Soyez ravis par vos enfants!

Tâches ménagères


En fait, cette histoire de tâches ménagères a tendance à m'énerver un chouïa. Je ne vois pas pourquoi ça tombe sur le râble de la personne qui est à la maison et qui s'occupe des enfants (disons, donc, neuf fois sur dix, la maman).

Enfin, disons, pour être plus précise, je comprends bien PRATIQUEMENT pourquoi il est plus simple, commode, enfin appelez ça comme vous voulez, que ce soit elle qui s'en charge – de la même façon qu'il est plus simple que ce soit la personne qui passe devant la boulangerie qui ramène le pain. Mais je soupçonne que ça ne soit pas cet aspect pratique qui domine la répartition des choses, en réalité.

J'ai l'impression qu'on est plutôt pris dans un réseau de représentations qui fait que, du moment qu'on est à la maison avec les enfants, on rentre dans le moule de « la femme au foyer » (je ne sais pas ce que ça donne pour les hommes à la maison, cela dit) – avec tout ce qui s'ensuit. Je vois se profiler l'archétype de la « bonne mère », sorte d'ange au visage doux qui tient sa maison (d'ailleurs, l'expression elle-même est révélatrice), veille au confort matériel de chacun, tout en étant disponible pour un câlin, une histoire …

Quand j'écris ces lignes, j'ai plein d'images très 19e siècle qui me viennent en tête –la mère de Madeleine et Camille de Fleurville, ou, dans un autre registre, Caroline Ingalls, qui permet de passer l'hiver avec ses bocaux de cornichons bien rangés, son lard salé, et qui, le soir venu, reprise des vêtements et rallonge des pantalons, enfin bref, d'une femme qui, comme on le disait à l'époque, est une richesse pour l'homme qui a eu le bonheur de l'épouser, puisqu'elle fait fructifier et durer son capital.

Rien à voir, évidemment, avec la pauvresse du taudis plus bas, qui vit dans la crasse et le désordre, qui hurle sur ses enfants, qui boit (est-ce que vous êtes comme moi, est-ce que ça vous évoque des souvenirs visuels, des caricatures du siècle dernier ?) … Est-ce que vous voyez comment les notions se polarisent, comment l'ordre de la maison est le reflet de la vertu de l'âme ?

Bon, je m'égare. Revenons à nos moutons (sous le lit).

Je trouve que tout le problème, c'est d'être pris dans des tâches qui sont à la fois intangibles et en compétition – au niveau du temps, de l'énergie et de l'attention.

Tous ces gestes qu'on fait, ou qu'on s'abstient de faire, pour respecter les besoins de nos enfants … Toutes ces fois où on accepte que quelque chose qui pourrait être expédié en dix minutes prenne une heure, parce qu'on laisse participer notre enfant, parce qu'on marche à son rythme, parce qu'on est interrompu … Toutes ces fois où on laisse de côté un truc qu'on doit faire, parce qu'on répond à une question, qu'on écoute un chagrin, qu'on garde un bébé endormi dans ses bras, qu'on donne le sein, qu'on se lance dans un jeu …

Cela dit, le travail qu'on effectue là est relativement valorisé socialement. Pas autant que le travail rémunéré, certes, d'autant moins qu'il est censé être effectué dans un esprit de don de soi et de sacrifice qui sous-entend qu'on n'aura jamais la grossièreté d'en demander reconnaissance. Mais bon, on est dans le relationnel, dans l'affectif … c'est un registre « noble », quelque part.

(A ça, j'ajouterais que, lorsqu'on essaie vraiment de répondre aux besoins de ses enfants, d'être disponible pour eux, de les écouter et de s'ajuster à eux, on met en route une sorte de remise en question, de prise de conscience, qui entraîne plein d'autres choses et qui devient comme une sorte d'axe central de notre vie – et donc, du coup, on réalise l'importance et les répercussions de ce qu'on fait. En tout cas, c'est le cas pour moi.)

Pour les tâches ménagères, c'est très différent, on est dans une toute autre acceptation de la notion de travail - on est tout de suite plus dans la corvée, pour le coup. C'est beurk, c'est nul, et même si on peut y apporter de l'ingéniosité, voire du savoir-faire, ça reste euh … très terre à terre et pas franchement grisant. Ca n'est sans doute pas totalement par hasard que, sur un plan social, les tâches de soin à autrui sont traditionnellement dévolues aux groupes dominés. C'est même un signe de promotion sociale que de ne plus avoir à s'en occuper soi-même (il y a des travaux très intéressants là autour)

Soi-même, en général, on ne s'enthousiasme pas trop pour l'histoire. On essaie d'avaler la pilule en fractionnant le temps, en s'organisant, mais bon, on le fait surtout parce qu'il faut bien le faire. Et on a vachement plus de mal à admettre que, là aussi, on répond aux besoins de nos enfants (et de notre conjoint, bien souvent), et même à leurs besoins primaires (se loger, se nourrir, s'habiller). En fait, ces tâches-là, on les refourguerait volontiers à quelqu'un d'autre, nous aussi. Non ?

C'est légitime et compréhensible. N'empêche, je pense qu'on rate le coche. Tant au niveau du partage que de la reconnaissance (qui vont de pair, je dirais). Les tâches ménagères, c'est la base de tout. De tout. On peut évidemment les simplifier (en possédant moins, en baissant nos standards d'ordre et d'hygiène, par exemple), mais on ne peut pas s'en passer. Même lorsqu'on n'a qu'un bol, on le lave et on le range après avoir mangé, même lorsqu'on n'a qu'un pantalon, on le lave le soir pour pouvoir le remettre le lendemain. On le fait pour soi, et, c'est là que ça devient tordu, on le fait pour les autres. Et ça n'est pas rien du tout – c'est du travail, d'une part, qui demande du temps, de l'énergie et de l'attention. C'est du lien, aussi, parce que ça n'est pas anodin de s'occuper du linge ou des repas de quelqu'un d'autre.

En même temps, ça pue un peu, si j'ose dire, cette histoire. Revaloriser les tâches ménagères, c'est toujours vaguement suspect. N'essaie-t-on pas de faire passer la pilule avec de belles paroles ? Genre : un zeste de bonne humeur, un soupçon d'organisation, et hop ! Et puis, on nous a tellement servi de mépris déguisé en pseudo-reconnaissance (genre « mais qu'est-ce que je ferais sans vous ma petite Lucie » qui peut se traduire par « je ne supporterais pas de devoir me charger de ça moi-même ») … Sans compter qu'il y a un gros aspect normatif autour de la « bonne tenue » de la maison, assez clairement assimilé à la bonne tenue de l'âme et des manières (cf plus haut).

Il faudrait donc commencer par admettre (et faire admettre) que ce travail prend du temps. Qu'il y a des heures et des heures qui sont effectuées là de façon totalement gratuite et souterraine. Que ça n'est pas rien (qu'il ne suffit pas d'un zeste de et de soupçon de, etc), loin de là. Ca n'est pas forcément le bagne, on peut le faire avec un état d'esprit proche de la méditation zen, sans doute, mais c'est du boulot et il est fait, jour après jour après jour … Ne pas minimiser, bien au contraire. Rendre la chose visible, et, quelque part, noble. C'est énorme ! Comme je le disais plus haut, c'est créateur de lien, c'est une manière intime, quotidienne, bienveillante, de prendre soin de l'autre, de l'insérer dans un ensemble, de lui signifier son appartenance … Et, au risque de me répéter encore, c'est du temps, et c'est de l'énergie, et c'est de l'attention – et ce temps, cette énergie, cette attention, sont DONNES. Donnés à notre famille. Et à la société.

Et c'est là que j'insiste : je ne vois pas pourquoi c'est seulement à la personne qui est à la maison de se charger de ça. Pourquoi serait-ce seulement à elle de prendre soin de l'autre de cette façon-là ? Qu'est-ce que ça dit de nos rapports mutuels ? Et, dans la mesure où une bonne partie de ce travail est destinée aux enfants, et que la décision d'avoir et d'élever des enfants a généralement été prise à deux, pourquoi n'y a-t-il pas un vrai partage à ce niveau-là ? (On peut d'ailleurs élargir la question au-delà du cercle familial, si on admet qu'une société a besoin d'enfants) Pourquoi est-il légitime pour celui qui travaille à l'extérieur de le faire en rechignant, comme s'il nous concédait une faveur ? Pourquoi dit-on d'un mari qui participe aux tâches du foyer qu'il « aide sa femme » ?

Sans en arriver à des extrêmes pénibles, je trouve qu'on peut quand même demander que ces tâches-là soient réparties entre les deux adultes du foyer (sans aborder ici la question de la participation des enfants). Ce sont souvent des arguments pratiques qui sont avancés (il rentre tard, je n'ai qu'à appuyer sur un bouton, je peux le faire tout en surveillant les enfants), mais si on y regarde de près, ça ne résiste pas à l'analyse. Il y a bien sûr des réalités pratiques dont il faut tenir compte, mais ma conviction profonde est que ce sont nos représentations qui sont réellement en jeu. Sinon, comment expliquer que, lorsque deux personnes travaillent à l'extérieur, les tâches sont également réparties entre l'homme et la femme … jusqu'à ce que l'enfant paraisse et cela même si la femme continue à travailler à 100% à l'extérieur ?



Rédigé par Hélène le Samedi 30 Avril 2011 à 21:01 | Lu 1454 fois