européens craignaient d'être submergés par les Musulmans. Mais, pourquoi cette crainte ? Dans la population chrétienne, les étrangers avaient fini par être aussi nombreux que les Français, et, après la guerre de 14-18, ils se sont conduits comme des Français. Je pense que les musulmans, en revenant de la guerre 39-45, en auraient fait de même. Les politiciens de France craignaient sans doute que le nombre important de musulmans ne bouleverse l'électorat français. Cela n'aurait pas été le cas si l'Algérie avait été dotée d'un statut voisin de celui des territoires d'Outre-Mer, et avait élu ses propres représentants. La priorité aurait été l'arrêt de l'exportation massive de minerais et l'installation d'un grand nombre d'usines pour fixer la population. Aujourd'hui l'Algérie n'est plus française, mais la population algérienne arrive en masse en France et s'y fixe. Les enfants qui y naissent sont français et voteront. Ceux qui avaient peur de ces votes n'ont donc rien gagné. Depuis 1945, nos gouvernants ont toujours agi avec un temps de retard. A chaque revendication des indigènes, ils opposaient un refus net, pour reconnaître plusieurs années après, que la chose était possible. Mais à ce moment-là, il était trop tard ; leur interlocuteur n'envisageait plus l'intégration, mais l'indépendance.
L'échec de cette intégration conduisit à l'indépendance de l'Algérie. Les Européens rejoignirent leur patrie, la France, mais quittèrent leur vrai pays, l'Algérie.
Yves CASHA