« Si on ne parvient pas à une révolution égalitaire entre Juifs et Arabes, on aura une guerre de cent ans », avait prédit dans les années 1920 Martin Buber, ce philosophe juif allemand qui ne cessa d’œuvrer pour l’entente entre les deux peuples. Un siècle après, l’histoire lui donne raison. En dépit de l’engagement des premiers immigrants, qu’il s’agisse de sionistes travaillistes ou de de Juifs plus marxistes que sionistes, comme le père d’Alexandre Thabor qui relate sa vie dans Les aventures extraordinaires d’un Juif révolutionnaire, la gauche a échoué en Israël. C’est son échec que raconte minutieusement l’historien Thomas Vescovi [1]. Comme souvent, témoignage et ouvrage savant se complètent utilement.
Alexandre Thabor, Les aventures extraordinaires d’un Juif révolutionnaire. 1917-1948 : un père raconte à son fils ses souvenirs d’amour et de révolutions de Moscou à Madrid, Paris et Jérusalem. Préface d’Edgar Morin. Postface de Dominique Vidal. Temps Présent, 331 p., 24 €
C’est un parcours classique que celui du père d’Alexandre Thabor, direz-vous : d’Odessa à Moscou en passant par Madrid, la Palestine, Jérusalem, puis retour à Paris, ils sont nombreux à avoir suivi cet itinéraire. Et pourtant, celui-ci est bel et bien un roman d’aventures qui se dévore tel quel, même si la plupart des pages sont difficiles à avaler : les conflits au sein du Yishouv (l’implantation sioniste en Palestine) et le conflit judéo-arabe, la guerre d’Espagne (âmes sensibles, s’abstenir), le stalinisme et la Shoah auront formé la toile de fond de la vie de Thabor père. La partie concernant son séjour en Palestine, entre 1924 et 1936, est un témoignage comme il en est peu d’aussi précis sur le conflit avant la création de l’État d’Israël et, surtout, sur cette gauche non sioniste dont l’histoire est largement méconnue.
À Odessa, le jeune Juif, révolté par l’antisémitisme et peu convaincu par les promesses des révolutionnaires qui « palabrent » tandis que « le sang des nôtres coulait », est gagné aux idées du Poale Zion, le mouvement sioniste d’obédience marxiste où il entend parler de Martin Buber. Il s’informe :
« Martin Buber ?
– Un Juif allemand. Un jeune philosophe. Un mystique de la révolution égalitaire entre Juifs et Arabes, me répondit Gédéon. Il ne rêve pas d’un État juif avec canon, drapeaux et médailles… gouverné par des nationalistes effrénés. Il pense qu’avec les Arabes, c’est simplement une affaire de négociations entre gens de bonne volonté… Qu’une entente est possible, sinon, pense-t-il, nous allons entrer dans une guerre de Cent Ans… »
Les pogromes, qui continuent alors que la révolution d’Octobre se propage sur le territoire sans atteindre l’Ukraine et Odessa et que Trotski hésite, selon Thabor, à fusiller les coupables au prétexte qu’il est impossible d’arrêter « l’antisémitisme ancestral russe du jour au lendemain », finissent par le convaincre de rejoindre la Palestine. Il y fera partie de la gauche non sioniste.
Pour empêcher la « guerre de Cent Ans », et parce qu’ils sont marxistes, Thabor et son épouse, Tsipora, nouent des liens avec des familles palestiniennes et militent en faveur d’actions communes visant au rapprochement des deux communautés. Son récit des dissensions au sein de la société palestinienne offre autant d’intérêt, si ce n’est davantage, que celui des dissensions du mouvement sioniste. Las, force est de constater que, tandis que le Yishouv s’étend en achetant des terres qu’il colonise et peuple, « la société palestinienne s’épuisait en querelles internes, avec les clans et les grandes familles qui s’affrontaient. Les uns étaient pour une coopération avec les sionistes et d’autres, derrière le Grand Mufti et sa Main Noire, pourchassaient tous les collaborateurs de l’ “ennemi sioniste” ».
Du Yishouv, Thabor exhume quelques belles figures, comme celle de Haïm Kalvarisky, agronome venu de Pologne qui fut un passeur entre les deux mondes, arabe et juif, fumeur de narguilé, capable de faire jouer des musiciens juifs dans les mariages arabes et l’inverse, et qui fonda, en 1925, l’association Brit Shalom (« Une seule terre pour deux peuples ») avec quelques autres, comme Martin Buber, bien sûr, mais aussi le rabbin réformiste Judah Magnes et le philosophe, ami de Kafka, Hugo Bergmann. Ce dernier lit à Thabor et Tsipora des passages de Je et tu, l’œuvre de Buber. Buber les fascine et ils regrettent qu’il soit, jusqu’à la prise du pouvoir par les nazis, plus souvent à Francfort qu’à Jérusalem (sur Buber, on peut lire Dominique Bourel, Martin Buber. Sentinelle de l’humanité, Albin Michel, 2015).
Dans le journal tenu par Tsipora, on apprend les conflits au jour le jour. Ainsi, le 19 juillet 1929, lorsque les Arabes menacent de faire grève. Ils réclament un salaire égal à celui d’un ouvrier juif, de 60 % supérieur, et l’égalité de l’emploi. Ben Gourion, sioniste travailliste et futur fondateur de l’État d’Israël, y est opposé. Thabor et ses amis soutiennent les revendications arabes dans la Histadrout, le syndicat des ouvriers. Ils sont traités de traîtres, de vendus à la cause arabe, menacés d’être abattus. Le 16 août, des manifestations et contre-manifestations juives et arabes à propos du Mur des Lamentations ont lieu dans tout le pays. « J’ai l’impression, écrit Tsipora, d’être déjà sur un volcan en éruption, contraints pour nous sauver de tuer et pleurer. » Quelques jours plus tard, des Juifs sont assassinés de la façon la plus sauvage à Hébron, des Arabes tués à Mea Shearim (le quartier des juifs orthodoxes de Jérusalem). La police anglaise – la Palestine est alors sous mandat britannique — a laissé des Arabes égorger huit Juifs non armés sous ses yeux. Les tueries vont bon train. Des Arabes et des Juifs qui fraternisent sont assassinés par une bande fanatisée, manipulée par celui qui deviendra le Grand Mufti de Jérusalem, plus tard collaborateur de l’Allemagne nazie.
Entre 1929 et 1936, la colonisation n’a cessé de s’amplifier. Les paysans arabes doivent quitter leurs terres, leurs maisons sont détruites. Les Britanniques pratiquent des assassinats ciblés et pourchassent les « Rouges », juifs ou arabes. Au printemps 1936, une grève paralyse totalement le pays, la Histadrout voulant bannir les ouvriers arabes du marché du travail. La grève se transforme vite en révolte armée. L’époque est de nouveau « de sang et de larmes, comme aux pires heures d’Odessa ». La brutalité de la police anglaise défie l’entendement. La plupart des officiers venaient d’Inde, de New Delhi où ils s’étaient distingués dans la création des centres de torture. Cette police était pleine d’auxiliaires qui avaient massacré les Irlandais en lutte pour leur indépendance. Certains d’entre eux n’hésitaient pas à faire le salut nazi en public. Une de leurs escouades anti-émeute à Tel Aviv arbore une croix gammée peinte sur ses boucliers. Expulsé comme « rouge » par l’administration anglaise, Thabor se décidera en faveur d’un autre combat. Il fera partie de la brigade palestinienne à destination de l’Espagne en lutte pour la défense de sa république. Le 9 novembre 1936, la brigade sera à Alicante : « 25 Juifs et 2 Arabes, brûlant d’une passion dévorante et dont personne ne parle plus ».
De ce séjour en Espagne, on retiendra des portraits qui ne sont pas conformes à la réputation des personnes en question : celui du journaliste soviétique Mikhail Koltsov, qui couvrait la guerre pour la Pravda et dont on sait qu’il disparut après avoir été rappelé à Moscou, un homme « glacial, intelligent et cultivé, mais un véritable tueur » ; ou encore celui du général Orlov du NKVD (l’ancêtre du KGB), futur transfuge qui échappera aux purges staliniennes en rejoignant à temps les États-Unis et dont Thabor a une moins mauvaise opinion que celle dont il « bénéficie » généralement. En d’autres termes, il n’aurait pas donné l’ordre de tuer à la légère – ce qui, en Espagne, où les combattants non inféodés au communisme, comme ceux du POUM et les anarchistes, devaient être éliminés, était loin d’être négligeable !
Vient la défaite de la République espagnole en 1939 et le repli, la retirada, vers la France, où Thabor est d’abord interné au camp du Vernet, puis en Algérie, dans le camp peu connu de Djelfa, où le régime de Vichy va interner des rescapés de la guerre d’Espagne et 300 Juifs. Parmi les 2 500 prisonniers, 650 auraient survécu : « Djelfa, c’était Le Vernet en pire ». Il y retrouve le poète Max Aub, qui avait commandé Guernica à Picasso. En décembre 1942, un mois après le débarquement en Afrique du Nord, les Alliés libèrent les anciens des Brigades. Certains décident de se rendre en Palestine. Mis sur une liste noire par les Anglais, Thabor sait qu’il sera arrêté à sa descente du bateau.
Où aller ? Un ancien brigadiste russe surgit soudain dans le camp. C’est un ami de la période de l’Espagne, où se sont nouées des amitiés fortes. Roussakov le convainc de rentrer avec lui en URSS, ce qu’il fera non sans hésiter – avant d’en repartir comme chargé de mission soviétique en Palestine. L’URSS négocie alors avec le Yishouv. Thabor est utile, il connaît les langues et le terrain, et l’URSS est sur la voie du soutien à la création de l’État hébreu, même si, peu de temps après, elle sacrifiera le Comité juif antifasciste d’Ehrenburg, Grossman et Mikhoels. « L’histoire ne prenait plus le temps de souffler. » Thabor non plus, et son lecteur ou sa lectrice doit de temps en temps poser l’ouvrage. Heureusement, il s’arrête avant la création de l’État d’Israël. Thabor lui survivra dix ans, ce qui lui permettra de retrouver son fils que Tsipora avait réussi à mettre à l’abri en Suisse (tandis qu’elle-même mourra à Auschwitz). Puis de lui livrer ce récit, bouleversant, unique.