"La vérité est pareille à l'eau, qui prend la forme du vase qui la contient" (Ibn Khaldoun) /// «La vérité est le point d’équilibre de deux contradictions » (proverbe chinois). /// La vérité se cache au mitan du fleuve de l'info médiatique (JM).
Ayant séjourné de 1943 à 1951 à Sétif, ville d'Algérie où des familles Zemmour étaient présentes, (d'ailleurs non loin de mon lieu d'habitation), je crois me souvenir que ces familles (sans doute françaises depuis le décret Crémieux de 1870) revendiquaient en ce temps-là, non pas la berbérité ancestrale dont s'honore à présent le virulent Eric, mais plutôt leur judaïsme et leur francité, ce qui dans le contexte de l'époque se justifiait pleinement.
Serait-ce pour se distinguer des Arabes contre lesquels il fulmine ordinairement qu’il ajoute à sa qualité de Français intransigeant une berbérité originelle ?
Il en va de l'adhésion à une communauté nationale comme de l'adhésion à une religion : il n'est rien de pire que certains néophytes atteints du syndrome de Polyeucte. Cela semble être le cas de Zemmour.
Ses diatribes permanentes et parfois délirantes contre les Musulmans, ajoutées à ses descriptions d'un "grand remplacement" inéluctable en font une sorte de sinistre cavalier de l'apocalypse.
Par ailleurs, à vouloir clamer et proclamer sans cesse : "plus français que moi tu meurs", il finit par susciter autant de haine que d'adhésion.
Zemmour est une sorte de Torquemada qui, toutes proportions gardées, et dans un autre contexte, mène une guerre sainte - heureusement circonscrite au verbe - comme d'autres mènent leur djihad.
Ne diabolisons pas Zemmour. Il nous offre la parfaite illustration d'une intégration réussie, intégration qui le pousse à dépasser en virulence une certaine "franchouillardise" ambiante à l'encontre de l'étranger.
Le problème est que sa conception de l'étranger est assez sélective, voire réductrice. Demandons-lui donc simplement de ne pas refuser aux "arabo-musulmans" et autres, la possibilité de devenir eux-mêmes ce qu'il s'honore d'être devenu, à savoir un nationaliste français intransigeant, voire sectaire et dogmatique.
J'entendais l'autre jour Zemmour fulminer comme à l'accoutumée contre l'invasion étrangère. Il préconisait des mesures plus radicales encore que celles prônées par le F.N.
Le verbe est incendiaire. Il faudrait rappeler à Zemmour que sa terminologie relative aux « arabo-musulmans », si l’on excepte les références à la «ploutocratie » nationale et internationale, rappelle fâcheusement celle qui concerna les Juifs dans les années 30-44.
Comparer le discours commun des antisémites de l'avant-guerre, enrichi de celui de la période vichyssoise avec le discours zemmourien serait sans doute édifiant. Zemmour oublie-t-il les diatribes de Céline, (pour ne citer que celui-là) ce gigantesque écrivain perverti dans un antisémitisme délirant ?
A propos de la "bienveillance" de Pétain à l'égard des juifs français, thèse avancée par Zemmour, question ingénue : Zemmour aurait-il accepté d'être été témoin "à décharge" au procès Papon ?
S'agissant du distinguo zemmourien entre juifs français et juifs étrangers sous Vichy, en quoi le fait d'avoir tenté de protéger des juifs "nationaux" (pour autant que cela soit exact) exonère-t-il ce régime de sa collaboration active à la stigmatisation, au fichage, et à la déportation de milliers de juifs "étrangers" ayant trouvé refuge sur notre sol ?
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Ceci étant, il me paraît utile de reproduire ci-après trois articles, le premier permettant de comprendre sur quelles bases Eric Zemmour peut établir sa judéo-berbérité et sa francité, et les deux suivants rappelant le sort réservé aux Juifs dans l'Algérie et la Tunisie vichyssoises.
Article de la rubrique les deux rives de la Méditerranée > les « populations » de l’Algérie coloniale
date de publication : jeudi 18 octobre 2007
LDH TOULON
L’histoire des juifs d’Algérie à l’époque coloniale est souvent mal connue. Un événement fait exception : le décret Crémieux qui accorda la nationalité française en bloc à tous les juifs algériens. Le violent antisémitisme qui s’était développé parmi les Européens d’Algérie est souvent ignoré, ainsi que l’abolition en 1940 du décret Crémieux.
Nous vous proposons une brève histoire des juifs d’Algérie reprise de l’ouvrage « D’une rive à l’autre - La guerre d’Algérie, de la mémoire à l’histoire » de Hassan Remaoun et Gilles Manceron [RM ], suivie d’extraits de « Les trois exils. Juifs d’Algérie » où Benjamin Stora revient sur l’abolition puis le difficile rétablissement du décret Crémieux [S ].
L’histoire des juifs d’Algérie
par Hassan Remaoun et Gilles Manceron
Les Juifs étaient parmi les plus anciennes populations d’Afrique du Nord où ils vivaient très probablement déjà à l’époque de Carthage et certainement deux siècles avant notre ère. Si, pendant l’été 1962, à la fin de la guerre d’Algérie, quelque 140 000 Juifs se sont trouvés mêlés aux "rapatriés" arrivant en France, ils avaient une histoire différente de celle des Européens d’Algérie. A l’époque romaine et au début de l’expansion du christianisme, les Juifs du Maghreb étant prosélytes, des tribus berbères s’étaient converties au judaïsme, si bien que les Juifs d’Algérie se définissaient volontiers comme "Juifs berbères". Quand les Arabes étaient arrivés au VII-ème siècle, les Juifs, comme les chrétiens, étaient devenus des dhimmi, c’est-à-dire des membres de communautés protégées, faites de gens du Livre, mais aussi des sujets de seconde zone, puisque le statut du dhimmi était à la fois un statut de protection sans comparaison avec celui, à la même époque, des minorités religieuses de l’Europe chrétienne et un statut inégalitaire. [...]
Avec la conquête de l’Algérie, en 1830, les Juifs algériens, dont quelques-uns connaissaient le français, avaient accueilli assez favorablement l’arrivée des nouveaux arrivants et étaient devenus des sortes d’intermédiaires entre colonisateurs et autochtones. Étant vite entrés en contact avec les représentants des Juifs de France, émancipés depuis la Révolution française, c’est-à-dire devenus des citoyens français relevant individuellement de la loi française au prix de la perte de leur "statut personnel" juif antérieur (juridiction des tribunaux rabbiniques sur les mariages, les divorces et les successions), les Juifs d’Algérie avaient subi leur influence et aspiré à la même condition. La situation des Juifs français, pour qui le domaine religieux relevait dorénavant, comme pour les autres citoyens français, de la vie privée, et qui s’intégraient progressivement (non sans provoquer des réactions racistes à leur égard) dans la société française, leur avait semblé préférable au statut de dhimmi qui leur était en quelque sorte conservé par la France au début de la colonisation. L’administration militaire française avait supprimé peu à peu l’autonomie interne des communautés juives d’Algérie [...] A partir de 1845-1850, les Juifs d’Algérie, soutenus par les libéraux et des notables musulmans, avaient commencé à revendiquer la citoyenneté française. Elle leur avait été accordée d’abord par Napoléon III, par le sénatus-consulte de mars 1870, puis, après la proclamation de la République, par le décret connu sous le nom de décret Crémieux, précisé en octobre 1871 par l’Assemblée nationale.
Tout de suite contesté par l’armée et les Européens de "souche" qui en ont réclamé l’abrogation, ce décret a été la cible d’un antisémitisme extrêmement virulent qui a connu une forte poussée au moment de l’affaire Dreyfus, les suffrages des Européens d’Algérie offrant aux antisémites déclarés, dans les années 1894-1902, leur seule représentation parlementaire. A Oran, en 1895, à la suite d’une campagne déclenchée par un Belge devenu français, Paul Bidaine, un parti antisémite s’est emparé, entre 1896 et 1905, du conseil municipal, soumettant les Juifs à des mesures vexatoires et faisant régner un climat de haine conduisant en mai 1897 à des journées d’émeutes accompagnées de violences et de saccages. A Alger, en 1898, alors que le chef de file des antisémites était un immigré italien, Maximiliano Milano dit " Max Régis ", maire d’Alger et président de la Ligue antijuive, Édouard Drumont était élu député, tandis qu’à Constantine, le maire, Émile Morinaud, licenciait les employés municipaux juifs. Cet antisémitisme avait persisté dans les années précédant la guerre de 14 et repris dans les années 1920 avec les Unions latines sur lesquelles se sont appuyées à Oran les municipalités antisémites du docteur Molle et de Jean Ménudier, puis, dans les années 1930, plus influentes encore que les sections locales des partis d’extrême droite comme le PSF ou le PPF, les Amitiés latines de l’abbé Gabriel Lambert, maire depuis 1933, qui prit ouvertement pour programme à partir de 1937 la lutte contre les Juifs et les communistes. Et tandis qu’Oran subissait la fascination de l’ordre fasciste et même nazi (un de ses quotidiens, Le Petit Oranais, portait la croix gammée dans son titre), Alger était en 1935 la première des villes françaises, avant Paris, pour le nombre d’adhérents au mouvement du colonel de la Rocque, Croix-de-Feu puis PSF après sa dissolution comme "ligue factieuse" par le gouvernement de Paris, dont les militants défilaient en uniforme et au pas cadencé, tout comme ceux de la section algéroise du PPF de Doriot, dirigée par Victor Arrighi, alors qu’à Constantine, le maire Émile Morinaud créait les Amitiés françaises pour "organiser la défense contre les Israélites de Constantine". Plusieurs campagnes se développèrent, alimentées par l’exploitation tapageuse de faits divers.
Quand, le 7 octobre 1940, le gouvernement de Vichy abrogea le décret Crémieux, retirant aux Juifs tous leurs droits à la citoyenneté française et refaisant d’eux des "indigènes" au même titre que les Musulmans, ce n’était pas uniquement le résultat de la politique décidée en métropole mais aussi la conséquence de cet antisémitisme persistant au sein de la société européenne d’Algérie. 12 000 enfants juifs furent expulsés de l’enseignement public primaire, secondaire et professionnel à la rentrée de 1941, le nombre d’enfants écartés se montant à 18 000 l’année suivante. Seize camps, de vocations diverses, souvent gardés par d’anciens légionnaires ouvertement pro-nazis, furent ouverts en Algérie, dont certains regroupaient les soldats juifs algériens de la classe 1939, contraints à des travaux forcés. Les Anglo-Américains, en arrivant en novembre 1942, au prix de lourdes pertes (les autorités françaises d’Algérie leur ayant infligé 1 500 morts, enterrés dans le cimetière qui domine encore Oran), y dénombrèrent au total 2 000 détenus.[...] Ce ne fut que le 20 octobre 1943, soit près d’un an après le débarquement allié en Afrique du Nord - le Service des questions juives d’Alger étant resté ouvert jusqu’en mars 1943 -, que le Comité français de libération nationale accéda à la demande des Juifs d’Algérie de recouvrer leurs droits politiques de citoyens, demande à laquelle les notables musulmans, qui formulaient la même pour tous les Algériens, étaient loin d’être hostiles. Quant aux responsables européens de la répression antijuive, ils ne firent, pour la plupart, l’objet d’aucune poursuite.
La mémoire française a préféré retenir l’idée d’une cohabitation difficile entre les Juifs et les Musulmans d’Algérie, projetant rétrospectivement les conflits venant après la Seconde Guerre mondiale, alors que les incidents furent rares entre ces deux communautés et souvent suscités par des antisémites européens à la recherche de troupes pour commettre des violences.
La dernière étape du processus d’intégration des Juifs d’Algérie à la communauté européenne correspondit à la guerre d’Algérie. En 1956, un appel du FLN les incitait à soutenir le mouvement pour l’indépendance, ce que firent un petit nombre d’entre eux, mais la grande partie était déchirée entre ses racines algériennes et son attachement à la France, où se mêlaient, selon les cas, un attachement au statut de citoyenneté qu’elle leur avait finalement assuré et une nostalgie de la société coloniale, où ils occupaient, malgré tout, pour beaucoup d’entre eux, une situation privilégiée par rapport à la masse de la population. [...] Les Juifs d’Algérie avaient peur que la France ne se soucie que des Français ou des Européens "de souche" et que leur citoyenneté française, rétablie moins de vingt ans plus tôt, ne soit de nouveau remise en cause. A leur demande, les accords d’Évian précisèrent que les Juifs d’Algérie seraient considérés comme européens et la France prit même, en 1961, à la veille de l’indépendance, une mesure donnant la citoyenneté française aux quelques Juifs habitant, hors des limites des départements d’Algérie, les territoires du Sud conquis en 1870, qui n’étaient pas citoyens français et conservaient leur statut personnel.
Hassan Remaoun et Gilles Manceron
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L’abolition, puis le rétablissement du décret Crémieux
par Benjamin Stora
L’abolition
La loi du 3 octobre 1940 portant « statut des juifs » leur interdit l’exercice d’un certain nombre de professions notamment dans la fonction publique.
Le 7 octobre 1940, le lendemain de l’adoption du « statut des juifs » légalisant l’antisémitisme vichyssois, le ministre de l’intérieur Marcel Peyrouton [1 ] abolit le décret Crémieux de naturalisation des juifs algériens. Le 11 octobre, il retire aux juifs le droit de se faire naturaliser [2 ]. Cette disposition est appliquée en Algérie aussitôt après sa publication au Bulletin officiel du Protectorat le 3 novembre 1940. Cette fois il ne s’agit plus de ramener les Juifs à la prétendue égalité avec les indigènes musulmans, mais bien de frapper les seuls Juifs par des mesures discriminatoires.
Ce retrait, cette éjection hors de la citoyenneté française est un immense traumatisme pour une communauté qui avait multiplié les marques d’amour envers la République sur laquelle se focalisaient toutes les espérances. Par simple décret, la France peut retirer ce qu’elle a donné… Plus rien désormais ne sera comme avant. La leçon ne sera pas oubliée. [...]
Les archives déposées à Aix-en-Provence pour la période de la Seconde Guerre mondiale concernent le statut des juifs dans le Constantinois où vit une importante communauté, en majorité pauvre. Environ 14 000 personnes sont recensées en 1936 pour la seule ville de Constantine. Une ville qui abrite la plus forte proportion d’« israélites d’origine algérienne » : 13 % si on tient compte du total de la population communale, 18 % si on ne tient pas compte de la population dite « éparse » mais seulement de celle de la ville [3 ] Présents dans l’ensemble du Constantinois, les juifs sont aussi enracinés, parfois depuis des siècles, dans de gros bourgs ou des villes moyennes telles Ain Beïda (940 juifs recensés en 1936), Biskra (926), Bône (2 390), Sétif (3888), Guelma (769), Philippeville (494), Khenchela (392), Msila (318) ou Saint-Arnaud (333). En dépit d’une élévation du niveau de vie après la Première Guerre mondiale, l’activité économique et sociale des juifs se cantonne aux métiers traditionnels. Bonnes et ménagères (516 personnes), couturières (169), employés de commerce (323), journaliers (60), cordonniers (306), menuisiers (110), peintres (128), tailleurs (445), épiciers (286), bijoutiers et ouvriers bijoutiers (139) forment le gros de la communauté. Ville de tradition religieuse, Constantine compte par ailleurs, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, 41 rabbins contre 27 à Alger, 25 à Oran ou 13 à Tlemcen. Les mesures prises par le régime de Vichy sont donc venues frapper de plein fouet cette communauté pauvre et pieuse. [...]
[La] sensation d’exil intérieur est particulièrement forte s’agissant de l’enseignement. Le fait d’être chassé de l’école de la République restera incontestablement le traumatisme le plus vif de cette période. En 1940, 465 professeurs ou instituteurs sont sommés de quitter leur emploi du jour au lendemain. Une nouvelle campagne antijuive contre les étudiants et les écoliers, pour l’instauration d’un numerus clausus, aboutit à la loi du 21 juin 1941, promulguée en Algérie le 23 août. Aux termes de cette loi, les juifs ne sont plus admis dans les facultés ou instituts d’études supérieures que dans une proportion de 3 % de l’effectif des étudiants non juifs inscrits l’année précédente. À la rentrée universitaire de 1941, 110 candidats juifs seulement sont acceptés à l’université d’Alger sur 652 postulants. L’enseignement public, primaire ou secondaire, reste accessible dans les proportions de 14 % des effectifs de chaque école. Une loi du 19 octobre 1942 réduit le numerus clausus à 7%. L’historien Michel Ansky dans son livre Les Juifs d’Algérie remarque que cette loi est appliquée en Algérie avant même sa promulgation. En fonction de ce texte, 19 484 élèves sont immédiatement exclus des écoles publiques. La loi interdit aux élèves juifs de l’enseignement privé de se présenter aux concours et examens d’un niveau supérieur au certificat d’études. Cette mesure, qui touche ainsi l’ensemble de la population scolarisée à la hâte par les institutions juives, est particulièrement ressentie par les familles.
Dès la fin de l’année 1940, en effet, le Consistoire a improvisé une instruction de remplacement, en mettant sur pied un enseignement primaire privé avec l’aide des instituteurs juifs révoqués. À la fin de l’année scolaire 1941-1942, soixante-dix écoles primaires et six écoles secondaires fonctionnent, difficilement. Dans ce pays où n’existe pas encore, contrairement au Maroc, le réseau des écoles de l’Alliance israélite universelle, cette exclusion mise en oeuvre immédiatement et de manière restrictive est un choc, dont témoignera notamment Jacques Derrida.
Né à Alger le 15 juillet 1930, il est âgé d’une dizaines d’années lorsque s’installe le régime de Vichy. Le jour de la rentrée scolaire, en octobre 1941, le proviseur de son lycée le convoque et le congédie. Le tout jeune adolescent n’est plus français, et en tant que juif est exclu de l’enseignement. Il gardera de cet affront une blessure ineffaçable mais constitutive car elle fera de lui, surtout à la fin de sa vie, le philosophe des sans-papiers et des sans-abri, l’intellectuel éperdument épris de justice. [...]
Réactions communautaires
On ne s’étonnera pas de voir la plupart des Européens d’Algérie approuver cette abrogation du décret Crémieux en 1940. Les bulletins confidentiels d’information trouvés dans les archives d’Aix-en Provence soulignent que « l’abrogation du décret est unanimement approuvée par les Européens »… Le député-maire de Constantine, Emile Morinaud, s’exclame : « La joie s’est emparée des Français quand ils ont appris que le gouvernement Pétain abrogeait l’odieux décret. Nous avons toujours revendiqué contre les juifs la cause de la prépondérance française. Nous n’avons qu’à louer le gouvernement Pétain d’avoir répondu à l’appel des Français de ce pays opprimé depuis 70 ans ! » [...]
Les juifs d’Algérie ne seront pas déportés vers les camps de la mort. [...] [Mais] seize camps de travaux forcés à vocations diverses, souvent gardés par d’anciens légionnaires ouvertement pronazis, furent cependant établis en Algérie, dont certains regroupaient les soldats juifs algériens de la classe 1939. À leur arrivée, en novembre 1942, les Anglo-américains dénombrèrent 2 000 détenus dans ces camps.
Le lent rétablissement
[...] Le 8 novembre 1942, une escadre américaine débarque, au prix de lourdes pertes (1500 morts enterrés dans le seul cimetière qui domine encore Oran), un important corps expéditionnaire à Alger, à Casablanca et à Oran. Une poignée de résistants, parmi lesquels émerge la figure de José Aboulker, ont préparé ce débarquement. La population juive accueille avec enthousiasme les troupes américaines. [...]
Un accord provisoire est signé entre le général américain Clark et l’amiral Darlan alors présent à Alger. Le général Giraud prend le commandement en chef des troupes puis, après l’assassinat de Darlan le 24 décembre 1942, reçoit le commandement civil et militaire. C’est la délivrance, mais les mesures prises par Vichy ne seront annulées qu’après bien des hésitations et des batailles livrées par les représentants de la communauté juive.
Le rétablissement du décret Crémieux sera long à venir : près d’une année après le débarquement anglo-américain de novembre 1942. La responsabilité de ces « lenteurs » incombe d’abord au général Giraud. C’est, clairement, un conservateur antisémite qui reproche aux juifs d’avoir « trop bruyamment manifesté leur joie au passage des troupes américaines », et « d’aspirer à leur revanche puisqu’ils demandent avec quelque véhémence l’abolition de toute législation antijuive » [4 ]. Le nouveau pouvoir qui s’installe à Alger ne veut pas du rétablissement de la situation antérieure. Il refuse d’incorporer les recrues juives dans l’armée qui part pour l’Italie et la Provence, en l’expliquant ainsi dans une note du 30 janvier 1943 : « Cette mesure a paru nécessaire afin d’éviter que la situation d’ancien combattant ne puisse être acquise par l’ensemble de la population juive et pour ne pas engager l’avenir sur la question du statut qui leur sera donné après la guerre. » Les juifs seront donc versés dans des bataillons spéciaux de travailleurs non combattants, en Algérie ou au Maroc, sous le nom de « pionniers ».
Giraud choisit comme nouveau gouverneur de l’Algérie Marcel Peyrouton, l’ancien ministre de Vichy, l’homme qui précisément avait décidé l’abrogation du décret Crémieux ! Ce dernier freine manifestement le retour à la normale. Le numerus clausus est abandonné à la mi-février 1943 et, en mars, Marcel Peyrouton déclare que 3500 fonctionnaires juifs licenciés seront réintégrés. Mais au printemps 1943, le décret Crémieux n’est toujours pas rétabli. Pire : le 14 mars 1943, Peyrouton annonce qu’il va rompre avec la législation vichyssoise et que la législation postérieure au 22 juin 1940 est dénuée de toute valeur légale... à l’exception de l’abrogation du décret Crémieux. Il est donc promulgué au Journal officiel du 18 mars 1943, à la grande surprise de tous les membres de la communauté juive, une ordonnance d’abolition... du décret Crémieux ! Cette nouvelle loi raciale ne reprend même pas les exceptions prévues en faveur des anciens combattants décorés. L’argument est toujours le même : à vouloir satisfaire les juifs, le risque est grand de mécontenter les musulmans (à qui, d’ailleurs, on ne demande jamais leur avis...) [5 ] [...]
Dans l’esprit des nouvelles autorités [...] un rétablissement du décret Crémieux pourrait provoquer des troubles chez les indigènes musulmans et susciter l’exaspération de la majorité européenne restée vichyste et sur laquelle veut s’appuyer Giraud. Afin d’éviter les polémiques, Giraud confirme l’abrogation du décret en Mars 43, mesure qui ne manque pas de susciter un tollé de la part des responsables de la communauté juive, lesquels n’auront de cesse de se voir rétablis dans leur citoyenneté française et dans leurs droits. [...] Le plus simple à leurs yeux était donc de rétablir le décret Crémieux et d’abroger la législation de Vichy. Décision que ni Giraud, ni De Gaulle, lorsqu’il arrive au pouvoir en mai 43, ne se résoudront à prendre. [...]
Il faudra des centaines de pétitions pour que le 22 octobre 1943, un an après le débarquement anglo-américain, le décret Crémieux soit rétabli et que les juifs d’Algérie redeviennent Français.[...]
La satisfaction est générale, mais la blessure reste profonde, comme en témoigne, encore une fois, Jacques Derrida : « C’est une expérience qui ne laisse rien intact, un air qu’on ne cesse plus jamais de respirer. Les enfants juifs sont expulsés de l’école. Bureau du surveillant général : tu vas rentrer chez toi, tes parents t’expliqueront. Puis les Alliés débarquent, c’est la période du gouvernement bicéphale (de Gaulle-Giraud) : les lois raciales maintenues près de six mois, sous un gouvernement français "libre". Les copains qui ne vous connaissent plus, les injures, le lycée avec les enseignants expulsés sans un murmure de protestation de collègues. On m’y inscrit, mais je sèche pendant un an. [...] Avec d’autres, j’ai perdu puis recouvré la citoyenneté française, je l’ai perdue pendant des années sans en avoir d’autre. Pas la moindre, vois-tu. [...] Une citoyenneté, par essence, ça ne pousse pas comme ça, c’est pas naturel, mais son artifice et sa précarité apparaissent mieux, comme dans l’éclair d’une relation privilégiée, lorsque la citoyenneté s’inscrit dans la mémoire d’une acquisition récente : par exemple la citoyenneté française accordée aux juifs d’Algérie par le décret Crémieux en 1870. Ou encore dans la mémoire traumatique d’une "dégradation", d’une perte de la citoyenneté. » [6 ]
Benjamin Stora
Notes
[RM ] Hassan Remaoun et Gilles Manceron, D’une rive à l’autre - La guerre d’Algérie, de la mémoire à l’histoire, 1993, éd Syros.
[S ] Benjamin Stora, Les trois exils. Juifs d’Algérie », sept. 2006, éd. Stock.. L’ouvrage de Benjamin Stora est présenté sur ce site : « les trois exils - Juifs d’Algérie » de Benjamin Stora.
[1 ] Marcel Peyrouton a été secrétaire général du Gouvernement général à Alger avant de devenir résident en Tunisie, puis au Maroc. Il expliquait la nécessaire abrogation du décret Crémieux par « l’antijudaïsme instinctif des musulmans. », donc par la nécessité de réparer une injustice à leur égard.
[2 ] Sur la chronologie de cette période décisive, voir Henri Mselatti, Les Juifs d’Algérie sous le régime de Vichy, Paris, éd l’Harmattan, 1999, 302 pages.
[3 ] Eugène Guernier (dir.), Encyclopédie coloniale et maritime, tome second, « Les villes, marchés de l’intérieur. Constantine », Paris, Éd. de l’Encyclopédie de l’Empire français, 1948.
[4 ] Charles-Robert Ageron, De l’Algérie française à l’Algérie algérienne, op. cit., p. 426. Le général Giraud n’était pas un cas à part dans l’armée d’Afrique qui comptait un grand nombre d’antisémites ouvertement déclarés.
[5 ] Cet argument est répété sans cesse par les Européens depuis la promulgation du décret Crémieux et ce, dès l’origine. L’insurrection de 1871 en Kabylie est ainsi expliquée comme une réaction musulmane au décret Crémieux.
[6 ] Jacques Derrida, La Contre-Allée, avec Catherine Malabou, Paris, La Quinzaine littéraire 1999, p. 87-88.
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Le lien ALGERIE ANCIENNE permet en outre la consultation d'ouvrages traitant de la problématique juive en Algérie "au temps béni (pour certains) des colonies".
Cf. notamment :
- HISTOIRE DES PERSÉCUTIONS RELIGIEUSES EN ESPAGNE des JUIFS, MORES et PROTESTANTS, par E. LA RIGAUDIÈRE,
- LES JUIFS D'AFRIQUE DU NORD, par Maurice EISENBETH, grand Rabbin d'Alger en 1936.
- LA JUIVERIE ALGÉRIENNE – 1888 - Fernand GREGOIRE
- LES JUIFS ALGÉRIENS, LEURS ORIGINES - 1898 - Henri GARROT
- L’ANTISÉMITISME ALGÉRIEN -1899 - Gustave ROUANET
Est-il par ailleurs opportun de rappeler que le polémiste antisémite Édouard Drumont (1844-1917) élu député d'Alger en mai 1898, avait déjà proposé l'abrogation du décret Crémieux, appuyé en cela par quatre autres députés d'Algérie.
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Les camps de vichy en Afrique du Nord (1940-1944)
- Jacob Oliel
- Dans Revue d’Histoire de la Shoah 2013/1 (N° 198), pages 227 à 244
1 La signature de l’armistice, qui réglait les conditions de la défaite militaire de la France, entre l’État français et le gouvernement du Reich allemand, le 22 juin 1940, et le vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain par le Parlement, le 10 juillet 1940, devaient donner lieu à une série de décisions inattendues dont les conséquences furent ressenties aussi bien à Alger qu’à Tunis et à Rabat. La promulgation des premières lois antijuives, le 27 août, et l’abrogation de la loi Marchandeau punissant l’incitation à la haine raciale, puis la publication au Journal officiel du nouveau statut des Juifs applicable en France métropolitaine et dans les colonies, le 3 octobre, eurent ainsi des répercussions directes en Algérie, en Tunisie et au Maroc.
Les effets des lois antijuives en Afrique du Nord
2 En 1939, les communautés juives du Maghreb (environ 400 000 personnes [2]dont certaines étaient présentes depuis plus de vingt siècles, n’avaient ni le même statut, ni les mêmes droits que le reste de la population : si, dans les protectorats de Tunisie et du Maroc, les Juifs demeuraient des « indigènes », leurs coreligionnaires d’Algérie étaient citoyens français depuis 1870. Néanmoins, la politique antisémite de Vichy, diversement appliquée, frappa d’exclusion les uns et les autres.
3 Comme en métropole, les Juifs [3] constituaient une cible privilégiée pour les autorités vichystes qui recoururent contre eux à tous les moyens, fondés ou non, légaux ou non, au besoin grossièrement fabriqués. Ainsi, ce télégramme envoyé le 15 août 1940 de Tlemcen par Abel Forgeot pour dénoncer des « manifestations judéo-maçonniques ». Par ailleurs, un recensement des Juifs fut organisé dans les trois pays du Maghreb. Le numerus clausus fut aussitôt appliqué avec rigueur. Le 16 juillet 1941, le nombre des avocats juifs fut réduit à 2 %. Le 16 octobre 1941, les médecins furent également exclus de la profession. En outre, un télégramme signé Lagarde, et envoyé à Rabat et Tunis depuis Vichy le 18 décembre 1940, rappelait le souci de voir s’appliquer les nouvelles dispositions.
4 En Algérie, avec l’abrogation du décret Crémieux [4] le 7 octobre 1940, les Juifs redevinrent des « indigènes ». Le 18 octobre 1940, la publication au Journal officiel de l’Algérie de la loi du 3 octobre interdit aux Juifs l’accès à la fonction publique et aux mandats électifs. Les mesures d’exception visant les étrangers (réfugiés espagnols, résidants d’origine italienne…), les nationaux soupçonnés d’activités politiques ou syndicales et, inévitablement, les Juifs, commencèrent à être appliquées.
5 La première de ces mesures exigeait le renvoi des fonctionnaires et des enseignants, et la radiation des avocats, des médecins, des journalistes… Une autre loi, édictée le 2 juin 1941, aggravait ces restrictions : les fonctions interdites aux Juifs s’étendirent aux domaines des assurances, du commerce, de l’économie, des transactions immobilières, des antiquités, des concessions de jeux.
6 La seconde mesure instaurait un numerus clausus pour les étudiants, les élèves juifs des lycées, collèges et écoles ; dans plusieurs villes, les communautés s’organisèrent et ouvrirent leurs propres écoles, utilisant les compétences des enseignants juifs mis à pied pour éviter de pénaliser la jeunesse d’âge scolaire.
7 La troisième mesure permettait, sur dénonciation ou sous les prétextes les plus divers [5] , de frapper les civils juifs par des mesures d’internement administratif, d’assignation à résidence… Le 27 juin 1941 par exemple, seize commerçants israélites [6] d’Alger, Oran et Constantine, accusés de spéculation illicite, furent arrêtés sur ordre du préfet d’Alger et envoyés en résidence forcée dans des localités éloignées du Sahara (Adrar, In Salah, El Golea…). Ces arrestations s’inscrivaient dans le cadre des spoliations, de l’aryanisation des biens et n’avaient d’autre but que de les déposséder de leurs biens. En septembre 1941, les Juifs d’Algérie durent se faire recenser ; la mention « Juif indigène » fut alors apposée sur leur carte d’identité.
8 Au Maroc, les Juifs n’ayant pas la qualité de Français (quelques-uns pouvaient se prévaloir du titre de protégés français), ils ne pouvaient s’engager dans l’armée française, fût-ce pour aider la France [7] « Paradoxalement, l’entrée en guerre de la France a pu avoir, en 1939, un aspect bénéfique pour les Juifs marocains [8] non soumis à la conscription et dont beaucoup occupèrent les postes laissés vacants par les Français appelés sous les drapeaux.
9 Les Juifs bénéficièrent-ils au Maroc d’un traitement particulier ? D’aucuns affirment que le roi Mohamed V [9] désapprouvant les lois antisémites, aurait négocié avec le résident général Noguès pour en adoucir les effets. « Au Maroc, [les Juifs] purent continuer à exercer des fonctions publiques, mais seulement dans les institutions de la communauté. »
10 En fait, les archives révèlent que dès le début, les Juifs du Maroc semblent avoir retenu toute l’attention des autorités vichystes [10] qu’ils furent soumis aux mêmes principes ségrégatifs que tous leurs coreligionnaires du reste du Maghreb : lois antijuives, numerus clausus, recensement, inventaire de leurs biens… En ce domaine, l’image protectrice du sultan relève du mythe consolateur.
11 Le cas de la Tunisie reste singulier, car ce pays fut le seul à voir sur son territoire la présence de l’armée allemande et des SS. Les combats qui se déroulaient en Libye justifiaient cette base arrière et la nécessité pour les Allemands d’utiliser la population civile pour des travaux de manutention, de terrassement, de chargement et déchargement de matériel de guerre et de munitions. Les différentes mesures prises à l’encontre des Juifs furent les suivantes :
Les effets des lois antijuives en Afrique du Nord
2 En 1939, les communautés juives du Maghreb (environ 400 000 personnes [2]dont certaines étaient présentes depuis plus de vingt siècles, n’avaient ni le même statut, ni les mêmes droits que le reste de la population : si, dans les protectorats de Tunisie et du Maroc, les Juifs demeuraient des « indigènes », leurs coreligionnaires d’Algérie étaient citoyens français depuis 1870. Néanmoins, la politique antisémite de Vichy, diversement appliquée, frappa d’exclusion les uns et les autres.
3 Comme en métropole, les Juifs [3] constituaient une cible privilégiée pour les autorités vichystes qui recoururent contre eux à tous les moyens, fondés ou non, légaux ou non, au besoin grossièrement fabriqués. Ainsi, ce télégramme envoyé le 15 août 1940 de Tlemcen par Abel Forgeot pour dénoncer des « manifestations judéo-maçonniques ». Par ailleurs, un recensement des Juifs fut organisé dans les trois pays du Maghreb. Le numerus clausus fut aussitôt appliqué avec rigueur. Le 16 juillet 1941, le nombre des avocats juifs fut réduit à 2 %. Le 16 octobre 1941, les médecins furent également exclus de la profession. En outre, un télégramme signé Lagarde, et envoyé à Rabat et Tunis depuis Vichy le 18 décembre 1940, rappelait le souci de voir s’appliquer les nouvelles dispositions.
4 En Algérie, avec l’abrogation du décret Crémieux [4] le 7 octobre 1940, les Juifs redevinrent des « indigènes ». Le 18 octobre 1940, la publication au Journal officiel de l’Algérie de la loi du 3 octobre interdit aux Juifs l’accès à la fonction publique et aux mandats électifs. Les mesures d’exception visant les étrangers (réfugiés espagnols, résidants d’origine italienne…), les nationaux soupçonnés d’activités politiques ou syndicales et, inévitablement, les Juifs, commencèrent à être appliquées.
5 La première de ces mesures exigeait le renvoi des fonctionnaires et des enseignants, et la radiation des avocats, des médecins, des journalistes… Une autre loi, édictée le 2 juin 1941, aggravait ces restrictions : les fonctions interdites aux Juifs s’étendirent aux domaines des assurances, du commerce, de l’économie, des transactions immobilières, des antiquités, des concessions de jeux.
6 La seconde mesure instaurait un numerus clausus pour les étudiants, les élèves juifs des lycées, collèges et écoles ; dans plusieurs villes, les communautés s’organisèrent et ouvrirent leurs propres écoles, utilisant les compétences des enseignants juifs mis à pied pour éviter de pénaliser la jeunesse d’âge scolaire.
7 La troisième mesure permettait, sur dénonciation ou sous les prétextes les plus divers [5] , de frapper les civils juifs par des mesures d’internement administratif, d’assignation à résidence… Le 27 juin 1941 par exemple, seize commerçants israélites [6] d’Alger, Oran et Constantine, accusés de spéculation illicite, furent arrêtés sur ordre du préfet d’Alger et envoyés en résidence forcée dans des localités éloignées du Sahara (Adrar, In Salah, El Golea…). Ces arrestations s’inscrivaient dans le cadre des spoliations, de l’aryanisation des biens et n’avaient d’autre but que de les déposséder de leurs biens. En septembre 1941, les Juifs d’Algérie durent se faire recenser ; la mention « Juif indigène » fut alors apposée sur leur carte d’identité.
8 Au Maroc, les Juifs n’ayant pas la qualité de Français (quelques-uns pouvaient se prévaloir du titre de protégés français), ils ne pouvaient s’engager dans l’armée française, fût-ce pour aider la France [7] « Paradoxalement, l’entrée en guerre de la France a pu avoir, en 1939, un aspect bénéfique pour les Juifs marocains [8] non soumis à la conscription et dont beaucoup occupèrent les postes laissés vacants par les Français appelés sous les drapeaux.
9 Les Juifs bénéficièrent-ils au Maroc d’un traitement particulier ? D’aucuns affirment que le roi Mohamed V [9] désapprouvant les lois antisémites, aurait négocié avec le résident général Noguès pour en adoucir les effets. « Au Maroc, [les Juifs] purent continuer à exercer des fonctions publiques, mais seulement dans les institutions de la communauté. »
10 En fait, les archives révèlent que dès le début, les Juifs du Maroc semblent avoir retenu toute l’attention des autorités vichystes [10] qu’ils furent soumis aux mêmes principes ségrégatifs que tous leurs coreligionnaires du reste du Maghreb : lois antijuives, numerus clausus, recensement, inventaire de leurs biens… En ce domaine, l’image protectrice du sultan relève du mythe consolateur.
11 Le cas de la Tunisie reste singulier, car ce pays fut le seul à voir sur son territoire la présence de l’armée allemande et des SS. Les combats qui se déroulaient en Libye justifiaient cette base arrière et la nécessité pour les Allemands d’utiliser la population civile pour des travaux de manutention, de terrassement, de chargement et déchargement de matériel de guerre et de munitions. Les différentes mesures prises à l’encontre des Juifs furent les suivantes :
- Le 30 novembre 1940, un décret fut rendu, relatif à l’application de la loi du 3 octobre sur le statut des Juifs [11] : les Juifs de Tunisie furent exclus des administrations et risquèrent, sur la fois de dénonciations [12] , des arrestations arbitraires, des spoliations, le travail forcé…
- Le 26 juin 1941, un décret modificatif du décret du 30 novembre 1940, ordonna le recensement des Juifs de la Régence.
- Le 16 octobre 1941, un arrêté fut pris pour réglementer les professions de médecin et d’avocat. Les Juifs ne furent désormais autorisés à exercer qu’auprès de leurs coreligionnaires.
- Une autre loi, du 2 juin 1941, aggrava ces restrictions : les fonctions interdites aux Juifs englobèrent les domaines des assurances, du commerce, de l’économie, des transactions immobilières, des antiquités et des concessions de jeux [13]
- Dans la note de service de la 19e région militaire (Alger) [14] , le dernier paragraphe prescrivait le recensement des indigènes tunisiens et donnait des instructions claires sur les dispositions à prendre concernant non seulement les militaires, mais les Juifs de Tunisie en général.
12 De leur côté, les Allemands soumirent les Juifs aux rafles, aux réquisitions pour le travail forcé, aux rançonnements et même, dans quelques cas, à la déportation vers les camps d’extermination. Le traitement infligé à ces hommes sur les chantiers en fit périr plus d’un. Le tribut payé par les Juifs de Tunisie fut lourd. D’ailleurs, directs ou indirects, les témoignages recueillis, assez concordants, donnent une idée précise du climat instauré par l’occupant et de ses conséquences désastreuses pour les Juifs. Ainsi, le 23 novembre 1942, aussitôt après l’arrivée de l’Afrika Korps en Tunisie, Moïse Borgel, président de la communauté de Tunis, fut-il arrêté par les soldats allemands. En décembre 1942, 3 585 Juifs furent envoyés dans des camps de travail. Le 9 décembre de la même année, des Juifs tunisiens furent raflés dans la région de Massicault (750 personnes), à Zarouane (500 personnes), à Sainte-Marie du Zit (250 personnes), à Katach, Baya, Mateur (150 personnes)… La communauté fut sommée de fournir pour le lendemain matin, à 8 heures, une liste de 2 000 Juifs, âgés de 17 à 50 ans, qui viendraient effectuer des travaux. La communauté, qui ne s’occupait que de bienfaisance, déclara n’être pas en mesure de donner satisfaction ; le colonel allemand Walter Rauff [15] repoussa le délai de 24 heures, mais exigea 3 000 hommes. Dans tous ces cas de figure, les dépenses d’entretien des internés restaient à la charge des communautés [16]
13 Le bilan, catastrophique, fit état de 87 Juifs tunisiens blessés ou décédés dans le cadre du service obligatoire et de 84 autres tués au service obligatoire, par les bombardements [17].
Les camps
14 Dès septembre 1940, des milliers de personnes (communistes, républicains espagnols, membres des Brigades internationales, Juifs étrangers…) avaient été arrêtées en France et internées dans les 94 camps de métropole (Argelès, Compiègne, Gurs, Les Milles, Rivesaltes, Sisteron, Voves… et ces antichambres des camps de la mort qu’étaient Drancy, Pithiviers, Beaune-la-Rolande et Jargeau). Alors qu’ils approchaient de la saturation, l’Afrique du Nord parut offrir de grands avantages et de meilleures garanties pour éloigner et mettre au pas ces « indésirables ».
15 Au Maghreb, des instructions furent envoyées pour ouvrir des camps ; d’anciennes prisons, des casernes et des hôpitaux furent aménagés afin de recevoir les internés civils ou militaires qui allaient constituer la main-d’œuvre gratuite et corvéable des camps de travail. Sur les chantiers ouverts dans un but de réfection des pistes transsahariennes, de réalisation de travaux de terrassement, forestiers ou portuaires, d’extraction du charbon dans les mines du Sud-Oranais ou de construction de la nouvelle ligne de chemin de fer qui suivait la frontière algéro-marocaine, des camps de toile furent improvisés.
16 Plusieurs centaines d’EVDG [18] et de membres des Brigades internationales avaient été transférés en Afrique du Nord pour y être affectés sur deux chantiers complémentaires : la construction du chemin de fer Bou Arfa-Kenadza (BAK), ou « Mer-Niger » ; et les Houillères du Sud-Oranais (HSO), mines d’extraction du charbon à Béchar-Djedid et Kenadza. Au total, une bonne centaine de camps furent érigés pour les trois pays d’Afrique du Nord, notamment Sidi el-Ayachi, Berguent et Bouarfa au Maroc ; Gafsa, Le Kef, Tboursouk en Tunisie ; Djelfa, Méchéria, Géryville, Boghari et Le Kreider en Algérie, sans oublier les sinistres Hajrat M’Guil et Djenien-bou-Rezg…
17 Quant au fonctionnement des camps au quotidien, il n’existait pas de règles écrites ; la définition et l’exécution de celles-ci étaient laissées à la discrétion des responsables locaux, d’où les disparités et les abus nombreux liés au bon vouloir des uns et au sadisme des autres.
Les internés politiques
18 Gaullistes, opposants à Vichy, syndicalistes, républicains espagnols, membres des Brigades internationales ou communistes, tous indésirables en métropole, tous politiques, furent envoyés vers les camps d’Algérie qui leur étaient réservés : Bossuet, Maison Carrée, Djelfa… Parmi ces centaines d’internés politiques se trouvaient Bernard Lecache, fondateur de la LICA, et 27 députés et sénateurs membres du PCF dont les plus connus étaient François Billoux, Jean Cristofol, Ambroise Croizat, Étienne Fajon, Georges Lévy, Waldeck Rochet et Prosper Mocquet, le père de Guy, l’étudiant assassiné dans les exécutions de Châteaubriant en octobre 1941.
19 Dans le Sud-Oranais, les camps de Djenien-bou-Rezg ou Hajrat M’Guil étaient réservés aux détenus politiques considérés comme dangereux. Y furent enfermés notamment 150 « politiques » originaires d’Algérie, des musulmans du Parti populaire algérien (PPA), et en particulier Messali Hadj, le chef nationaliste algérien du MNA. ; ainsi que 40 Juifs membres du Parti communiste ou d’autres obédiences [19] parmi lesquels Azuelos Mardochée, ancien trésorier général du Secours Rouge international, puis du Secours Populaire, trésorier général adjoint de la section Oranie du PC et responsable de la section « Hôtel de Ville » d’Oran.
20 Au Maroc, le camp de Bou-Dnib fut réservé à une centaine de détenus politiques, surtout des communistes, dont Louis Apcher qui, dans son journal, mentionnait les noms de ses 22 codétenus juifs [20] internés pour militantisme en faveur de l’indépendance du Maroc.
21 Les cas de Georges Mandel et de Jean Zay sont différents, puisqu’ils ne furent pas internés. Arrêtés à Rabat, après l’affaire du Massilia et « rapatriés pour être jugés », ils furent assassinés par la Milice à la fois parce qu’ils étaient juifs et parce qu’ils avaient été ministres du Front populaire.
Les militaires internés
22 La loi du 3 octobre 1940, interdisant aux Juifs la fonction publique, et une note de service propre à la 19e Région (Alger) [21] conduisirent l’Armée à mettre à l’écart tous les militaires juifs engagés, de carrière ou même simplement appelés, en attendant leur exclusion.
Aucun Juif ne devant être actuellement sous les drapeaux (à l’exception des Juifs militaires de carrière dont le contrat est en cours), tous Juifs de cette catégorie ont été affectés aux Unités de Travailleurs juifs, qui sont démilitarisés et dont les fiches de démobilisation sont détenues par les commandants d’unités [22]
13 Le bilan, catastrophique, fit état de 87 Juifs tunisiens blessés ou décédés dans le cadre du service obligatoire et de 84 autres tués au service obligatoire, par les bombardements [17].
Les camps
14 Dès septembre 1940, des milliers de personnes (communistes, républicains espagnols, membres des Brigades internationales, Juifs étrangers…) avaient été arrêtées en France et internées dans les 94 camps de métropole (Argelès, Compiègne, Gurs, Les Milles, Rivesaltes, Sisteron, Voves… et ces antichambres des camps de la mort qu’étaient Drancy, Pithiviers, Beaune-la-Rolande et Jargeau). Alors qu’ils approchaient de la saturation, l’Afrique du Nord parut offrir de grands avantages et de meilleures garanties pour éloigner et mettre au pas ces « indésirables ».
15 Au Maghreb, des instructions furent envoyées pour ouvrir des camps ; d’anciennes prisons, des casernes et des hôpitaux furent aménagés afin de recevoir les internés civils ou militaires qui allaient constituer la main-d’œuvre gratuite et corvéable des camps de travail. Sur les chantiers ouverts dans un but de réfection des pistes transsahariennes, de réalisation de travaux de terrassement, forestiers ou portuaires, d’extraction du charbon dans les mines du Sud-Oranais ou de construction de la nouvelle ligne de chemin de fer qui suivait la frontière algéro-marocaine, des camps de toile furent improvisés.
16 Plusieurs centaines d’EVDG [18] et de membres des Brigades internationales avaient été transférés en Afrique du Nord pour y être affectés sur deux chantiers complémentaires : la construction du chemin de fer Bou Arfa-Kenadza (BAK), ou « Mer-Niger » ; et les Houillères du Sud-Oranais (HSO), mines d’extraction du charbon à Béchar-Djedid et Kenadza. Au total, une bonne centaine de camps furent érigés pour les trois pays d’Afrique du Nord, notamment Sidi el-Ayachi, Berguent et Bouarfa au Maroc ; Gafsa, Le Kef, Tboursouk en Tunisie ; Djelfa, Méchéria, Géryville, Boghari et Le Kreider en Algérie, sans oublier les sinistres Hajrat M’Guil et Djenien-bou-Rezg…
17 Quant au fonctionnement des camps au quotidien, il n’existait pas de règles écrites ; la définition et l’exécution de celles-ci étaient laissées à la discrétion des responsables locaux, d’où les disparités et les abus nombreux liés au bon vouloir des uns et au sadisme des autres.
Les internés politiques
18 Gaullistes, opposants à Vichy, syndicalistes, républicains espagnols, membres des Brigades internationales ou communistes, tous indésirables en métropole, tous politiques, furent envoyés vers les camps d’Algérie qui leur étaient réservés : Bossuet, Maison Carrée, Djelfa… Parmi ces centaines d’internés politiques se trouvaient Bernard Lecache, fondateur de la LICA, et 27 députés et sénateurs membres du PCF dont les plus connus étaient François Billoux, Jean Cristofol, Ambroise Croizat, Étienne Fajon, Georges Lévy, Waldeck Rochet et Prosper Mocquet, le père de Guy, l’étudiant assassiné dans les exécutions de Châteaubriant en octobre 1941.
19 Dans le Sud-Oranais, les camps de Djenien-bou-Rezg ou Hajrat M’Guil étaient réservés aux détenus politiques considérés comme dangereux. Y furent enfermés notamment 150 « politiques » originaires d’Algérie, des musulmans du Parti populaire algérien (PPA), et en particulier Messali Hadj, le chef nationaliste algérien du MNA. ; ainsi que 40 Juifs membres du Parti communiste ou d’autres obédiences [19] parmi lesquels Azuelos Mardochée, ancien trésorier général du Secours Rouge international, puis du Secours Populaire, trésorier général adjoint de la section Oranie du PC et responsable de la section « Hôtel de Ville » d’Oran.
20 Au Maroc, le camp de Bou-Dnib fut réservé à une centaine de détenus politiques, surtout des communistes, dont Louis Apcher qui, dans son journal, mentionnait les noms de ses 22 codétenus juifs [20] internés pour militantisme en faveur de l’indépendance du Maroc.
21 Les cas de Georges Mandel et de Jean Zay sont différents, puisqu’ils ne furent pas internés. Arrêtés à Rabat, après l’affaire du Massilia et « rapatriés pour être jugés », ils furent assassinés par la Milice à la fois parce qu’ils étaient juifs et parce qu’ils avaient été ministres du Front populaire.
Les militaires internés
22 La loi du 3 octobre 1940, interdisant aux Juifs la fonction publique, et une note de service propre à la 19e Région (Alger) [21] conduisirent l’Armée à mettre à l’écart tous les militaires juifs engagés, de carrière ou même simplement appelés, en attendant leur exclusion.
Aucun Juif ne devant être actuellement sous les drapeaux (à l’exception des Juifs militaires de carrière dont le contrat est en cours), tous Juifs de cette catégorie ont été affectés aux Unités de Travailleurs juifs, qui sont démilitarisés et dont les fiches de démobilisation sont détenues par les commandants d’unités [22]
Du jour au lendemain – en dépit de leur grade, de leurs états de service, de leurs décorations ou de leur comportement au cours de la guerre 1914-18 –, de très nombreux officiers et sous-officiers juifs furent donc chassés de l’Armée française.
Les EVDG
23 Dès 1935-1936, plusieurs milliers de jeunes gens, Allemands, Autrichiens, Polonais, Hongrois… parmi lesquels beaucoup de Juifs qui fuyaient la montée du nazisme et les catastrophes annoncées dans leur pays s’étaient réfugiés en France. Quand la guerre éclata, encouragés par les associations juives à servir la France qui les avait généreusement accueillis, 15 000 à 20 000 jeunes de tous les pays d’Europe – heureux de pouvoir aider ce pays qui les avait secourus – rejoignirent les unités combattantes comme « engagés volontaires pour la durée de la guerre » (EVDG) [ 23] : « La grande aventure commença par mon engagement à la Légion étrangère [en 1939], seul moyen de servir mon pays d’adoption et de payer de ma personne [24] »
24 Après la défaite, Vichy oublia les EVDG, pour ne retenir que leur qualité de Juifs étrangers, donc suspects. C’est ainsi que des milliers d’entre eux [25] qui avaient voulu aider la France, désormais indésirables en Métropole, furent envoyés en Afrique du Nord, pour y être internés dans les camps d’Algérie et du Maroc. Les noms de plusieurs centaines d’entre eux sont encore dans les archives [26]
25 Le sort des jeunes recrues juives d’Algérie fut bien différent, la même note de service donnant les instructions suivantes :
Le ministre a prescrit de les regrouper en une unité de travailleurs jusqu’à la libération de leur classe.
Les EVDG
23 Dès 1935-1936, plusieurs milliers de jeunes gens, Allemands, Autrichiens, Polonais, Hongrois… parmi lesquels beaucoup de Juifs qui fuyaient la montée du nazisme et les catastrophes annoncées dans leur pays s’étaient réfugiés en France. Quand la guerre éclata, encouragés par les associations juives à servir la France qui les avait généreusement accueillis, 15 000 à 20 000 jeunes de tous les pays d’Europe – heureux de pouvoir aider ce pays qui les avait secourus – rejoignirent les unités combattantes comme « engagés volontaires pour la durée de la guerre » (EVDG) [ 23] : « La grande aventure commença par mon engagement à la Légion étrangère [en 1939], seul moyen de servir mon pays d’adoption et de payer de ma personne [24] »
24 Après la défaite, Vichy oublia les EVDG, pour ne retenir que leur qualité de Juifs étrangers, donc suspects. C’est ainsi que des milliers d’entre eux [25] qui avaient voulu aider la France, désormais indésirables en Métropole, furent envoyés en Afrique du Nord, pour y être internés dans les camps d’Algérie et du Maroc. Les noms de plusieurs centaines d’entre eux sont encore dans les archives [26]
25 Le sort des jeunes recrues juives d’Algérie fut bien différent, la même note de service donnant les instructions suivantes :
Le ministre a prescrit de les regrouper en une unité de travailleurs jusqu’à la libération de leur classe.
- Notification n° 823 O/1 du 11 avril 1941 prescrivant la constitution d’une unité de travailleurs dans le département d’ORAN.
- Télégramme n° 863 O/1 du 19 avril 1941 prescrivant la constitution d’une unité de travailleurs juifs dans le département de CONSTANTINE.
Les unités de travailleurs juifs ainsi constituées à BEDEAU et TÉLERGMA sont démilitarisées.
Les fiches de démobilisation des appelés ainsi démilitarisés ont été établies par les corps d’origine et adressées au commandant de l’unité qui ne doit les remettre aux intéressés que sur ordre du général commandant la 19e Région.
De sorte que, normalement appelés comme tous les jeunes Français, les Juifs algériens furent aussitôt démobilisés et envoyés dans les camps pour y être astreints à des travaux humiliants et inutiles. Dans les archives, on peut encore trouver les noms de beaucoup de ces appelés internés à Bedeau, Télergma, Cheragas [27]
La vie dans les camps
26 En principe, la journée des internés commençait à 6 heures, pour s’achever à 21 heures ; sur ces quinze heures, dix devaient être consacrées au travail et le reste réparti entre les déplacements (3 ou 4 heures) et les repas (environ 1 heure), aucune place n’étant, évidemment, laissée aux loisirs et aux activités cultuelles, culturelles ou sportives.
27 Le travail imposé aux internés consistait le plus souvent en corvées inutiles, dont le seul but était d’éprouver et d’humilier les internés, pour les briser et les pousser à la révolte. Hygiène, nourriture et conditions de vie, étaient déplorables :
28 Le déporté disposait de très peu d’eau pour sa boisson et sa toilette. Les nattes étaient envahies de punaises ; les scorpions et les vipères à corne étaient un danger permanent. […]
Nos vêtements étaient en loques, nos souliers éculés, nos tentes à moitié déchirées ; une chaleur infernale nous rendait la vie impossible ; les poux pullulaient. Nous avions tous des plaies infectées aux bras et aux jambes, mais on ne mettait à notre disposition que des quantités dérisoires de médicaments et de pansements [28]
29 La santé restait la préoccupation essentielle des détenus, vu les conditions d’hygiène désastreuses et les risques de blessures, d’infections ou d’épidémies ; pourtant, ils n’avaient que très rarement accès aux soins puisque, dans des camps, il était tout à fait exceptionnel de trouver un médecin ou un dentiste, voire un infirmier. S’il s’en trouvait un, il ne disposait en général d’aucun médicament. Aussi les blessures n’étaient-elles pas soignées et de nombreux détenus souffraient-ils d’ulcères, de dysenterie, quand ce n’étaient pas du paludisme ou du typhus. Ainsi, à Djelfa, fin 1942, un certain Binder, blessé au travail et qui n’avait pas été soigné, perdit son œil. À la même époque, à Djenien-bou-Rezg, le docteur Alfred Lellouche fut exceptionnellement autorisé à pratiquer des soins… à condition de ne pas porter son titre. Ce fut aussi le cas du docteur Chaouat, qui fit tant de bien qu’on le surnomma Sauveur, peut-être parce que son prénom Ichoua était une variante de Yehoshoua, origine hébraïque de Jésus.
30 Dans ces camps où les internés ne bénéficient d’aucune permission et ne reçoivent aucune visite, la surveillance est assurée par des légionnaires particulièrement violents.
31 Dans le Sud-Oranais (camps de Colomb-Béchar, Le Kreider, Hajrat-M’Guil, Djenien-bou-Rezg, Méchéria…), la surveillance était particulièrement sévère : face aux internés désarmés, officiers, sous-officiers et surveillants se croyaient tout permis. Issus pour la plupart de la Légion étrangère ou des groupes de miliciens vichystes des SOL (Service d’ordre légionnaire), ils se conduisirent souvent comme des brutes qui pouvaient assouvir leurs instincts les plus cruels, racistes, antisémites…
32 Les responsables étaient des officiers français. Certains abusaient de leur pouvoir, se comportant en despotes, voire en tortionnaires sadiques, et imposant aux internés des punitions : corvées épuisantes, privation d’eau ou de nourriture, mise au secret avec pain sec et eau salée, bastonnade, passage à tabac et, sous un soleil de plomb, course forcée avec un sac de pierres sur l’épaule, ou encore 2, 4 ou 8 jours dans la « cage au lion » ou le « tombeau »…
33 Les surveillants ne tenaient habituellement aucun compte des moyens physiques et de l’état de santé des détenus : par sadisme, pour se distraire, ils leur imposaient des « exercices » afin de les mettre en difficulté, se réservant, en cas d’incapacité ou de refus d’obéir, d’appliquer les « remises au pas », sous forme de sévices et de brutalités. Ces faits sont d’abord imputables au régime politique de Vichy : « Nous ne sommes plus en France », écrivit un député communiste au moment du transfert de la prison de Maison-Carrée au camp Djelfa, placé sous administration militaire, avec le sentiment de quitter un monde où prévalait encore un semblant de droit pour passer à celui de l’arbitraire. Certains témoignages d’internés font frémir :
34 Le chef du camp […] était un ivrogne invétéré, comme je n’en ai jamais vu, ni avant, ni après […]. Titubant, appuyé sur sa matraque, quand il ne s’en servait pas pour frapper les internés, le regard vitreux, il se promenait à travers le camp, une bouteille de vin dans la poche. Il disait : « Ici, je suis le maître de la vie et de la mort. »
[…] Pour leur double malheur, ils eurent comme gardiens les pires des barbares, des soudards sans conscience et sans cœur, dont les ignominies furent couvertes quand elles ne furent pas ordonnées par des chefs indignes.
Dupont, l’adjudant, hurlait aux spahis : "Crevez-les, c’est des youpins, crevez-les".
Au milieu de la place, le jeune Lévy de Constantine était étendu, assommé. Son frère, qui sortait, se précipite pour le secourir. Un furieux coup de crosse le fait tomber, assommé lui aussi, sur le corps de son frère…
35 Parmi les responsables de camps, il y eut quelques « heureuses » exceptions. Si les circonstances de la guerre révélèrent la nature sadique et perverse de certains, d’autres firent preuve d’humanité. Certains responsables choisirent même une forme de résistance passive, dissimulant mal leur sympathie pour l’action du général de Gaulle ou affichant [29]– assez imprudemment – leur opposition au régime de Vichy. Ainsi, dès le 8 novembre 1942, des officiers supérieurs furent sanctionnés soit pour avoir préparé le Débarquement, soit pour avoir manifesté leur admiration et leur solidarité avec les Anglo-Américains.
Visites, contrôles et inspections des camps
36 Les visites de familles étaient interdites, sauf, exceptionnellement, lorsque certains proches vivaient dans le pays. Les seules visites autorisées étaient celles de personnalités officielles comme les inspecteurs de la Croix-Rouge internationale, les infirmières de la Croix-Rouge française, les médecins-inspecteurs, les aumôniers et les hauts responsables civils et militaires.
37 Ces visites rarissimes n’étaient d’aucune aide aux internés, les inspecteurs et aumôniers, trompés par des mises en scène, ne pouvant mesurer leur détresse. Prévenus de ces visites d’inspection qui ne duraient jamais que quelques heures [30] faisaient en sorte de donner aux visiteurs la meilleure impression possible, pour revenir à la situation précédente dès que le visiteur était parti. Craignant les représailles, les internés hésitaient à se confier et à critiquer les surveillants et responsables des camps. Ainsi le général Lupy, inspecteur des Groupes de travailleurs étrangers (GTE) du Sud-Oranais, visita-t-il à trois reprises le camp de Hajrat-M’guil ; en février-mars 1944, devant le tribunal militaire d’Alger, il déclara n’avoir jamais remarqué quoi que ce fût d’anormal, et ajouta : « En tout cas, aucun interné n’est venu se plaindre à moi. » De fait, les visites de personnalités étaient elles aussi nécessairement prévues. Ainsi, en 1941, la visite de l’inspecteur des Colonies Pruvost dans les camps de l’Oranais fut annoncée par un message du général Weygand à l’amiral Abrial, gouverneur général de l’Algérie ; en juillet 1942, c’est le général Noguès, résident général de France au Maroc, qui se rendit au camp de Sidi-el-Ayachi ; et en 1942, ce fut au tour de M. Schwarmann, vice-consul d’Allemagne, de faire une tournée en Oranie pour visiter les unités de légion et travailleurs allemands, ainsi que les camps de Colomb-Béchar (Saïda-le Kreider, Géryville, Aïn-Sefra-Hajrat M’Guil-Beni Ounif, Colomb-Béchar-Kenadza).
38 Les rapports les délégués ayant inspecté plusieurs camps – qu’ils aient été envoyés par la Croix-Rouge internationale ou française, ou qu’ils soient hauts fonctionnaires, officiers généraux ou diplomates étrangers, n’émirent aucune critique envers les responsables ou les conditions de vie des internés. Les visiteurs de marque, dupés ou complices, ne surent ou ne voulurent pas voir la réalité de la situation des internés. Certains, plus cyniques, affirmèrent même, au mépris des réalités, que les internés étaient correctement – sinon trop bien – traités. Ce fut ainsi le cas du gouverneur général Châtel qui, apercevant sur les tables du camp de Djelfa, des monceaux d’oranges et de belles dattes et apprenant que dix moutons avaient été abattus pour la circonstance, déplora qu’on donnât « trop de viande aux internés ». De même, après sa visite au camp de Sidi-el-Ayachi, près d’Azemmour, le 23 juillet 1942, le général Noguès, soucieux surtout de propagande, tint à envoyer au ministre deux séries de dix photos [31] de lui-même au milieu d’hommes, de femmes et d’enfants vêtus proprement, bien soignés et nourris, avec ces recommandations :
39 Ces vues font apparaître le bon état d’entretien et de propreté du camp dont j’ai pu me rendre compte personnellement. […]Une de ces collections est destinée au Département [des Affaires étrangères]. Je prierai Votre Excellence de bien vouloir faire parvenir la seconde à la Croix-Rouge française à Vichy.
40 Les internés et travailleurs de Djenien-bou-Rezg avaient pourtant reçu, au cours de l’année 1942, des visites d’inspecteurs et aumôniers : en mai 1942, le pasteur C. Toureille, aumônier général des Protestants étrangers, fut autorisé à se rendre dans les Groupes de travailleurs étrangers de Colomb-Béchar ; du 18 au 20 juillet 1942, la générale Arlabosse et Madame de L’Épée, infirmières de la Croix-Rouge française, inspectèrent les internés des camps de Djenien-bou-Rezg et d’Ain-Sefra ; du 13 au 17 août 1942 eut lieu la visite des camps du Sud-Oranais et de Colomb-Béchar par M. Conod, délégué du Comité de la Croix-Rouge internationale, dans le cadre d’une tournée d’inspection des camps d’internement et de travail du Maroc occidental.
41 Comment, dans ces conditions, ne pas rendre hommage au général Beynet, seul visiteur officiel qui se montra assez clairvoyant et honnête pour réagir et imposer les changements nécessaires :
42 À Djelfa, le général Beynet, en inspection, prit la décision de nous faire transférer à Bossuet parce qu’il était indigné de voir entassés sous des [tentes] marabouts des anciens combattants, des blessés, des mutilés de guerre [32]
« Torch »
43 Le débarquement du 8 novembre 1942 sur les côtes d’Afrique du Nord, entre Casablanca et Alger, a permis de conjuguer les efforts des militaires anglo-américains et des civils, ces derniers étant pour la plupart des étudiants organisés en véritables commandos et chargés d’attaquer, de neutraliser et d’occuper des objectifs stratégiques : Bureaux de la Place, centraux téléphoniques, postes centrales, commissariats de police, préfectures, radios et Palais d’Été… afin d’empêcher une éventuelle résistance, gênante pour le débarquement.
44 À Alger comme à Oran, les organisateurs et les exécutants de ces opérations audacieuses étaient en majorité membres des communautés juives : dans le groupe de 89 personnes qui prépara à Alger le débarquement allié les armes à la main, près des deux tiers étaient juifs.
45 La tête du mouvement « s’installa à Alger, 26 rue Michelet, au domicile du professeur Aboulker, où se trouvait le poste de radio chargé des liaisons, dans la chambre de sa fille ; son frère, José Aboulker, programma la prise des points stratégiques de la ville afin de neutraliser les forces fidèles au gouvernement de Vichy. La date du Débarquement fut communiquée aux résistants dès le 4 novembre [33].
46 Entre l’antisémitisme ambiant – traditionnel dans ce pays –, le nationalisme algérien et la répression des militaires, la plus grande partie de la jeunesse juive, dont certains éléments ne voyaient de salut que dans le sionisme, s’était organisée pour collaborer avec les gaullistes et travailler à libérer la patrie et, par conséquent, à résister à l’oppresseur allemand. Sans une volonté farouche de poursuivre la lutte, sans les réseaux constitués par Rigault, d’Astier de Lavigerie, Achiarry, Atlan, Bouchara, Morali, les Aboulker, Pillafort, rien n’aurait pu se faire le 8 novembre 1942…
47 Les opérations furent couronnées de succès et permirent de mettre fin aux mesures de la politique de Vichy, de commencer la libération des camps. Toutefois, dans un premier temps, l’action des jeunes résistants ne fut étrangement pas reconnue : « Ceux qui sont descendus dans la rue, qui ont fait le coup de feu et, avec une audace inimaginable, paralysé les autorités civiles et militaires d’Alger, neutralisé une garnison de 15 000 hommes et facilité le débarquement anglo-américain, sont aussitôt après traités en pestiférés et jugés encombrants, neutralisés, pourchassés ou arrêtés… » Dans la nuit du 28 au 29 décembre 1942, le père et les fils Aboulker, Moatti et d’autres, furent en effet arrêtés et internés au camp de Laghouat, annexe de celui de Djelfa. Trois mois plus tard, après l’intervention du général de Gaulle, ils furent libérés et décorés [34]
Le procès des tortionnaires
48 Après le procès de février 1944, au cours duquel furent jugés les tortionnaires du camp de Hajrat-M’Guil « un Buchenwald français sous le règne du Maréchal [35] », celui des responsables de Djenien-bou-Rezg eut lieu en octobre, à Alger, devant un tribunal militaire. Élie Gozlan rend compte des audiences de ce procès :
49 Rarement, il est vrai, enceinte de justice aura connu pareil étalage de monstruosités, une telle accumulation de crimes. Quand on ajoute la mort à la mort, froidement, voluptueusement, quand le meurtre appelle le meurtre avec frénésie, sans que jamais le sang abreuve le tortionnaire qui n’a même pas l’excuse de « voir rouge », tant de méchanceté professionnelle donne la nausée.
Beaucoup d’internés de ce camp n’étaient coupables que d’être des Juifs, des communistes ou des antihitlériens. Ils avaient, en 1939, volé au secours de la France, leur seconde patrie, et, à la signature de l’Armistice, l’ordre fut donné de les interner.
Pour leur double malheur, ils eurent comme gardiens les pires des barbares, des soudards sans conscience et sans cœur, dont les ignominies furent couvertes quand elles ne furent pas ordonnées par des chefs indignes [36]
50 Les éléments de l’acte d’accusation furent rapportés par la presse algéroise : « De l’avis de tous les témoins, De Ricko était un pro-allemand notoire et collaborationniste convaincu […]. Il considérait Hitler comme son chef et, en parlant de la Wehrmacht, il disait “notre armée” […]. Il avait la haine de tous ceux qui ne pensaient pas comme lui, et en particulier, des républicains, des Juifs et des indigènes. » Russe d’origine, cet homme avait été naturalisé français en 1928. Il était sous-lieutenant de réserve depuis 1937 ; mobilisé en 1939, il fut nommé au camp de Djenien-bou-Rezg le 1er juillet 1941 à titre militaire, puis le 1er septembre suivant à titre civil. « La rigueur excessive du camp de Djenien-bou-Rezg s’appliquait également aux malades, dont quelques-uns même trouvèrent la mort au camp ou à l’hôpital [37]»
51 Des deux médecins présents au camp en tant que détenus, les docteurs Lellouche et Bourgeois, ce dernier fut le plus souvent sanctionné « pour avoir soigné les malades en cachette ». De Ricko refusait l’hospitalisation de ceux-ci même dans les cas les plus graves. Ainsi, Grau souffrait de violentes crises dues à une maladie hépatique et vomissait du sang ; il dut choisir entre la prison et son travail de maçon ; finalement hospitalisé, il mourut le 23 janvier 1942, à l’âge de 35 ans. Ou encore Rabiah Ali, qui croyait souffrir des dents et à qui le docteur Lellouche diagnostiqua un phlegmon gangréneux ; à quatre reprises, De Ricko refusa son hospitalisation et, après 36 heures d’atroces souffrances et une nuit d’agonie, Rabiah Ali mourut, le 8 mars 1942. Citons encore le cas du médecin Ichoua Chaouat, gravement malade (insuffisance cardiaque, maladie du foie, tuberculose pulmonaire contractée au camp et, à la fin, typhus), qui se vit refuser la libération demandée par son épouse. Le motif invoqué fut : « Président de la Ligue des droits de l’Homme, l’intéressé était militant actif des partis d’extrême-gauche ; en 1936, il prêche le désordre, l’occupation des usines ; activité occulte en faveur du PC à Hussein-Dey, jusqu’à son internement à Djenien-bou-Rezg ». Ichoua Chaouat décéda à l’hôpital d’Aïn-Sefra le 12 juin 1942.
52 En juillet 1944, après le procès à Alger, le Tribunal militaire rendit son verdict à l’encontre des tortionnaires du camp de Djenien-bou-Rezg :
Les fiches de démobilisation des appelés ainsi démilitarisés ont été établies par les corps d’origine et adressées au commandant de l’unité qui ne doit les remettre aux intéressés que sur ordre du général commandant la 19e Région.
De sorte que, normalement appelés comme tous les jeunes Français, les Juifs algériens furent aussitôt démobilisés et envoyés dans les camps pour y être astreints à des travaux humiliants et inutiles. Dans les archives, on peut encore trouver les noms de beaucoup de ces appelés internés à Bedeau, Télergma, Cheragas [27]
La vie dans les camps
26 En principe, la journée des internés commençait à 6 heures, pour s’achever à 21 heures ; sur ces quinze heures, dix devaient être consacrées au travail et le reste réparti entre les déplacements (3 ou 4 heures) et les repas (environ 1 heure), aucune place n’étant, évidemment, laissée aux loisirs et aux activités cultuelles, culturelles ou sportives.
27 Le travail imposé aux internés consistait le plus souvent en corvées inutiles, dont le seul but était d’éprouver et d’humilier les internés, pour les briser et les pousser à la révolte. Hygiène, nourriture et conditions de vie, étaient déplorables :
28 Le déporté disposait de très peu d’eau pour sa boisson et sa toilette. Les nattes étaient envahies de punaises ; les scorpions et les vipères à corne étaient un danger permanent. […]
Nos vêtements étaient en loques, nos souliers éculés, nos tentes à moitié déchirées ; une chaleur infernale nous rendait la vie impossible ; les poux pullulaient. Nous avions tous des plaies infectées aux bras et aux jambes, mais on ne mettait à notre disposition que des quantités dérisoires de médicaments et de pansements [28]
29 La santé restait la préoccupation essentielle des détenus, vu les conditions d’hygiène désastreuses et les risques de blessures, d’infections ou d’épidémies ; pourtant, ils n’avaient que très rarement accès aux soins puisque, dans des camps, il était tout à fait exceptionnel de trouver un médecin ou un dentiste, voire un infirmier. S’il s’en trouvait un, il ne disposait en général d’aucun médicament. Aussi les blessures n’étaient-elles pas soignées et de nombreux détenus souffraient-ils d’ulcères, de dysenterie, quand ce n’étaient pas du paludisme ou du typhus. Ainsi, à Djelfa, fin 1942, un certain Binder, blessé au travail et qui n’avait pas été soigné, perdit son œil. À la même époque, à Djenien-bou-Rezg, le docteur Alfred Lellouche fut exceptionnellement autorisé à pratiquer des soins… à condition de ne pas porter son titre. Ce fut aussi le cas du docteur Chaouat, qui fit tant de bien qu’on le surnomma Sauveur, peut-être parce que son prénom Ichoua était une variante de Yehoshoua, origine hébraïque de Jésus.
30 Dans ces camps où les internés ne bénéficient d’aucune permission et ne reçoivent aucune visite, la surveillance est assurée par des légionnaires particulièrement violents.
31 Dans le Sud-Oranais (camps de Colomb-Béchar, Le Kreider, Hajrat-M’Guil, Djenien-bou-Rezg, Méchéria…), la surveillance était particulièrement sévère : face aux internés désarmés, officiers, sous-officiers et surveillants se croyaient tout permis. Issus pour la plupart de la Légion étrangère ou des groupes de miliciens vichystes des SOL (Service d’ordre légionnaire), ils se conduisirent souvent comme des brutes qui pouvaient assouvir leurs instincts les plus cruels, racistes, antisémites…
32 Les responsables étaient des officiers français. Certains abusaient de leur pouvoir, se comportant en despotes, voire en tortionnaires sadiques, et imposant aux internés des punitions : corvées épuisantes, privation d’eau ou de nourriture, mise au secret avec pain sec et eau salée, bastonnade, passage à tabac et, sous un soleil de plomb, course forcée avec un sac de pierres sur l’épaule, ou encore 2, 4 ou 8 jours dans la « cage au lion » ou le « tombeau »…
33 Les surveillants ne tenaient habituellement aucun compte des moyens physiques et de l’état de santé des détenus : par sadisme, pour se distraire, ils leur imposaient des « exercices » afin de les mettre en difficulté, se réservant, en cas d’incapacité ou de refus d’obéir, d’appliquer les « remises au pas », sous forme de sévices et de brutalités. Ces faits sont d’abord imputables au régime politique de Vichy : « Nous ne sommes plus en France », écrivit un député communiste au moment du transfert de la prison de Maison-Carrée au camp Djelfa, placé sous administration militaire, avec le sentiment de quitter un monde où prévalait encore un semblant de droit pour passer à celui de l’arbitraire. Certains témoignages d’internés font frémir :
34 Le chef du camp […] était un ivrogne invétéré, comme je n’en ai jamais vu, ni avant, ni après […]. Titubant, appuyé sur sa matraque, quand il ne s’en servait pas pour frapper les internés, le regard vitreux, il se promenait à travers le camp, une bouteille de vin dans la poche. Il disait : « Ici, je suis le maître de la vie et de la mort. »
[…] Pour leur double malheur, ils eurent comme gardiens les pires des barbares, des soudards sans conscience et sans cœur, dont les ignominies furent couvertes quand elles ne furent pas ordonnées par des chefs indignes.
Dupont, l’adjudant, hurlait aux spahis : "Crevez-les, c’est des youpins, crevez-les".
Au milieu de la place, le jeune Lévy de Constantine était étendu, assommé. Son frère, qui sortait, se précipite pour le secourir. Un furieux coup de crosse le fait tomber, assommé lui aussi, sur le corps de son frère…
35 Parmi les responsables de camps, il y eut quelques « heureuses » exceptions. Si les circonstances de la guerre révélèrent la nature sadique et perverse de certains, d’autres firent preuve d’humanité. Certains responsables choisirent même une forme de résistance passive, dissimulant mal leur sympathie pour l’action du général de Gaulle ou affichant [29]– assez imprudemment – leur opposition au régime de Vichy. Ainsi, dès le 8 novembre 1942, des officiers supérieurs furent sanctionnés soit pour avoir préparé le Débarquement, soit pour avoir manifesté leur admiration et leur solidarité avec les Anglo-Américains.
Visites, contrôles et inspections des camps
36 Les visites de familles étaient interdites, sauf, exceptionnellement, lorsque certains proches vivaient dans le pays. Les seules visites autorisées étaient celles de personnalités officielles comme les inspecteurs de la Croix-Rouge internationale, les infirmières de la Croix-Rouge française, les médecins-inspecteurs, les aumôniers et les hauts responsables civils et militaires.
37 Ces visites rarissimes n’étaient d’aucune aide aux internés, les inspecteurs et aumôniers, trompés par des mises en scène, ne pouvant mesurer leur détresse. Prévenus de ces visites d’inspection qui ne duraient jamais que quelques heures [30] faisaient en sorte de donner aux visiteurs la meilleure impression possible, pour revenir à la situation précédente dès que le visiteur était parti. Craignant les représailles, les internés hésitaient à se confier et à critiquer les surveillants et responsables des camps. Ainsi le général Lupy, inspecteur des Groupes de travailleurs étrangers (GTE) du Sud-Oranais, visita-t-il à trois reprises le camp de Hajrat-M’guil ; en février-mars 1944, devant le tribunal militaire d’Alger, il déclara n’avoir jamais remarqué quoi que ce fût d’anormal, et ajouta : « En tout cas, aucun interné n’est venu se plaindre à moi. » De fait, les visites de personnalités étaient elles aussi nécessairement prévues. Ainsi, en 1941, la visite de l’inspecteur des Colonies Pruvost dans les camps de l’Oranais fut annoncée par un message du général Weygand à l’amiral Abrial, gouverneur général de l’Algérie ; en juillet 1942, c’est le général Noguès, résident général de France au Maroc, qui se rendit au camp de Sidi-el-Ayachi ; et en 1942, ce fut au tour de M. Schwarmann, vice-consul d’Allemagne, de faire une tournée en Oranie pour visiter les unités de légion et travailleurs allemands, ainsi que les camps de Colomb-Béchar (Saïda-le Kreider, Géryville, Aïn-Sefra-Hajrat M’Guil-Beni Ounif, Colomb-Béchar-Kenadza).
38 Les rapports les délégués ayant inspecté plusieurs camps – qu’ils aient été envoyés par la Croix-Rouge internationale ou française, ou qu’ils soient hauts fonctionnaires, officiers généraux ou diplomates étrangers, n’émirent aucune critique envers les responsables ou les conditions de vie des internés. Les visiteurs de marque, dupés ou complices, ne surent ou ne voulurent pas voir la réalité de la situation des internés. Certains, plus cyniques, affirmèrent même, au mépris des réalités, que les internés étaient correctement – sinon trop bien – traités. Ce fut ainsi le cas du gouverneur général Châtel qui, apercevant sur les tables du camp de Djelfa, des monceaux d’oranges et de belles dattes et apprenant que dix moutons avaient été abattus pour la circonstance, déplora qu’on donnât « trop de viande aux internés ». De même, après sa visite au camp de Sidi-el-Ayachi, près d’Azemmour, le 23 juillet 1942, le général Noguès, soucieux surtout de propagande, tint à envoyer au ministre deux séries de dix photos [31] de lui-même au milieu d’hommes, de femmes et d’enfants vêtus proprement, bien soignés et nourris, avec ces recommandations :
39 Ces vues font apparaître le bon état d’entretien et de propreté du camp dont j’ai pu me rendre compte personnellement. […]Une de ces collections est destinée au Département [des Affaires étrangères]. Je prierai Votre Excellence de bien vouloir faire parvenir la seconde à la Croix-Rouge française à Vichy.
40 Les internés et travailleurs de Djenien-bou-Rezg avaient pourtant reçu, au cours de l’année 1942, des visites d’inspecteurs et aumôniers : en mai 1942, le pasteur C. Toureille, aumônier général des Protestants étrangers, fut autorisé à se rendre dans les Groupes de travailleurs étrangers de Colomb-Béchar ; du 18 au 20 juillet 1942, la générale Arlabosse et Madame de L’Épée, infirmières de la Croix-Rouge française, inspectèrent les internés des camps de Djenien-bou-Rezg et d’Ain-Sefra ; du 13 au 17 août 1942 eut lieu la visite des camps du Sud-Oranais et de Colomb-Béchar par M. Conod, délégué du Comité de la Croix-Rouge internationale, dans le cadre d’une tournée d’inspection des camps d’internement et de travail du Maroc occidental.
41 Comment, dans ces conditions, ne pas rendre hommage au général Beynet, seul visiteur officiel qui se montra assez clairvoyant et honnête pour réagir et imposer les changements nécessaires :
42 À Djelfa, le général Beynet, en inspection, prit la décision de nous faire transférer à Bossuet parce qu’il était indigné de voir entassés sous des [tentes] marabouts des anciens combattants, des blessés, des mutilés de guerre [32]
« Torch »
43 Le débarquement du 8 novembre 1942 sur les côtes d’Afrique du Nord, entre Casablanca et Alger, a permis de conjuguer les efforts des militaires anglo-américains et des civils, ces derniers étant pour la plupart des étudiants organisés en véritables commandos et chargés d’attaquer, de neutraliser et d’occuper des objectifs stratégiques : Bureaux de la Place, centraux téléphoniques, postes centrales, commissariats de police, préfectures, radios et Palais d’Été… afin d’empêcher une éventuelle résistance, gênante pour le débarquement.
44 À Alger comme à Oran, les organisateurs et les exécutants de ces opérations audacieuses étaient en majorité membres des communautés juives : dans le groupe de 89 personnes qui prépara à Alger le débarquement allié les armes à la main, près des deux tiers étaient juifs.
45 La tête du mouvement « s’installa à Alger, 26 rue Michelet, au domicile du professeur Aboulker, où se trouvait le poste de radio chargé des liaisons, dans la chambre de sa fille ; son frère, José Aboulker, programma la prise des points stratégiques de la ville afin de neutraliser les forces fidèles au gouvernement de Vichy. La date du Débarquement fut communiquée aux résistants dès le 4 novembre [33].
46 Entre l’antisémitisme ambiant – traditionnel dans ce pays –, le nationalisme algérien et la répression des militaires, la plus grande partie de la jeunesse juive, dont certains éléments ne voyaient de salut que dans le sionisme, s’était organisée pour collaborer avec les gaullistes et travailler à libérer la patrie et, par conséquent, à résister à l’oppresseur allemand. Sans une volonté farouche de poursuivre la lutte, sans les réseaux constitués par Rigault, d’Astier de Lavigerie, Achiarry, Atlan, Bouchara, Morali, les Aboulker, Pillafort, rien n’aurait pu se faire le 8 novembre 1942…
47 Les opérations furent couronnées de succès et permirent de mettre fin aux mesures de la politique de Vichy, de commencer la libération des camps. Toutefois, dans un premier temps, l’action des jeunes résistants ne fut étrangement pas reconnue : « Ceux qui sont descendus dans la rue, qui ont fait le coup de feu et, avec une audace inimaginable, paralysé les autorités civiles et militaires d’Alger, neutralisé une garnison de 15 000 hommes et facilité le débarquement anglo-américain, sont aussitôt après traités en pestiférés et jugés encombrants, neutralisés, pourchassés ou arrêtés… » Dans la nuit du 28 au 29 décembre 1942, le père et les fils Aboulker, Moatti et d’autres, furent en effet arrêtés et internés au camp de Laghouat, annexe de celui de Djelfa. Trois mois plus tard, après l’intervention du général de Gaulle, ils furent libérés et décorés [34]
Le procès des tortionnaires
48 Après le procès de février 1944, au cours duquel furent jugés les tortionnaires du camp de Hajrat-M’Guil « un Buchenwald français sous le règne du Maréchal [35] », celui des responsables de Djenien-bou-Rezg eut lieu en octobre, à Alger, devant un tribunal militaire. Élie Gozlan rend compte des audiences de ce procès :
49 Rarement, il est vrai, enceinte de justice aura connu pareil étalage de monstruosités, une telle accumulation de crimes. Quand on ajoute la mort à la mort, froidement, voluptueusement, quand le meurtre appelle le meurtre avec frénésie, sans que jamais le sang abreuve le tortionnaire qui n’a même pas l’excuse de « voir rouge », tant de méchanceté professionnelle donne la nausée.
Beaucoup d’internés de ce camp n’étaient coupables que d’être des Juifs, des communistes ou des antihitlériens. Ils avaient, en 1939, volé au secours de la France, leur seconde patrie, et, à la signature de l’Armistice, l’ordre fut donné de les interner.
Pour leur double malheur, ils eurent comme gardiens les pires des barbares, des soudards sans conscience et sans cœur, dont les ignominies furent couvertes quand elles ne furent pas ordonnées par des chefs indignes [36]
50 Les éléments de l’acte d’accusation furent rapportés par la presse algéroise : « De l’avis de tous les témoins, De Ricko était un pro-allemand notoire et collaborationniste convaincu […]. Il considérait Hitler comme son chef et, en parlant de la Wehrmacht, il disait “notre armée” […]. Il avait la haine de tous ceux qui ne pensaient pas comme lui, et en particulier, des républicains, des Juifs et des indigènes. » Russe d’origine, cet homme avait été naturalisé français en 1928. Il était sous-lieutenant de réserve depuis 1937 ; mobilisé en 1939, il fut nommé au camp de Djenien-bou-Rezg le 1er juillet 1941 à titre militaire, puis le 1er septembre suivant à titre civil. « La rigueur excessive du camp de Djenien-bou-Rezg s’appliquait également aux malades, dont quelques-uns même trouvèrent la mort au camp ou à l’hôpital [37]»
51 Des deux médecins présents au camp en tant que détenus, les docteurs Lellouche et Bourgeois, ce dernier fut le plus souvent sanctionné « pour avoir soigné les malades en cachette ». De Ricko refusait l’hospitalisation de ceux-ci même dans les cas les plus graves. Ainsi, Grau souffrait de violentes crises dues à une maladie hépatique et vomissait du sang ; il dut choisir entre la prison et son travail de maçon ; finalement hospitalisé, il mourut le 23 janvier 1942, à l’âge de 35 ans. Ou encore Rabiah Ali, qui croyait souffrir des dents et à qui le docteur Lellouche diagnostiqua un phlegmon gangréneux ; à quatre reprises, De Ricko refusa son hospitalisation et, après 36 heures d’atroces souffrances et une nuit d’agonie, Rabiah Ali mourut, le 8 mars 1942. Citons encore le cas du médecin Ichoua Chaouat, gravement malade (insuffisance cardiaque, maladie du foie, tuberculose pulmonaire contractée au camp et, à la fin, typhus), qui se vit refuser la libération demandée par son épouse. Le motif invoqué fut : « Président de la Ligue des droits de l’Homme, l’intéressé était militant actif des partis d’extrême-gauche ; en 1936, il prêche le désordre, l’occupation des usines ; activité occulte en faveur du PC à Hussein-Dey, jusqu’à son internement à Djenien-bou-Rezg ». Ichoua Chaouat décéda à l’hôpital d’Aïn-Sefra le 12 juin 1942.
52 En juillet 1944, après le procès à Alger, le Tribunal militaire rendit son verdict à l’encontre des tortionnaires du camp de Djenien-bou-Rezg :
- [...] commandant en chef du camp, fut condamné à mort ; toutefois, jugé « responsable mais pas coupable », il ne fut pas exécuté.
- [...] adjudant-chef adjoint du commandant, fut condamné à mort ; sa peine fut commuée en travaux forcés à perpétuité.
- [...], chef-comptable, fut condamné à mort ; sa peine fut commuée en travaux forcés à perpétuité.
- [...], lieutenant de réserve, fut condamné à mort et exécuté le 12 avril 1944.
- [...], surveillant (ancien SA dans la Wehrmacht), fut condamné à mort et exécuté le 12 avril 1944.
- [...] fut condamné aux travaux forcés à perpétuité.
- [...] fut condamné à 20 ans de travaux forcés.
- [...] fut condamné à 20 ans de travaux forcés.
- [...] fut condamné à 20 ans de travaux forcés.
- [...] fut condamné à 10 ans de travaux forcés.
- [...], colonel-inspecteur des camps de travailleurs étrangers, fut acquitté.
Libération des camps
53 Dans les camps, la situation des internés s’améliora considérablement : libérés entre mars et juin 1943, ils choisirent, pour la plupart, de s’engager dans les armées françaises conduites par les généraux Juin, de Lattre et Leclerc. Quelques-uns préférèrent rejoindre les armées anglaises ou américaines.
54 Mais pour les internés juifs, il en alla tout autrement. En dépit du débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942 et du renversement de la situation qui s’ensuivit, le général Giraud fit retarder délibérément leur libération et l’application des décisions fixant les conditions de la réintégration des fonctionnaires juifs. En Algérie, il fallut ainsi attendre 11 mois (octobre 1943) pour voir rétablir le décret Crémieux, et davantage pour réintégrer les agents de la fonction publique, les médecins, les avocats…
55 Dans les deux protectorats, l’application des lois antijuives avait eu des effets particuliers. Après le Débarquement des troupes anglo-américaines, la menace de déportation qui pesait sur les communautés juives du Maroc après le recensement des habitants des mellahs fut enfin levée ; en Tunisie, la présence des Allemands entraîna la poursuite de la guerre avec son cortège d’arrestations arbitraires, de réquisitions de travailleurs et même de déportations (par avion) vers les camps de la mort. Ce fut le cas du champion de boxe, Young Perez. Ce n’est que sur l’intervention du général Catroux, représentant du général de Gaulle, qu’eut lieu leur libération. À leur tour, les anciens internés choisirent de lutter contre les nazis, dans les unités anglaises ou américaines ou sous les ordres des généraux français Leclerc et Juin.
56 Sans commune mesure avec les traitements infligés par les Allemands aux civils juifs d’Europe, qui durent porter l’étoile jaune avant d’être déportés vers les camps d’extermination par trains entiers, les Juifs d’Afrique du Nord ne subirent que la rigueur des lois de Vichy, qui prévoyaient brimades, vexations, humiliations et, pour certains, internements administratifs arbitraires. Quant aux « indésirables » – de toutes origines, de toutes confessions, de toutes conditions –transférés dans les camps d’Afrique du Nord, ils furent soumis aux traitements les plus inhumains, parfois à la torture… Au total, plus de 150 000 personnes (de jeunes civils, militaires de carrière ou appelés, syndicalistes, élus de la République…) furent concernées, et parmi eux des femmes, des enfants, des vieillards…
57 Si les officiers généraux (Weygand, Giraud, Noguès) furent appelés à rendre des comptes une fois la guerre terminée, les fonctionnaires ou militaires français – parfois de haut rang –, les Viciot, Caboche, Lupy, Liebray et De Ricko, cruels bourreaux responsables de sévices et de tortures parfois mortelles infligés aux internés, échappèrent à toute condamnation. La paix revenue, ils parvinrent même à jeter un voile sur leur passé sinistre et monstrueux de tortionnaires racistes et antisémites pour reprendre – sans avoir rien renié – le cours normal de leur carrière, voire devenir des notables respectés.
Notes
Notes
- [[2]
En 1875, on comptait 33 102 Juifs indigènes en Algérie, soit 1,24 % de la population totale ; en 1962, ils étaient 162 000, soit 1,80 % de la population (en 1941, 120 000 Juifs en Algérie, plus de 220 000 au Maroc, et près de 100 000 en Tunisie).
- [[3]
Le chiffre de la population juive d’Algérie était de 108 000 en 1941 (près de 120 000 en comptant ceux des régions sahariennes).
- [[4]
Journal officiel du 11 octobre 1940, p. 5234.
- [[5]
Offenses au chef de l’État, menées communistes, menées indigènes, menées gaullistes, information, propos, écrits de nature à avoir une influence fâcheuse sur l’esprit des populations et sur l’armée, évasion ou refus de travail, infraction des commerçants, infraction à la loi interdisant, dans les lieux publics, la réception des émissions radiophoniques se livrant à une propagande internationale…
- [[6]
- [[7]
Moulay Abdelhamid Smaïli a publié la lettre de Meyer Tolédano (de Casablanca), désireux de souscrire un « engagement pour la durée de la guerre […] conformément à l’article 8 du Dahir du 13 septembre 1938 relatif à l’organisation générale du pays pour le temps de guerre », dont la demande fut rejetée.
- [[8]
Armand Levy, Il était une fois les Juifs marocains, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 85.
- [[9]
Après la guerre, le sultan fut fait Compagnon de la Libération par le général de Gaulle.
- [[10]
Par télégramme envoyé à Rabat et daté du 27 septembre 1940, elles demandent à être « éclairé[es] sur la nature des peines qui ont frappé les spéculateurs » : « Veuillez également rendre compte des mesures administratives que, conformément à mes instructions, vous avez dû prendre pour mettre à la raison la fronde juive. »
- [[11]
Dans un télégramme envoyé de Vichy, le 18 décembre 1940, à Rabat et à Tunis, le souci de voir s’appliquer les nouvelles dispositions est manifeste : « Vous aurez certainement noté que du fait que le contrôle civil relève du Département, le personnel de ce corps est soumis aux dispositions de l’article 2 de la loi du 3 octobre 1940 portant fixation du statut des Juifs. Veuillez me faire savoir d’extrême urgence si, parmi les intéressés, il s’en trouve qui répondent aux caractères définis par le texte en cause. Lagarde. »
- [[12]
André Halimi mentionne cette dénonciation, relevée dans le numéro de Gringoire du 30 janvier 1941, de « M. Georges Taïeb, demeurant à Bizerte, 3 rue de la République [et] qui avait voulu changer de nom… » (André Halimi, La Délation sous l’Occupation, Paris, Éditions Alain Moreau, 1983, p. 132).
- [[13]
Ibid.
- [[14]
Note de service n° 1955 0/1, du 20 novembre 1941, reprenant le décret ministériel n° 13397-I EMA du 5 octobre 1941.
- [[15]
Le colonel Walter Rauff, né le 19 juin 1906, était le chef de la Gestapo à Tunis ; il avait auparavant dirigé le commando qui, à l’été 1942, devait débarquer en Égypte en cas de victoire de Rommel. Rauff avait déjà servi en Europe orientale : c’est lui qui avait mis au point les camions à gaz à Chelmno, le 7 décembre 1941.
- [[16]
CDJC CCCLXXXVIII-10, Témoignages de Bismut, P. Ghez, Krief, Taïeb sur les Juifs tunisiens requis par les Allemands.
- [[17]
Listes des noms disponible aux archives du CDJC (CCCLXXXVIII-9).
- [[18]
Il s’agit des « engagés volontaires pour la durée de la guerre ». Voir ci-après, p. 233, le paragraphe consacré aux EVDG.
- [[19]
- [[20]
- [[21]
Note de service n° 65 R/I du 12 février 1941 : « Le général commandant la 19e Région a prescrit ce qui suit : 1. Aucun individu de confession israélite ne peut ni s’engager ni se rengager à titre de Français dans la Légion étrangère ; 2. Les intéressés peuvent s’engager ou se rengager à titre étranger. Mais ces engagements ou rengagements sont peu souhaitables ; 3. Les Juifs actuellement engagés ou rengagés à titre de Français à la Légion seront maintenus en activité jusqu’à l’expiration de leur contrat. Mais ce contrat ne sera pas renouvelé. » Archives de l’Armée de terre, Vincennes.
- [[22]
Note de service, Notification n° 1720-O/I du 13 octobre 1941. Archives de l’Armée de terre, Vincennes.
- [[23]
En décembre 1939, le gouvernement français autorisait la libération de ces prisonniers civils, sous la condition de leur enrôlement dans la Légion étrangère pendant la durée de la guerre, d’où l’appellation d’« Engagés volontaires pour la durée de la guerre », abrégée en EVDG.
- [[24]
Golski, Un Buchenwald français sous le règne du Maréchal, Périgueux, Fanlac, 1945.
- [[25]
Les archives ont conservé les noms, dates et professions de beaucoup de ces 15000 Juifs venus d’Europe centrale
- [[26]
- [[27]
- [[28]
Golski, Un Buchenwald français, op. cit., p. 14.
- [[29]
Témoignage d’A. Spier : « Le colonel qui commandait la zone n’était pas vraiment favorable à Vichy, mais il lui fallait dissimuler ses sentiments, sauf lorsqu’il se trouvait en compagnie d’amis, et même vis-à-vis de moi lorsque lui et sa femme m’invitèrent pour le thé avec un officier médecin qui fit de son mieux pour m’ignorer. Sa femme détestait Vichy plus encore que lui et ne s’en cachait pas. Cette attitude causa un certain trouble lors de la visite du général Weygand, visite effectuée sur ordre du gouvernement de Vichy, sans doute pour renforcer les liens entre la métropole et les territoires d’outre-mer. Au cours de la réception officielle, elle déclara – et elle avait une voix qui portait: “Et quand allez-vous vous débarrasser de ces horribles Allemands ?” Consternation. Ce pauvre vieux Weygand n’avait plus grand pouvoir, quand bien même il était commandant en chef de toutes les forces françaises armées… » Récit du Andy Spier (coll. J. Oliel)
- [[30]
« Vous informe commission interalliée comprenant 7 personnes et conduite par le commandant de La Chenellière, arrivera Béchar mercredi 24 vers 11 heures 30 pour visiter GT Béchar, Bou-Arfa, stop. Prière faciliter exécution mission ». Télégramme n° 756 du 23 février 1943, adressé par Léon Lehuraux au Service des Affaires indigènes militaires du Territoire à Colomb-Béchar. Archives d’Outre-Mer, Aix-en-Provence.
- [[31]
Archives du Quai d’Orsay, Guerre 1939-1945, Vichy (Maroc).
- [[32]
La Déportation et la Résistance en Afrique du Nord, 1939-1944, Témoignages recueillis et présentés par André Moine, Paris, Éditions sociales, 1972.
- [[33]
André Chouraqui, Histoire des Juifs en Afrique du Nord, Paris, Hachette, 1985, p. 429.
- [[34]
- [[35]
Golski, Un Buchenwald français, op. cit.
- [[36]
Bulletin de la Fédération des sociétés juives d’Algérie (n° 92, mars 1944), et La Dépêche algérienne du 20 février 1944.
- [[37]
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https://www.persee.fr/doc/emixx_1245-2300_2009_num_3_3_857
Jacques Cantier
Exils et migrations ibériques au XXe siècle Année 2009 3 pp. 36-53
Fait partie d'un numéro thématique : Sables d’exil. Les républicains espagnols dans les camps d’internement au Maghreb (1939-1945)
Les camps d’internement dans l’Algérie de Vichy
Jacques Cantier
Exils et migrations ibériques au XXe siècle Année 2009 3 pp. 36-53
Fait partie d'un numéro thématique : Sables d’exil. Les républicains espagnols dans les camps d’internement au Maghreb (1939-1945)
Le régime de Vichy s’inscrit dans le prolongement de la grande crise d’identité nationale qui a secoué la France des années trente. L’Algérie n’est pas restée à l’écart de ces tensions. Touchée par la crise économique, confrontée aux problèmes de subsistance d’une population musulmane en pleine expansion, elle a connu avant guerre une flambée de tensions sociales et politiques. Les différentes communautés en ont profondément été affectées. Les premières revendications nationalistes portées par le PPA de Messali Hadj, la renaissance culturelle de l’arabo-islamisme initiée par les Oulémas réformistes s’accompagne du côté de l’élite occidentalisée des Algériens musulmans de profondes interrogations sur l’incapacité du pouvoir métropolitain à donner une réalité à la politique d’assimilation. Chez les Européens les années trente ont accéléré un processus de politisation parallèle à celui de métropole. A la veille de la guerre, l’heure semble au reflux des forces favorables au Front populaire et au développement de mouvements conservateurs comme le PSF du colonel de La Rocque ou d’inspiration fasciste comme le PPF de Jacques Doriot qui effectue une percée importante en Oranie ou à Alger. Les juifs d’Algérie dont l’assimilation semblait acquise depuis le décret Crémieux assistent avec inquiétude à la renaissance d’un courant antisémite qui les prend pour cibles. Les réfugiés espagnols arrivés par mer au lendemain de la victoire franquiste et parqués dans les premiers camps d’internement sont eux aussi l’objet de cette recherche de boucs émissaires. « A 99 % ce sont d’anciens condamnés de droit commun à qui l’on a donné de l’argent et des armes et dont on a fait des miliciens. Ces éléments deviennent, à Oran et à Tlemcen, des fauteurs de désordre » , déclare ainsi Marcel Gatuing, responsable PSF d’Oran. C’est sur ce terreau qu’au lendemain d’une défaite qui a surpris et frappé l’opinion algérienne, s’installe un nouveau régime. Pour redresser le pays, cette dictature personnalisée affiche sa volonté d’impulser une «révolution nationale » rompant avec la tradition de la démocratie libérale au profit d’une nouvelle culture politique empruntant au courant contre-révolutionnaire comme aux différents modèles autoritaires et fascistes des années trente. La carte impériale est un des rares atouts qui permette au nouveau régime, malgré l’humiliation de la défaite, d’affirmer sa souveraineté. Il entend l’user à son profit et assurer pour cela un retour à l’ordre colonial. Après un rappel des fondements du vichysme colonial en Algérie nous soulignerons de façon plus précise la place du système d’internement qui s’y développe alors.
L’Algérie au temps de la Révolution nationale : les fondements du vichysme colonial
Prolongement théorique de la métropole, l’Algérie a vocation à participer au «relèvement moral et intellectuel » annoncé dans ses premiers discours par le maréchal Pétain. Nommé gouverneur général de l’Algérie à la fin du mois de juillet 1940, l’amiral Abrial va s’attacher à mettre en œuvre les relais nécessaires à l’exportation de la Révolution nationale. La Légion française des Combattants, appelée à regrouper les anciens combattants européens et musulmans des deux guerres, s’organise ainsi dès l’automne 1940. Des administrations nouvelles se partagent la tutelle de la jeunesse algérienne. Une chape pesante s’abat sur les institutions locales : les conseils élus d’avant-guerre sont remplacés par des assemblées domestiquées où les notables de la colonisation cohabitent avec les représentants les plus conservateurs de la population musulmane. Les «mauvais fonctionnaires » sont suspendus en fonction de la loi du 17 juillet 1940, tandis que commencent les dénonciations de francs-maçons. Victimes comme leurs coreligionnaires de métropole des statuts du 3 octobre 1940 et du 21 juin 1941, les populations juives d’Algérie sont exposées à une humiliation identitaire supplémentaire : l’abrogation du décret Crémieux les prive, après soixante-dix ans d’assimilation, de la citoyenneté française. Retranchée de la communauté nationale par une abondante législation qui l’exclut de la fonction publique et de nombreuses professions, la communauté juive doit jeter les bases d’un système d’enseignement privé face à l’introduction dès la rentrée 1941 d’un numerus clausus restrictif du primaire au supérieur. L’amiral Abrial n’est pas le seul maître d’oeuvre de l’application de la politique définie à Vichy. A l’automne 1940 un des dignitaires importants du régime, le général Weygand, s’installe à Alger avec le titre de délégué général du gouvernement en Afrique française. Une lettre d’instruction rédigée le 5 octobre 1940 par le maréchal Pétain précise l’étendue de ses attributions. Chargé de «maintenir sans fissures » le bloc des possessions restées fidèles à Vichy et de tenter de «rallier les fractions dissidentes » , il doit reprendre en main l’Afrique française «en ramenant les autorités civiles et militaires au sentiment de loyalisme sans équivoque à l’égard du gouvernement du Maréchal, de sa politique et du nouvel ordre de choses qu’il a institué, en les rappelant à la notion capitale de l’obéissance aux pouvoirs de l’État » . Il reçoit la responsabilité de diriger la propagande exercée dans l’ensemble de l’Afrique française. Il s’acquitte de cette tâche avec zèle et parvient, notamment grâce à une active tournée des popotes, à convertir l’armée d’Afrique au culte du Maréchal et à l’écarter de l’idée de revanche en la figeant dans la doctrine stérile de la défense de l’Empire contre quiconque – les tragiques événements de novembre 1942 révéleront que c’est en définitive au bénéfice de l’Axe que devait jouer la ligne de conduite imposée par Weygand. Au printemps 1941 la cohabitation, au cœur d’Alger, de la Délégation et du gouvernement général devient de plus en plus conflictuelle. Weygand qui reproche à Abrial le manque d’ambition de son administration et la maladresse de sa direction de l’opinion publique finit par l’emporter. Le 18 juillet 1941 il ajoute au titre de délégué général celui de gouverneur de l’Algérie. Il entend alors donner un second souffle à la Révolution nationale. Sensibilisé par l’équipe de technocrates dont il s’est entouré aux problèmes structurels dont souffre l’Algérie, Weygand se veut le promoteur d’un ambitieux programme de réformes et multiplie au cours de l’été 1941 les effets d’annonce – faute de moyens les réalisations resteront modestes (1). Reprochant à Abrial d’avoir perdu le contact avec la société algérienne il se propose également de consolider l’assise du régime en associant les élites européennes et musulmanes dans les assemblées domestiquées créées pour remplacer les assemblées élues. Les grandes manifestations collectives de l’année 1941 – tournée sportive de Borotra, anniversaire de LFC, fête des jeunes, centenaire des tirailleurs algériens – s’inscrivent dans cette stratégie de conquête de l’opinion publique. Le rappel de Weygand en novembre 1941 marque toutefois la fin des beaux jours de la Révolution nationale. Le durcissement d’un régime qui s’appuie de plus en plus sur le soutien des ultras entraîne une baisse de prestige du pouvoir. La dégradation de la situation économique et sanitaire provoque une montée de plus en plus visible des tensions intercommunautaires. Mutinerie du régiment de Maison Carrée en janvier 1941, frictions dans les files d’attente urbaines, tragique affaire de Zéralda où une vingtaine d’Algériens meurt par asphyxie dans la prison municipale : les signes d’une exaspération des tensions locales ne manquent pas (2). Dans le même temps les logiques de l’exclusion et l’appareil répressif n’ont cessé de s’alourdir. Au bout des logiques se trouvent les camps d’internement du sud algérien.
Le réseau d’internement algérien : prisons, camps de travail et centres de séjour surveillé
La politique d’internement est au cœur de la Révolution nationale de Vichy. L’abondante législation adoptée en la matière en témoigne. La loi du 3 septembre 1940 élargit le champ de l’internement administratif (3). La loi du 27 septembre 1940 astreint si nécessaire «les émigrés en surnombre dans l’économie française » à rejoindre des Groupements de travailleurs étrangers. Enfin, un texte du 4 octobre 1940 prévoit que «les ressortissants étrangers de race juive pourront, à dater de la promulgation de la présente loi, être internés dans des camps spéciaux par décision du préfet du département de leur résidence » . Un dernier texte clarifie la répartition des responsabilités entre les autorités de tutelle. La loi du 17 novembre 1940 transfère à l’administration civile, c’est-à-dire au ministère de l’Intérieur et aux préfets, la direction des camps jusque-là confiée au ministère de la Défense. Ce transfert s’explique d’une part par la compression d’effectifs imposée à l’armée d’armistice. Il révèle également que l’internement, considéré jusque-là comme une question en rapport avec la défense nationale, devient une affaire de politique intérieure. Des moyens financiers sont débloqués pour étoffer le personnel de surveillance. Les effets de ce durcissement de la législation ne se font pas attendre. Après avoir connu une décrue notoire pendant la drôle de guerre, due essentiellement au rapatriement des réfugiés espagnols, l’effectif des internés augmente de nouveau : on en compte 41 500 dans la France de Vichy, Algérie et Maroc compris, en juin 1941. Les communistes ont payé un lourd tribut : près de 5 000 ont été arrêtés en métropole avant l’entrée de l’Allemagne en Russie. Plusieurs coups de filet affectent également le parti communiste algérien qui tente de se reconstituer dans la clandestinité. Les juifs étrangers sont durement frappés : ils représentent, en 1941, 75 % des effectifs des camps (4). Dans ce contexte, l’Algérie va retrouver le rôle de terre de proscription qu’elle avait eu au lendemain des journées de juin 1848 ou du coup d’État du «Prince-Président». Le 28 janvier 1941 l’amiral Abrial est informé que le gouvernement a décidé le «transfert dans le Sud algérien des militants extrémistes les plus dangereux » et lui demande de «faire procéder sans aucun délai à l’aménagement des centres de séjour surveillé dans les territoires du sud des trois départements algériens. Ces centres devront pouvoir accueillir à des dates échelonnées mais aussi rapprochées que possible 5 000 internés environ, français et étrangers » . Une nouvelle génération de camps apparaît alors à Djelfa, Mecheria, Bossuet… L’armée, déchargée en principe de la gestion des camps, refuse dans un premier temps de livrer les équipements nécessaires et le crédit provisoire de cinq millions de francs débloqué par le ministère de l’Intérieur s’avère insuffisant pour couvrir les besoins. Malgré l’impréparation manifeste des camps algériens l’envoi des internés métropolitains s’effectue dès le début du mois de mars. Au 20 juin 1941 ce sont 600 Français qui ont été dirigés vers l’Algérie, ainsi que 300 ressortissants étrangers dont 115 Allemands, 167 Autrichiens et quelques anciens combattants des Brigades internationales (5). Dès la fin du mois de mars une note du préfet Chavin, directeur de la Sûreté nationale à Vichy, indique toutefois que les autorités allemandes s’opposent désormais au transfert de communistes français de la zone occupée vers la zone libre, et donc l’Afrique du Nord. Chavin recommande en conséquence de regrouper les internés «nationaux » dans le centre de Bossuet et de réserver celui de Djelfa, dont les capacités d’accueil sont plus importantes, pour les étrangers dont le nombre va effectivement continuer à progresser jusqu’en 1942. Dans le même temps sont constitués des Groupements de travailleurs étrangers, affectés notamment à la construction du chemin de fer Méditerranée-Niger et qui accueillent la plupart des milliers d’Espagnols internés avant la guerre dans les camps Morand et Zuzzoni. Le régime disciplinaire de ces formations les rapproche plus de camps d’internement que de chantiers de travail. Le réseau local d’internement se compose dès lors de plusieurs structures. Le réseau traditionnel des prisons et bagnes d’Algérie sature – droits communs et politiques y sont souvent mêlés dans une promiscuité et un manque d’hygiène aux effets souvent dramatiques. La prison civile d’Alger où sont internés dans l’attente de leur procès les militants communistes arrêtés en 1941 souffre ainsi d’une surpopulation chronique. En mai 1942 Jean Scelles-Millie, militant avant-guerre du mouvement Jeune République, tente d’alerter le gouvernement dans un rapport qu’il envoie à Vichy : «La prison civile d’Alger, dite de Barberousse, a été créée pour 650 détenus. Elle en contenait 2 100 il y a quelques mois. Les détenus sont mis dans les cellules où ils couchent sans paillasse, sur de simples nattes d’alfa et où ils sont entassés avec une telle densité qu’ils ne peuvent coucher à plat et sont pressés les uns contre les autres sur le côté. Comme la sous-alimentation les amène à un état squelettique ce couchage permanent sur le même côté leur occasionne très souvent des phlegmons à la hauteur des hanches. […] Le typhus sévit depuis trois mois à l’état épidémique», écrit-il (6). Le bagne de Lambèse construit près d’un siècle plus tôt pour recevoir des déportés de juin 1848 puis ceux de la Commune est toujours en activité. Messali Hadj et ses compagnons y sont transférés après leur condamnation. Le leader du PPA y est soumis à un dur régime disciplinaire : isolé de jour et de nuit, crâne et sourcils rasés, vêtu de la tenue rayée des bagnards, boulets aux pieds il effectue des travaux forcés (7). Le bagne de Maison Carrée enferme lui aussi des prisonniers politiques. Dans un quartier isolé ont été ainsi regroupés les 27 députés communistes condamnés à cinq ans de prison le 3 avril 1940 et envoyés en Algérie en mars 1941. Les conditions de vie de ces élus, moins dures que celles de Messali, restent des plus rudimentaires. Des Espagnols condamnés aux travaux forcés sont également internés à Maison Carrée. Un quartier des condamnés à mort est également aménagé : jusqu’à ce qu’intervienne la grâce du chef de l’État en juillet 1942 six des responsables communistes jugés en mars y attendent leur exécution. Les prisonniers de ces différentes maisons d’arrêt purgent une peine ou attendent leur procès. D’autres sont internés en dehors de tout jugement. Il en va ainsi des populations «indésirables » versées dans les camps de travail. La dénomination relativement anodine de «Groupement de travailleurs étrangers » ne doit pas faire illusion sur le caractère d’une institution visant officiellement à absorber les étrangers «en surnombre dans l’économie nationale ou dont l’activité risquerait d’être dangereuse » . Intégrés par décision préfectorale les membres des groupements ne peuvent être libérés qu’en justifiant d’un contrat de travail ou d’un certificat d’hébergement. Malgré la similitude de dénomination on se trouve donc en présence de formations de nature différente de celle des Groupements de démobilisés dans lesquels l’incorporation est basée sur le volontariat dans le cadre de contrats de trois mois renouvelables et librement résiliables. Le caractère répressif des GTE est particulièrement accentué dans le cadre de sections disciplinaires destinées à briser les réfractaires.
C’est le cas du 6e GTE d’Hadjerat M’Guil situé dans le territoire d’Aïn Sefra, le «Buchenwald français en Afrique du Nord (8) ». Le gros des effectifs est constitué des miliciens espagnols internés avant la guerre dans les camps Morand et Suzzoni. Dans une note destinée aux commissions d’armistice italiennes et dressant un bilan au 1er avril 1941, il est fait allusion à l’existence d’une dizaine de GTE représentant un effectif total de 2.508 travailleurs (9). Il semble que se soient ajoutées ensuite six autres formations constituées à partir d’anciens engagés de la Légion de toutes nationalités, répartis dans les territoires de Colomb-Béchar, Aïn Sefra et Saïda et représentant un effectif supplémentaire de 2 000 hommes (10). La dernière structure d’internement est enfin constituée par les «centres de séjour surveillés » dont le rôle est de «placer les nationaux dangereux pour la sécurité publique [ et] les étrangers indésirables ne pouvant être ni expulsés ni rapatriés dans leur pays d’origine dans une situation telle qu’ils ne puissent entraver l’action régénératrice du Gouvernement » . Le renforcement des logiques de l’exclusion qui accompagnent l’instauration du nouveau régime se traduit par le déplacement des camps vers le sud, tandis qu’une volonté de «rationalisation » de la gestion se traduit par une «spécialisation » de chaque centre. Ainsi les camps de Mecheria et Géryville dans le territoire d’Aïn Sefra sont présentés respectivement comme «dépôt d’exclus militaires » et «centre de réfugiés » pour légionnaires ne pouvant rentrer dans leur pays d’origine et n’étant pas autorisés à séjourner sur le territoire français. Le centre de Djenien Bou Rezg, petit fortin situé sur la voie ferrée d’Aïn Sefra à Colomb-Béchar, et le centre de Djebel Felten dans le sud du département de Constantine regroupent des internés politiques originaires d’Algérie. Le camp d’El Aricha, installé dans un ancien casernement de la Légion étrangère et le camp de Bossuet, tous deux au sud du département d’Oran, renferment les internés français transférés des camps de la métropole qui avaient été dans un premier temps orientés vers Djelfa. Situé dans le territoire de Laghouat, ce centre de séjour surveillé, le plus important d’Algérie, accueille à partir du mois d’avril 1941 les étrangers expulsés de métropole. Telle est également l’affectation du camp de Berrouaghia dans le département d’Alger. Signalons enfin l’existence du camp de Ben Chicao dans le département d’Oran, qui regroupe les femmes internées en Algérie, pour lequel nous n’avons pas pu trouver de renseignements statistiques (11). Au bilan, l’internement politique en Algérie est loin de constituer un phénomène marginal. Au vu des statistiques partielles ci-jointes on peut estimer qu’à la veille du débarquement américain les centres de séjour surveillés devaient regrouper entre 2 500 et 3 000 internés. Il faut ajouter à ce chiffre celui des camps de travail soit 3 à 4 000 hommes, et celui des internés politiques des prisons et bagnes d’Algérie. Ce sont sans doute entre 7 et 10 000 personnes qui sont privées de liberté à cause de leurs convictions ou de leurs origines (12).
Survivre à la proscription : la vie des internés politiques dans les camps du sud algérien
Plusieurs facteurs se sont ligués pour rendre particulièrement difficile la vie des prisonniers dans les camps du sud algérien. La volonté des autorités d’isoler ces indésirables les a amenées à installer la plupart des camps sur les hauts plateaux algérien. Ces régions relativement élevées – Bossuet est situé à 1 800 mètres au-dessus du niveau de la mer et El Aricha à 1 250 mètres – sont exposées à un rude climat caractérisé par la chaleur des étés et la rigueur des hivers. «La redoute est écrasée l’été sous un ciel chauffé à blanc, enneigée un mois l’hiver et gercée par le froid, battue des vents toute l’année : cyclones tièdes et sirupeux du désert, brises coupantes de l’Atlantique ou bourrasques capricieuses de la Méditerranée », écrit ainsi Roger Garaudy en évoquant le camp de Bossuet où il a séjourné en 1941-1943 (13). L’improvisation qui a présidé à l’installation des centres de séjour surveillé n’a pas permis la mise en place d’infrastructures adaptées au climat, ni même au logement d’une population nombreuse. Cette impréparation est particulièrement manifeste pour le camp de Djelfa installé non loin du fort Caffarelli au printemps 1941 pour accueillir les 5 000 indésirables que Vichy voulait expulser de métropole. Le 25 mars 1941 alors que les premiers internés sont déjà arrivés en Algérie le capitaine commandant le camp de Djelfa envoie un télégramme alarmiste au directeur des Territoires du sud. «En raison pluie abondante Djelfa travaux installation camp suspendus. Stop. Montage baraques non commencé faute clous. Rends compte graves inconvénients résulteraient arrivée nouveaux internés de ce fait et manque literie paillasse. Manque personnel particulièrement nécessité criante vaguemestre […] Répercussions graves moral internés » , écrit-il (14). Rendant compte à son tour de ce télégramme le directeur des Territoires du sud se contente de constater qu’il «semble révéler un peu d’affolement de la part de cet officier ». Ce commandant jugé trop émotif sera relevé durant l’été 1941 et remplacé par l’inflexible commandant Caboche. Des tentes prêtées par l’armée serviront de logements en attendant la construction de baraques. André Moine qui a fait partie du premier contingent arrivé à Djelfa se souvient de la précarité des installations qui attendent les détenus : «A l’intérieur, le fort se présente à nous comme une petite cour bordée de bâtiments sans étage où une partie d’entre nous trouvent la place pour étendre une paillasse ou s’installer dans des châlits. Les autres, dont je suis, se glissent sous des marabouts dressés dans la cour dont ils mangent le maigre espace » (15). En octobre 1941 le directeur des Territoires du sud écrit au gouverneur général pour lui signaler que les camps sont mal préparés pour affronter les rigueurs de l’hiver prochain. «Gênés d’une part par la distance qui les sépare d’Alger et l’éloignement des centres commerçants, d’autre part par la limitation de leurs attributions en matière financière, les commandants militaires éprouvent des difficultés insurmontables pour faire l’acquisition des matériaux, des effets d’habillement et en général de tout ce qui est indispensable au logement et à la vie des internés » , note-t-il (16). Ces problèmes d’intendance ne seront jamais résolus. Les autorités de tutelle s’en désintéressent visiblement, considérant sans doute que les conditions de détention seront toujours assez bonnes pour des détenus jugés irrécupérables. Ainsi lorsque le colonel Lupy, inspecteur des camps, signale la situation critique des internés de Bossuet et le refus de l’armée de venir en aide à l’intendance du camp, le gouverneur général se contente de recommander de contacter des fournisseurs privés mais ne prévoit aucun financement supplémentaire (17). A l’automne 1941 un conflit surgit entre le payeur général de la préfecture d’Oran et les gestionnaires des camps de Bossuet et El Aricha à qui il reproche de ne pas appliquer avec assez de rigueur les règles de la comptabilité publique. Le conflit n’ayant pas trouvé de solution, le payeur général décide purement et simplement de suspendre le financement de ces deux centres. Le 12 février 1942 l’inspecteur des camps s’indigne des conséquences de cette décision administrative. «C’est ainsi qu’à El Aricha aucune avance de fonds au titre de l’exercice 1942 n’a été faite et nous sommes à la mifévrier. Il s’ensuit que pendant six semaines il a fallu que le Directeur et le Gestionnaire s’accommodent de vivre sans argent. Ils n’ont pu en sortir qu’en réglant les factures de première nécessité avec l’argent que les internés ont en dépôt dans la caisse du centre » , écrit-il à la préfecture d’Oran (18). Dans un courrier envoyé quelques jours plus tôt au gouverneur général le même inspecteur laissait apparaître une certaine amertume : «Je me demande pourquoi une administration comme celle des CSS ne fonctionne pas normalement. Certains directeurs de CSS me confient leur étonnement et quelques-uns sont découragés car ils ne voient aucune amélioration… (19) » Ces avertissements restent sans effet. Les organisations caritatives elles-mêmes ne semblent pas avoir pris la mesure de la détresse des internés. Ainsi à la fin du mois de juillet 1942 une délégation de la Croix-Rouge, composée d’épouses d’officiers généraux et supérieurs, visite les camps et se contente de faire distribuer trois cents chapeaux de paille… (20)
La cruauté volontaire et le sadisme de certains chefs de camp ont encore ajouté au malheur des internés. Les camps de Djelfa, Djenien Bou Rezg et Hadjerat M’Guil ont été ainsi incontestablement les plus durs. Humiliations, brimades, corvées épuisantes, privations de soins y ont été le lot des prisonniers, comme allaient le révéler les procès de 1944. A Djenien Bou Rezg le commandant du camp, le lieutenant Ricko, laisse mourir faute de soins plusieurs internés. A Hadjerat M’Guil, camp disciplinaire pour les Compagnies de travailleurs étrangers, tortures et vexations sont monnaie courante. «Les internés n’y étaient pas traités comme des hommes. […] Le camp était littéralement affamé ; certains mangeaient n’importe quoi, et de ce fait contractaient de graves maladies. D’autres moururent de cet état de choses. Malgré leur faiblesse physique, les hommes étaient astreints à un travail particulièrement sévère […] les surveillants armés de matraques frappaient sans vergogne les travailleurs, sans raison, uniquement pour frapper » , peut-on lire dans l’acte d’accusation lors du procès des responsables de ce camp devant le tribunal militaire d’Alger en février 1944 (21). De telles conditions ne peuvent qu’altérer la santé et le moral des populations internées. Certains succombent aux mauvais traitements : le communiste Kaddour Belkaïm décède à la prison de Barberousse en juin 1940, le nationaliste Douar Mohamed meurt à Lambèse le 23 janvier 1943. Aux souffrances physiques liées à la mauvaise alimentation, au manque de vêtements et de médicaments s’ajoutent les souffrances morales. Un grand nombre de ces internés toutefois sont restés des militants convaincus et leur engagement au service d’une cause reste le principal ressort de leur volonté de tenir. Le recours à l’humour, le refuge dans la culture, la mise en œuvre de solidarités concrètes deviennent des armes dans cette lutte pour la survie. Ainsi, malgré les conditions dramatiques, certains trouvent le courage de plaisanter pour soutenir le moral de ceux qui seraient prêts à flancher. Maintenir une activité intellectuelle est aussi un moyen de ne pas sombrer dans le découragement comme l’explique dans ses souvenirs Roger Codou, ancien des Brigades internationales interné à Djelfa puis à Bossuet : «Fort heureusement, un jeune agrégé de philosophie, Roger Garaudy, réussit à maintenir le moral en organisant des cours et des conférences. Nous comptions, parmi nous, dix-huit professeurs et instituteurs. Avec leur concours Garaudy créa de toutes pièces une véritable université »(22) . Au-delà existe chez ces militants la conscience que leur souffrance a un sens, qu’elle participe au combat contre le fascisme et que l’internement vaut mieux que la capitulation. On peut mentionner ici le dossier d’un responsable régional du PCA pour l’Oranie, ancien journaliste à Oran Républicain interné en mai 1940 à Djenien Bou Rezg, un des plus durs parmi les camps du sud. Le 28 novembre 1940 il demande une permission pour aller porter assistance à son épouse malade, privée de ressources et menacée d’expulsion par ses propriétaires. La préfecture d’Oran refuse : l’expulsion a lieu et les biens du couple sont saisis. L’état de santé du détenu s’altère à son tour et il perd pratiquement la vue. En juillet 1942 il est transféré à Bossuet où les conditions de détention sont moins dures qu’à Djenien. Les autorités du camp lui proposent alors une libération conditionnelle s’il accepte de signer un engagement à ne plus faire de politique. Malgré ses problèmes familiaux et la dégradation de son état de santé il refuse ce qu’il considère comme une compromission et ne sera libéré que le 4 juin 1943 sur ordre du général Catroux, nouveau gouverneur général (23). La même détermination anime les nationalistes algériens. Condamné aux travaux forcés avec Messali, Mohamed Boumaza écrit ainsi à sa famille en juillet 1941 : «Ce sont ces misères, ces humiliations et ces souffrances qui feront malgré et contre tout l’histoire de notre chère Patrie (24). » Le débarquement anglo-saxon de novembre 1942 n’allait entraîner que de façon très progressive le démantèlement de ce système d’internement. Pendant des mois encore subsiste, sous l’autorité de l’amiral Darlan puis du général Giraud, un vichysme sous protectorat américain qui s’accommode de cet héritage de la période précédente. L’absence de toute démocratisation en Afrique du Nord allait toutefois finir par émouvoir l’opinion alliée. Au début de 1943 une campagne de presse dénonce aux Etats-Unis la situation dans les camps d’internement. Le 15 février 1943 le journal Time Magazine publiait une caricature représentant un soldat américain interrogeant un soldat français devant un camp de concentration : «Pourquoi ne les lâchez-vous pas ? – Parce que ce sont des communistes. – Comment le savez-vous ? – Parce qu’ils ont aidé les Alliés (25). » Les interlocuteurs américains de Giraud s’efforcent alors de le convaincre qu’une libéralisation du régime ne peut que servir sa cause auprès de l’opinion américaine et ainsi encourager Washington à augmenter l’aide au réarmement français. Giraud esquisse quelques gestes de bonne volonté. Au début de février il libère les gaullistes arrêtés après l’assassinat de Darlan et les vingt-sept députés communistes internés à Maison Carrée. Il annonce une amélioration des conditions de vie dans les centres de séjour surveillés ainsi que la possibilité de libérations individuelles. L’enquête effectuée du 23 mars au 9 avril 1943 par deux députés communistes dans neuf camps d’Algérie prouve la lenteur du processus de libération et le maintien de conditions désastreuses pour les internés (26). La pression des Alliés et le rapprochement avec les gaullistes qui va aboutir à la constitution du CFLN accélèrent ensuite les choses à la fin du mois de mai 1943. C’est le moment où les internés espagnols vont ainsi retrouver la liberté. Enfin au printemps 1944 s’ouvrent les premiers grands procès des responsables des camps d’Hadjerat M’Guil et de Djenien Bou Rezg. Longtemps refoulés aux marges de l’Algérie visible les sévices et les tortures infligés dans ces centres de séjour surveillés apparaissent alors au grand jour.
NOTES
1 Pour une présentation plus complète se reporter à la version publiée de notre thèse : Jacques CANTIER L’Algérie sous le régime de Vichy, Paris, Odile Jacob, 2002. Sur le vichysme colonial dans son ensemble : Jacques CANTIER, Eric JENNINGS
L’Empire colonial sous Vichy, Paris, Odile Jacob, 2004.
2 Jacques CANTIER, L’Algérie sous le régime de Vichy, op. cit., p. 149 à 192.
3 Anne GRYNBERG, Les Camps de la honte. Les internés juifs des camps français 1939-1944, Paris, La Découverte, 1991.
4 Ibid., p. 11.
5 Archives nationales, 3W312.
6 Cité par André MOINE dans Déportation et résistance en Afrique du Nord 1939-1944, op. cit., p. 197. Cet état de surpopulation et de morbidité est confirmé par plusieurs rapports que nous avons pu consulter au Centre des Archives d’Outre Mer. CAOM, GGA, 9H115 : camps d’internement.
7 Benjamin STORA, Messali Hadj, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 186.
8 Témoignage de Claudio Moreno dans «Un bagne dans le désert ; Hadjerat M’Guil le Buchenwald français » , Amicale des Résistants, des Déportés et Internés en Afrique du Nord ; cité par André MOINE dans Déportation et résistance en Afrique du Nord 1939-1944, op. cit., p. 193.
9 CAOM, GGA, 9H115 : rapport du 25 septembre 1941, gouvernement général. Ces chiffres devaient être transmis aux commissions d’armistice italiennes. -région de Boghar : 484 hommes (1 groupe), région de Colomb-Béchar : 1 586 hommes (5 groupes), région de Kenchela : 360 hommes (2 groupes).
10 Anne GRYNBERG et Anne CHARAUDEAU, «Les camps d’internement » dans "Exils et migrations – Italiens et Espagnols en France 1938-1946," Paris, L’Harmattan, 1994, p. 197.
11 CAOM, GGA, 9H115 et 9H116 : rapports divers sur les centres de séjour surveillés.
12 Voir les résultats également apportés par Christine LÉVISSE-TOUZÉ dans sa remarquable étude «Les camps d’internement d’Afrique du Nord. Répression et populations » , dans L’empire colonial sous Vichy, op. cit., p. 177-194.
13 Roger GARAUDY, Antée. Journal de Daniel Chénier, Paris, Éditions Hier et Aujourd’hui, 1946, p 59-60. Ce récit constitue une version légèrement romancée de l’expérience vécue par l’auteur, jeune agrégé de philosophie arrêté en 1940 pour ses convictions communistes.
14 CAOM, GGA, 9H115.
15 André MOINE, Déportation et résistance en Afrique du Nord 1939-1944, op. cit., p. 135.
16 CAOM, GGA, 9H115 : courrier du 7 octobre 1941.
17 CAOM, Préfecture d’Oran, 464 : dossier camp Bossuet.
18 Idem.
19 CAOM, GGA, 9H116 : rapport du 31 janvier 1942.
20 CAOM, GGA, 9H115.
21 André MOINE dans Déportation et résistance en Afrique du Nord 1939-1944, op. cit., reproduit l’acte d’accusation du procès de juillet 1944, p. 186 à 188.
22 Roger CODOU, Le Cabochard – Mémoires d’un communiste 1929-1982, Paris, François Maspéro, «Actes et mémoires du peuple » , 1983, p. 151 et suivantes.
23 CAOM, Préfecture d’Oran, 464.
24 CAOM, GGA : bulletin mensuel du CIE d’Alger (juillet 1941).
25 Cité par André KASPI, La Mission Jean Monnet à Alger, Paris, PUF, 1971.
26 Archives nationales, 72AJ278 : internements en Afrique du Nord, rapport rédigé par les députés communistes Martel et Demusois. Sur cette dernière période se reporter notamment à l’étude de Christine LEVISSE-TOUZÉ «Les camps d’internement d’Afrique du Nord. Répression et populations » , art. cit.
L’Algérie au temps de la Révolution nationale : les fondements du vichysme colonial
Prolongement théorique de la métropole, l’Algérie a vocation à participer au «relèvement moral et intellectuel » annoncé dans ses premiers discours par le maréchal Pétain. Nommé gouverneur général de l’Algérie à la fin du mois de juillet 1940, l’amiral Abrial va s’attacher à mettre en œuvre les relais nécessaires à l’exportation de la Révolution nationale. La Légion française des Combattants, appelée à regrouper les anciens combattants européens et musulmans des deux guerres, s’organise ainsi dès l’automne 1940. Des administrations nouvelles se partagent la tutelle de la jeunesse algérienne. Une chape pesante s’abat sur les institutions locales : les conseils élus d’avant-guerre sont remplacés par des assemblées domestiquées où les notables de la colonisation cohabitent avec les représentants les plus conservateurs de la population musulmane. Les «mauvais fonctionnaires » sont suspendus en fonction de la loi du 17 juillet 1940, tandis que commencent les dénonciations de francs-maçons. Victimes comme leurs coreligionnaires de métropole des statuts du 3 octobre 1940 et du 21 juin 1941, les populations juives d’Algérie sont exposées à une humiliation identitaire supplémentaire : l’abrogation du décret Crémieux les prive, après soixante-dix ans d’assimilation, de la citoyenneté française. Retranchée de la communauté nationale par une abondante législation qui l’exclut de la fonction publique et de nombreuses professions, la communauté juive doit jeter les bases d’un système d’enseignement privé face à l’introduction dès la rentrée 1941 d’un numerus clausus restrictif du primaire au supérieur. L’amiral Abrial n’est pas le seul maître d’oeuvre de l’application de la politique définie à Vichy. A l’automne 1940 un des dignitaires importants du régime, le général Weygand, s’installe à Alger avec le titre de délégué général du gouvernement en Afrique française. Une lettre d’instruction rédigée le 5 octobre 1940 par le maréchal Pétain précise l’étendue de ses attributions. Chargé de «maintenir sans fissures » le bloc des possessions restées fidèles à Vichy et de tenter de «rallier les fractions dissidentes » , il doit reprendre en main l’Afrique française «en ramenant les autorités civiles et militaires au sentiment de loyalisme sans équivoque à l’égard du gouvernement du Maréchal, de sa politique et du nouvel ordre de choses qu’il a institué, en les rappelant à la notion capitale de l’obéissance aux pouvoirs de l’État » . Il reçoit la responsabilité de diriger la propagande exercée dans l’ensemble de l’Afrique française. Il s’acquitte de cette tâche avec zèle et parvient, notamment grâce à une active tournée des popotes, à convertir l’armée d’Afrique au culte du Maréchal et à l’écarter de l’idée de revanche en la figeant dans la doctrine stérile de la défense de l’Empire contre quiconque – les tragiques événements de novembre 1942 révéleront que c’est en définitive au bénéfice de l’Axe que devait jouer la ligne de conduite imposée par Weygand. Au printemps 1941 la cohabitation, au cœur d’Alger, de la Délégation et du gouvernement général devient de plus en plus conflictuelle. Weygand qui reproche à Abrial le manque d’ambition de son administration et la maladresse de sa direction de l’opinion publique finit par l’emporter. Le 18 juillet 1941 il ajoute au titre de délégué général celui de gouverneur de l’Algérie. Il entend alors donner un second souffle à la Révolution nationale. Sensibilisé par l’équipe de technocrates dont il s’est entouré aux problèmes structurels dont souffre l’Algérie, Weygand se veut le promoteur d’un ambitieux programme de réformes et multiplie au cours de l’été 1941 les effets d’annonce – faute de moyens les réalisations resteront modestes (1). Reprochant à Abrial d’avoir perdu le contact avec la société algérienne il se propose également de consolider l’assise du régime en associant les élites européennes et musulmanes dans les assemblées domestiquées créées pour remplacer les assemblées élues. Les grandes manifestations collectives de l’année 1941 – tournée sportive de Borotra, anniversaire de LFC, fête des jeunes, centenaire des tirailleurs algériens – s’inscrivent dans cette stratégie de conquête de l’opinion publique. Le rappel de Weygand en novembre 1941 marque toutefois la fin des beaux jours de la Révolution nationale. Le durcissement d’un régime qui s’appuie de plus en plus sur le soutien des ultras entraîne une baisse de prestige du pouvoir. La dégradation de la situation économique et sanitaire provoque une montée de plus en plus visible des tensions intercommunautaires. Mutinerie du régiment de Maison Carrée en janvier 1941, frictions dans les files d’attente urbaines, tragique affaire de Zéralda où une vingtaine d’Algériens meurt par asphyxie dans la prison municipale : les signes d’une exaspération des tensions locales ne manquent pas (2). Dans le même temps les logiques de l’exclusion et l’appareil répressif n’ont cessé de s’alourdir. Au bout des logiques se trouvent les camps d’internement du sud algérien.
Le réseau d’internement algérien : prisons, camps de travail et centres de séjour surveillé
La politique d’internement est au cœur de la Révolution nationale de Vichy. L’abondante législation adoptée en la matière en témoigne. La loi du 3 septembre 1940 élargit le champ de l’internement administratif (3). La loi du 27 septembre 1940 astreint si nécessaire «les émigrés en surnombre dans l’économie française » à rejoindre des Groupements de travailleurs étrangers. Enfin, un texte du 4 octobre 1940 prévoit que «les ressortissants étrangers de race juive pourront, à dater de la promulgation de la présente loi, être internés dans des camps spéciaux par décision du préfet du département de leur résidence » . Un dernier texte clarifie la répartition des responsabilités entre les autorités de tutelle. La loi du 17 novembre 1940 transfère à l’administration civile, c’est-à-dire au ministère de l’Intérieur et aux préfets, la direction des camps jusque-là confiée au ministère de la Défense. Ce transfert s’explique d’une part par la compression d’effectifs imposée à l’armée d’armistice. Il révèle également que l’internement, considéré jusque-là comme une question en rapport avec la défense nationale, devient une affaire de politique intérieure. Des moyens financiers sont débloqués pour étoffer le personnel de surveillance. Les effets de ce durcissement de la législation ne se font pas attendre. Après avoir connu une décrue notoire pendant la drôle de guerre, due essentiellement au rapatriement des réfugiés espagnols, l’effectif des internés augmente de nouveau : on en compte 41 500 dans la France de Vichy, Algérie et Maroc compris, en juin 1941. Les communistes ont payé un lourd tribut : près de 5 000 ont été arrêtés en métropole avant l’entrée de l’Allemagne en Russie. Plusieurs coups de filet affectent également le parti communiste algérien qui tente de se reconstituer dans la clandestinité. Les juifs étrangers sont durement frappés : ils représentent, en 1941, 75 % des effectifs des camps (4). Dans ce contexte, l’Algérie va retrouver le rôle de terre de proscription qu’elle avait eu au lendemain des journées de juin 1848 ou du coup d’État du «Prince-Président». Le 28 janvier 1941 l’amiral Abrial est informé que le gouvernement a décidé le «transfert dans le Sud algérien des militants extrémistes les plus dangereux » et lui demande de «faire procéder sans aucun délai à l’aménagement des centres de séjour surveillé dans les territoires du sud des trois départements algériens. Ces centres devront pouvoir accueillir à des dates échelonnées mais aussi rapprochées que possible 5 000 internés environ, français et étrangers » . Une nouvelle génération de camps apparaît alors à Djelfa, Mecheria, Bossuet… L’armée, déchargée en principe de la gestion des camps, refuse dans un premier temps de livrer les équipements nécessaires et le crédit provisoire de cinq millions de francs débloqué par le ministère de l’Intérieur s’avère insuffisant pour couvrir les besoins. Malgré l’impréparation manifeste des camps algériens l’envoi des internés métropolitains s’effectue dès le début du mois de mars. Au 20 juin 1941 ce sont 600 Français qui ont été dirigés vers l’Algérie, ainsi que 300 ressortissants étrangers dont 115 Allemands, 167 Autrichiens et quelques anciens combattants des Brigades internationales (5). Dès la fin du mois de mars une note du préfet Chavin, directeur de la Sûreté nationale à Vichy, indique toutefois que les autorités allemandes s’opposent désormais au transfert de communistes français de la zone occupée vers la zone libre, et donc l’Afrique du Nord. Chavin recommande en conséquence de regrouper les internés «nationaux » dans le centre de Bossuet et de réserver celui de Djelfa, dont les capacités d’accueil sont plus importantes, pour les étrangers dont le nombre va effectivement continuer à progresser jusqu’en 1942. Dans le même temps sont constitués des Groupements de travailleurs étrangers, affectés notamment à la construction du chemin de fer Méditerranée-Niger et qui accueillent la plupart des milliers d’Espagnols internés avant la guerre dans les camps Morand et Zuzzoni. Le régime disciplinaire de ces formations les rapproche plus de camps d’internement que de chantiers de travail. Le réseau local d’internement se compose dès lors de plusieurs structures. Le réseau traditionnel des prisons et bagnes d’Algérie sature – droits communs et politiques y sont souvent mêlés dans une promiscuité et un manque d’hygiène aux effets souvent dramatiques. La prison civile d’Alger où sont internés dans l’attente de leur procès les militants communistes arrêtés en 1941 souffre ainsi d’une surpopulation chronique. En mai 1942 Jean Scelles-Millie, militant avant-guerre du mouvement Jeune République, tente d’alerter le gouvernement dans un rapport qu’il envoie à Vichy : «La prison civile d’Alger, dite de Barberousse, a été créée pour 650 détenus. Elle en contenait 2 100 il y a quelques mois. Les détenus sont mis dans les cellules où ils couchent sans paillasse, sur de simples nattes d’alfa et où ils sont entassés avec une telle densité qu’ils ne peuvent coucher à plat et sont pressés les uns contre les autres sur le côté. Comme la sous-alimentation les amène à un état squelettique ce couchage permanent sur le même côté leur occasionne très souvent des phlegmons à la hauteur des hanches. […] Le typhus sévit depuis trois mois à l’état épidémique», écrit-il (6). Le bagne de Lambèse construit près d’un siècle plus tôt pour recevoir des déportés de juin 1848 puis ceux de la Commune est toujours en activité. Messali Hadj et ses compagnons y sont transférés après leur condamnation. Le leader du PPA y est soumis à un dur régime disciplinaire : isolé de jour et de nuit, crâne et sourcils rasés, vêtu de la tenue rayée des bagnards, boulets aux pieds il effectue des travaux forcés (7). Le bagne de Maison Carrée enferme lui aussi des prisonniers politiques. Dans un quartier isolé ont été ainsi regroupés les 27 députés communistes condamnés à cinq ans de prison le 3 avril 1940 et envoyés en Algérie en mars 1941. Les conditions de vie de ces élus, moins dures que celles de Messali, restent des plus rudimentaires. Des Espagnols condamnés aux travaux forcés sont également internés à Maison Carrée. Un quartier des condamnés à mort est également aménagé : jusqu’à ce qu’intervienne la grâce du chef de l’État en juillet 1942 six des responsables communistes jugés en mars y attendent leur exécution. Les prisonniers de ces différentes maisons d’arrêt purgent une peine ou attendent leur procès. D’autres sont internés en dehors de tout jugement. Il en va ainsi des populations «indésirables » versées dans les camps de travail. La dénomination relativement anodine de «Groupement de travailleurs étrangers » ne doit pas faire illusion sur le caractère d’une institution visant officiellement à absorber les étrangers «en surnombre dans l’économie nationale ou dont l’activité risquerait d’être dangereuse » . Intégrés par décision préfectorale les membres des groupements ne peuvent être libérés qu’en justifiant d’un contrat de travail ou d’un certificat d’hébergement. Malgré la similitude de dénomination on se trouve donc en présence de formations de nature différente de celle des Groupements de démobilisés dans lesquels l’incorporation est basée sur le volontariat dans le cadre de contrats de trois mois renouvelables et librement résiliables. Le caractère répressif des GTE est particulièrement accentué dans le cadre de sections disciplinaires destinées à briser les réfractaires.
C’est le cas du 6e GTE d’Hadjerat M’Guil situé dans le territoire d’Aïn Sefra, le «Buchenwald français en Afrique du Nord (8) ». Le gros des effectifs est constitué des miliciens espagnols internés avant la guerre dans les camps Morand et Suzzoni. Dans une note destinée aux commissions d’armistice italiennes et dressant un bilan au 1er avril 1941, il est fait allusion à l’existence d’une dizaine de GTE représentant un effectif total de 2.508 travailleurs (9). Il semble que se soient ajoutées ensuite six autres formations constituées à partir d’anciens engagés de la Légion de toutes nationalités, répartis dans les territoires de Colomb-Béchar, Aïn Sefra et Saïda et représentant un effectif supplémentaire de 2 000 hommes (10). La dernière structure d’internement est enfin constituée par les «centres de séjour surveillés » dont le rôle est de «placer les nationaux dangereux pour la sécurité publique [ et] les étrangers indésirables ne pouvant être ni expulsés ni rapatriés dans leur pays d’origine dans une situation telle qu’ils ne puissent entraver l’action régénératrice du Gouvernement » . Le renforcement des logiques de l’exclusion qui accompagnent l’instauration du nouveau régime se traduit par le déplacement des camps vers le sud, tandis qu’une volonté de «rationalisation » de la gestion se traduit par une «spécialisation » de chaque centre. Ainsi les camps de Mecheria et Géryville dans le territoire d’Aïn Sefra sont présentés respectivement comme «dépôt d’exclus militaires » et «centre de réfugiés » pour légionnaires ne pouvant rentrer dans leur pays d’origine et n’étant pas autorisés à séjourner sur le territoire français. Le centre de Djenien Bou Rezg, petit fortin situé sur la voie ferrée d’Aïn Sefra à Colomb-Béchar, et le centre de Djebel Felten dans le sud du département de Constantine regroupent des internés politiques originaires d’Algérie. Le camp d’El Aricha, installé dans un ancien casernement de la Légion étrangère et le camp de Bossuet, tous deux au sud du département d’Oran, renferment les internés français transférés des camps de la métropole qui avaient été dans un premier temps orientés vers Djelfa. Situé dans le territoire de Laghouat, ce centre de séjour surveillé, le plus important d’Algérie, accueille à partir du mois d’avril 1941 les étrangers expulsés de métropole. Telle est également l’affectation du camp de Berrouaghia dans le département d’Alger. Signalons enfin l’existence du camp de Ben Chicao dans le département d’Oran, qui regroupe les femmes internées en Algérie, pour lequel nous n’avons pas pu trouver de renseignements statistiques (11). Au bilan, l’internement politique en Algérie est loin de constituer un phénomène marginal. Au vu des statistiques partielles ci-jointes on peut estimer qu’à la veille du débarquement américain les centres de séjour surveillés devaient regrouper entre 2 500 et 3 000 internés. Il faut ajouter à ce chiffre celui des camps de travail soit 3 à 4 000 hommes, et celui des internés politiques des prisons et bagnes d’Algérie. Ce sont sans doute entre 7 et 10 000 personnes qui sont privées de liberté à cause de leurs convictions ou de leurs origines (12).
Survivre à la proscription : la vie des internés politiques dans les camps du sud algérien
Plusieurs facteurs se sont ligués pour rendre particulièrement difficile la vie des prisonniers dans les camps du sud algérien. La volonté des autorités d’isoler ces indésirables les a amenées à installer la plupart des camps sur les hauts plateaux algérien. Ces régions relativement élevées – Bossuet est situé à 1 800 mètres au-dessus du niveau de la mer et El Aricha à 1 250 mètres – sont exposées à un rude climat caractérisé par la chaleur des étés et la rigueur des hivers. «La redoute est écrasée l’été sous un ciel chauffé à blanc, enneigée un mois l’hiver et gercée par le froid, battue des vents toute l’année : cyclones tièdes et sirupeux du désert, brises coupantes de l’Atlantique ou bourrasques capricieuses de la Méditerranée », écrit ainsi Roger Garaudy en évoquant le camp de Bossuet où il a séjourné en 1941-1943 (13). L’improvisation qui a présidé à l’installation des centres de séjour surveillé n’a pas permis la mise en place d’infrastructures adaptées au climat, ni même au logement d’une population nombreuse. Cette impréparation est particulièrement manifeste pour le camp de Djelfa installé non loin du fort Caffarelli au printemps 1941 pour accueillir les 5 000 indésirables que Vichy voulait expulser de métropole. Le 25 mars 1941 alors que les premiers internés sont déjà arrivés en Algérie le capitaine commandant le camp de Djelfa envoie un télégramme alarmiste au directeur des Territoires du sud. «En raison pluie abondante Djelfa travaux installation camp suspendus. Stop. Montage baraques non commencé faute clous. Rends compte graves inconvénients résulteraient arrivée nouveaux internés de ce fait et manque literie paillasse. Manque personnel particulièrement nécessité criante vaguemestre […] Répercussions graves moral internés » , écrit-il (14). Rendant compte à son tour de ce télégramme le directeur des Territoires du sud se contente de constater qu’il «semble révéler un peu d’affolement de la part de cet officier ». Ce commandant jugé trop émotif sera relevé durant l’été 1941 et remplacé par l’inflexible commandant Caboche. Des tentes prêtées par l’armée serviront de logements en attendant la construction de baraques. André Moine qui a fait partie du premier contingent arrivé à Djelfa se souvient de la précarité des installations qui attendent les détenus : «A l’intérieur, le fort se présente à nous comme une petite cour bordée de bâtiments sans étage où une partie d’entre nous trouvent la place pour étendre une paillasse ou s’installer dans des châlits. Les autres, dont je suis, se glissent sous des marabouts dressés dans la cour dont ils mangent le maigre espace » (15). En octobre 1941 le directeur des Territoires du sud écrit au gouverneur général pour lui signaler que les camps sont mal préparés pour affronter les rigueurs de l’hiver prochain. «Gênés d’une part par la distance qui les sépare d’Alger et l’éloignement des centres commerçants, d’autre part par la limitation de leurs attributions en matière financière, les commandants militaires éprouvent des difficultés insurmontables pour faire l’acquisition des matériaux, des effets d’habillement et en général de tout ce qui est indispensable au logement et à la vie des internés » , note-t-il (16). Ces problèmes d’intendance ne seront jamais résolus. Les autorités de tutelle s’en désintéressent visiblement, considérant sans doute que les conditions de détention seront toujours assez bonnes pour des détenus jugés irrécupérables. Ainsi lorsque le colonel Lupy, inspecteur des camps, signale la situation critique des internés de Bossuet et le refus de l’armée de venir en aide à l’intendance du camp, le gouverneur général se contente de recommander de contacter des fournisseurs privés mais ne prévoit aucun financement supplémentaire (17). A l’automne 1941 un conflit surgit entre le payeur général de la préfecture d’Oran et les gestionnaires des camps de Bossuet et El Aricha à qui il reproche de ne pas appliquer avec assez de rigueur les règles de la comptabilité publique. Le conflit n’ayant pas trouvé de solution, le payeur général décide purement et simplement de suspendre le financement de ces deux centres. Le 12 février 1942 l’inspecteur des camps s’indigne des conséquences de cette décision administrative. «C’est ainsi qu’à El Aricha aucune avance de fonds au titre de l’exercice 1942 n’a été faite et nous sommes à la mifévrier. Il s’ensuit que pendant six semaines il a fallu que le Directeur et le Gestionnaire s’accommodent de vivre sans argent. Ils n’ont pu en sortir qu’en réglant les factures de première nécessité avec l’argent que les internés ont en dépôt dans la caisse du centre » , écrit-il à la préfecture d’Oran (18). Dans un courrier envoyé quelques jours plus tôt au gouverneur général le même inspecteur laissait apparaître une certaine amertume : «Je me demande pourquoi une administration comme celle des CSS ne fonctionne pas normalement. Certains directeurs de CSS me confient leur étonnement et quelques-uns sont découragés car ils ne voient aucune amélioration… (19) » Ces avertissements restent sans effet. Les organisations caritatives elles-mêmes ne semblent pas avoir pris la mesure de la détresse des internés. Ainsi à la fin du mois de juillet 1942 une délégation de la Croix-Rouge, composée d’épouses d’officiers généraux et supérieurs, visite les camps et se contente de faire distribuer trois cents chapeaux de paille… (20)
La cruauté volontaire et le sadisme de certains chefs de camp ont encore ajouté au malheur des internés. Les camps de Djelfa, Djenien Bou Rezg et Hadjerat M’Guil ont été ainsi incontestablement les plus durs. Humiliations, brimades, corvées épuisantes, privations de soins y ont été le lot des prisonniers, comme allaient le révéler les procès de 1944. A Djenien Bou Rezg le commandant du camp, le lieutenant Ricko, laisse mourir faute de soins plusieurs internés. A Hadjerat M’Guil, camp disciplinaire pour les Compagnies de travailleurs étrangers, tortures et vexations sont monnaie courante. «Les internés n’y étaient pas traités comme des hommes. […] Le camp était littéralement affamé ; certains mangeaient n’importe quoi, et de ce fait contractaient de graves maladies. D’autres moururent de cet état de choses. Malgré leur faiblesse physique, les hommes étaient astreints à un travail particulièrement sévère […] les surveillants armés de matraques frappaient sans vergogne les travailleurs, sans raison, uniquement pour frapper » , peut-on lire dans l’acte d’accusation lors du procès des responsables de ce camp devant le tribunal militaire d’Alger en février 1944 (21). De telles conditions ne peuvent qu’altérer la santé et le moral des populations internées. Certains succombent aux mauvais traitements : le communiste Kaddour Belkaïm décède à la prison de Barberousse en juin 1940, le nationaliste Douar Mohamed meurt à Lambèse le 23 janvier 1943. Aux souffrances physiques liées à la mauvaise alimentation, au manque de vêtements et de médicaments s’ajoutent les souffrances morales. Un grand nombre de ces internés toutefois sont restés des militants convaincus et leur engagement au service d’une cause reste le principal ressort de leur volonté de tenir. Le recours à l’humour, le refuge dans la culture, la mise en œuvre de solidarités concrètes deviennent des armes dans cette lutte pour la survie. Ainsi, malgré les conditions dramatiques, certains trouvent le courage de plaisanter pour soutenir le moral de ceux qui seraient prêts à flancher. Maintenir une activité intellectuelle est aussi un moyen de ne pas sombrer dans le découragement comme l’explique dans ses souvenirs Roger Codou, ancien des Brigades internationales interné à Djelfa puis à Bossuet : «Fort heureusement, un jeune agrégé de philosophie, Roger Garaudy, réussit à maintenir le moral en organisant des cours et des conférences. Nous comptions, parmi nous, dix-huit professeurs et instituteurs. Avec leur concours Garaudy créa de toutes pièces une véritable université »(22) . Au-delà existe chez ces militants la conscience que leur souffrance a un sens, qu’elle participe au combat contre le fascisme et que l’internement vaut mieux que la capitulation. On peut mentionner ici le dossier d’un responsable régional du PCA pour l’Oranie, ancien journaliste à Oran Républicain interné en mai 1940 à Djenien Bou Rezg, un des plus durs parmi les camps du sud. Le 28 novembre 1940 il demande une permission pour aller porter assistance à son épouse malade, privée de ressources et menacée d’expulsion par ses propriétaires. La préfecture d’Oran refuse : l’expulsion a lieu et les biens du couple sont saisis. L’état de santé du détenu s’altère à son tour et il perd pratiquement la vue. En juillet 1942 il est transféré à Bossuet où les conditions de détention sont moins dures qu’à Djenien. Les autorités du camp lui proposent alors une libération conditionnelle s’il accepte de signer un engagement à ne plus faire de politique. Malgré ses problèmes familiaux et la dégradation de son état de santé il refuse ce qu’il considère comme une compromission et ne sera libéré que le 4 juin 1943 sur ordre du général Catroux, nouveau gouverneur général (23). La même détermination anime les nationalistes algériens. Condamné aux travaux forcés avec Messali, Mohamed Boumaza écrit ainsi à sa famille en juillet 1941 : «Ce sont ces misères, ces humiliations et ces souffrances qui feront malgré et contre tout l’histoire de notre chère Patrie (24). » Le débarquement anglo-saxon de novembre 1942 n’allait entraîner que de façon très progressive le démantèlement de ce système d’internement. Pendant des mois encore subsiste, sous l’autorité de l’amiral Darlan puis du général Giraud, un vichysme sous protectorat américain qui s’accommode de cet héritage de la période précédente. L’absence de toute démocratisation en Afrique du Nord allait toutefois finir par émouvoir l’opinion alliée. Au début de 1943 une campagne de presse dénonce aux Etats-Unis la situation dans les camps d’internement. Le 15 février 1943 le journal Time Magazine publiait une caricature représentant un soldat américain interrogeant un soldat français devant un camp de concentration : «Pourquoi ne les lâchez-vous pas ? – Parce que ce sont des communistes. – Comment le savez-vous ? – Parce qu’ils ont aidé les Alliés (25). » Les interlocuteurs américains de Giraud s’efforcent alors de le convaincre qu’une libéralisation du régime ne peut que servir sa cause auprès de l’opinion américaine et ainsi encourager Washington à augmenter l’aide au réarmement français. Giraud esquisse quelques gestes de bonne volonté. Au début de février il libère les gaullistes arrêtés après l’assassinat de Darlan et les vingt-sept députés communistes internés à Maison Carrée. Il annonce une amélioration des conditions de vie dans les centres de séjour surveillés ainsi que la possibilité de libérations individuelles. L’enquête effectuée du 23 mars au 9 avril 1943 par deux députés communistes dans neuf camps d’Algérie prouve la lenteur du processus de libération et le maintien de conditions désastreuses pour les internés (26). La pression des Alliés et le rapprochement avec les gaullistes qui va aboutir à la constitution du CFLN accélèrent ensuite les choses à la fin du mois de mai 1943. C’est le moment où les internés espagnols vont ainsi retrouver la liberté. Enfin au printemps 1944 s’ouvrent les premiers grands procès des responsables des camps d’Hadjerat M’Guil et de Djenien Bou Rezg. Longtemps refoulés aux marges de l’Algérie visible les sévices et les tortures infligés dans ces centres de séjour surveillés apparaissent alors au grand jour.
NOTES
1 Pour une présentation plus complète se reporter à la version publiée de notre thèse : Jacques CANTIER L’Algérie sous le régime de Vichy, Paris, Odile Jacob, 2002. Sur le vichysme colonial dans son ensemble : Jacques CANTIER, Eric JENNINGS
L’Empire colonial sous Vichy, Paris, Odile Jacob, 2004.
2 Jacques CANTIER, L’Algérie sous le régime de Vichy, op. cit., p. 149 à 192.
3 Anne GRYNBERG, Les Camps de la honte. Les internés juifs des camps français 1939-1944, Paris, La Découverte, 1991.
4 Ibid., p. 11.
5 Archives nationales, 3W312.
6 Cité par André MOINE dans Déportation et résistance en Afrique du Nord 1939-1944, op. cit., p. 197. Cet état de surpopulation et de morbidité est confirmé par plusieurs rapports que nous avons pu consulter au Centre des Archives d’Outre Mer. CAOM, GGA, 9H115 : camps d’internement.
7 Benjamin STORA, Messali Hadj, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 186.
8 Témoignage de Claudio Moreno dans «Un bagne dans le désert ; Hadjerat M’Guil le Buchenwald français » , Amicale des Résistants, des Déportés et Internés en Afrique du Nord ; cité par André MOINE dans Déportation et résistance en Afrique du Nord 1939-1944, op. cit., p. 193.
9 CAOM, GGA, 9H115 : rapport du 25 septembre 1941, gouvernement général. Ces chiffres devaient être transmis aux commissions d’armistice italiennes. -région de Boghar : 484 hommes (1 groupe), région de Colomb-Béchar : 1 586 hommes (5 groupes), région de Kenchela : 360 hommes (2 groupes).
10 Anne GRYNBERG et Anne CHARAUDEAU, «Les camps d’internement » dans "Exils et migrations – Italiens et Espagnols en France 1938-1946," Paris, L’Harmattan, 1994, p. 197.
11 CAOM, GGA, 9H115 et 9H116 : rapports divers sur les centres de séjour surveillés.
12 Voir les résultats également apportés par Christine LÉVISSE-TOUZÉ dans sa remarquable étude «Les camps d’internement d’Afrique du Nord. Répression et populations » , dans L’empire colonial sous Vichy, op. cit., p. 177-194.
13 Roger GARAUDY, Antée. Journal de Daniel Chénier, Paris, Éditions Hier et Aujourd’hui, 1946, p 59-60. Ce récit constitue une version légèrement romancée de l’expérience vécue par l’auteur, jeune agrégé de philosophie arrêté en 1940 pour ses convictions communistes.
14 CAOM, GGA, 9H115.
15 André MOINE, Déportation et résistance en Afrique du Nord 1939-1944, op. cit., p. 135.
16 CAOM, GGA, 9H115 : courrier du 7 octobre 1941.
17 CAOM, Préfecture d’Oran, 464 : dossier camp Bossuet.
18 Idem.
19 CAOM, GGA, 9H116 : rapport du 31 janvier 1942.
20 CAOM, GGA, 9H115.
21 André MOINE dans Déportation et résistance en Afrique du Nord 1939-1944, op. cit., reproduit l’acte d’accusation du procès de juillet 1944, p. 186 à 188.
22 Roger CODOU, Le Cabochard – Mémoires d’un communiste 1929-1982, Paris, François Maspéro, «Actes et mémoires du peuple » , 1983, p. 151 et suivantes.
23 CAOM, Préfecture d’Oran, 464.
24 CAOM, GGA : bulletin mensuel du CIE d’Alger (juillet 1941).
25 Cité par André KASPI, La Mission Jean Monnet à Alger, Paris, PUF, 1971.
26 Archives nationales, 72AJ278 : internements en Afrique du Nord, rapport rédigé par les députés communistes Martel et Demusois. Sur cette dernière période se reporter notamment à l’étude de Christine LEVISSE-TOUZÉ «Les camps d’internement d’Afrique du Nord. Répression et populations » , art. cit.
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