"La vérité est pareille à l'eau, qui prend la forme du vase qui la contient" (Ibn Khaldoun) /// «La vérité est le point d’équilibre de deux contradictions » (proverbe chinois). /// La vérité se cache au mitan du fleuve de l'info médiatique (JM).

Les Juifs américains et la guerre d'Algérie
 

Pour le Français "moyen" d'Algérie et la plupart des partisans  de l'Algérie française les tractations, rencontres secrètes, conciliabules, mais aussi complots et "opérations spéciales" qui ont accompagné le conflit ont été largement ignorés et le demeurent encore.
Tant côté français que côté algérien ces manoeuvres et pratiques de l'ombre ont pourtant accompagné tout le conflit, chaque camp ayant reçu l'appui de ses alliés naturels ou d'alliés circonstanciels, ces derniers étant parfois étonnants, ce qui n'est pas le cas pour les interventions du judaisme américain, qui connaissait d'une part le sort réservé aux juifs d'Algérie sous le régime de Vichy et qui d'autre part n'ignorait rien des antagonismes locaux, traditionnels ou "entretenus".
JM


 



Les Juifs américains et la guerre d’Algérie

 
 
  1. Numéro 2017/2 (N° 151)
 
2017/2
Le rôle de l’American Jewish Committee pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962
1    Depuis le début de l’insurrection armée lancée par le Front de Libération Nationale (FLN) le 1er novembre 1954 pour exiger l’indépendance de l’Algérie, l’inquiétude quant au destin des Juifs algériens hanta les esprits, et bien sûr d’abord dans la population juive. Des organisations juives américaines se mobilisèrent sur le terrain comme par la voie diplomatique pour protéger la population juive sur place ou aider les migrants qui avaient fait le choix de fuir vers la métropole ou vers Israël. L’inquiétude grandit avec l’évolution du conflit vers une guerre sanglante et la peur que les Juifs ne deviennent la cible d’agressions venant des Musulmans nationalistes, mais pas uniquement, car ils étaient déjà la cible d’un antisémitisme très présent dans la population européenne d’Algérie, y compris chez les dirigeants, un antisémitisme qui avait atteint son apogée sous le gouvernement de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale  [1] 
2    Le présent article porte sur le rôle de l’American Jewish Committee (AJC) pendant la guerre d’Algérie (1954-1962) et les efforts diplomatiques déployés en faveur des Juifs d’Algérie, ainsi que sur sa perception du conflit. L’AJC, une des plus importantes organisations juives américaines, avait été fondée aux États-Unis en 1906 pour protéger les droits civiques des Juifs américains. Elle joua un rôle important en Europe après la Seconde Guerre mondiale, notamment en France où elle ouvrit un bureau en 1947 (Hobson Faure 16). Les archives de l’AJC font état de ses actions et des rencontres avec les dirigeants ou des représentants de différents pays, notamment des États-Unis et de la France, ainsi qu’avec les leaders nord-africains (y compris des représentants du FLN), pour demander des garanties sur la sécurité des Juifs en Algérie. Pour leur part, les dirigeants du FLN cherchaient, dans leur quête de soutien international, à rencontrer des organisations juives.
3    Nous nous proposons de montrer comment l’AJC, dans son intervention pour aider les Juifs d’Algérie, tenta de rester neutre, mais en quoi des facteurs nationaux, régionaux et internationaux firent de sa mission une tâche complexe et délicate. D’abord, la situation sociopolitique qui caractérisait l’Algérie française et la spécificité de la colonisation française en Algérie – avec la présence d’environ 1 million de colons européens, l’Algérie était « une extension de la métropole » [2] rendait toute intervention extérieure difficile sans l’aval des autorités françaises. Ensuite, la guerre d’Algérie s’inscrivait dans un contexte de conflit au niveau régional et mondial, qui transformait chaque incident en Algérie en crise diplomatique internationale et vice-versa : le conflit israélo-arabe nourrissait l’antisémitisme des populations arabes et musulmanes bien avant 1948 ; le rapprochement entre Israël et la France depuis la crise du Suez d’octobre 1956 contre le leader égyptien Nasser, allié privilégié du FLN, risquait de retourner les nationalistes algériens contre les Juifs ; enfin, la position américaine face à la politique coloniale de la France ainsi que la crainte que les nationalistes arabes ne se tournent vers l’Union Soviétique créèrent des tensions entre Paris et Washington.
4    En effet, la guerre d’Algérie coïncide aussi avec la Guerre froide, avec la confrontation entre les États-Unis et ses alliés, d’un côté, l’Union Soviétique et la Chine de l’autre, et avec la reconstruction de l’Europe et la mise en place de l’OTAN. Il importe de souligner que la position américaine vis-à-vis de l’Afrique du Nord ne s’opposait pas à la politique coloniale de la France en Algérie et visait même à consolider sa présence. Washington soutenait militairement et par la voie diplomatique la France, vue comme la pierre angulaire de la reconstruction de l’Europe et du renforcement de l’OTAN pour faire face à la menace soviétique et au communisme (Wall ; Connelly). En tant qu’organisation américaine, l’AJC bénéficiait de ce rapport entre Washington et Paris pour ses relations avec les autorités françaises.
5    Notre étude se propose donc d’examiner les enjeux et les limites du rôle de l’AJC pour les raisons citées ci-dessus, mais aussi à cause des divisions entre organisations juives sur différentes questions, notamment Israël et le projet sioniste. Les caractéristiques sociales et politiques de l’AJC, comme l’explique Laura Hobson Faure, la liaient à la bourgeoisie juive américaine d’origine allemande non sioniste ou antisioniste et l’opposaient à l’association rivale le World Jewish Congress. Issus du mouvement juif libéral, les membres de l’AJC étaient modérés, non sionistes ou antisionistes, discrets et réfléchis, avec une préférence pour la diplomatie douce, préférant la voie diplomatique à l’activité directe sur le terrain, contrairement à l’American Jewish Joint Distribution Committee (Joint), par exemple  [3] . Par conséquent, l’AJC s’opposait à toute forme d’extrémisme politique, qu’il soit communiste, fasciste ou sioniste. L’AJC refusait, par exemple, de soutenir la création d’un État juif et par la suite d’encourager l’émigration des Juifs vers Israël, à l’exception de ceux qui étaient persécutés ou menacés dans leur pays [4]
6    Au préalable, il est nécessaire de dire quelques mots sur la période qui précède la guerre d’Algérie pour comprendre la condition de la population juive depuis le début de la colonisation française en 1830, afin d’aborder ensuite brièvement la situation politique et sociale des Juifs d’Algérie et son évolution depuis le début de la colonisation jusqu’aux années 1930, ainsi que le débat historiographique qui en découle. Nous nous pencherons alors sur le rôle de l’AJC pendant la Seconde Guerre mondiale et dans l’après-guerre, en réaction notamment à l’abrogation du décret Crémieux et à d’autres événements locaux et régionaux qui affectèrent la population juive. Enfin, une dernière partie portera sur la période de la guerre d’indépendance, les tensions et les difficultés que rencontra l’AJC dans son engagement diplomatique pour protéger les Juifs sur place ou faciliter l’émigration de ceux qui avaient choisi l’exil.
La situation politique et sociale des Juifs d’Algérie depuis la colonisation : émancipation ou exil ?
7    Il est difficile de comprendre la condition des Juifs pendant la guerre d’Algérie et leur choix de l’exil, ou la réaction de l’AJC, sans tenir compte de l’évolution de cette population sous l’autorité coloniale. Dès le début de la colonisation en 1830, les dirigeants de la population juive de France s’inquiétèrent du sort des Juifs d’Algérie, population de 16 000 personnes environ, implantée surtout dans les grandes villes ; les autorités françaises lui prêtèrent une attention spécifique qui influa profondément sur son identité et aboutit à en séparer le destin de la population musulmane. Sans nous attarder sur l’origine de la présence millénaire de la population juive en Algérie, il importe de souligner l’existence d’études qui retracent la complexité de la situation des Juifs d’Algérie et de leur destin. Certains auteurs mettent l’accent sur les effets positifs de l’émancipation associée à la colonisation française, d’autres soulignent l’acculturation et la perte d’identité.
8    Une littérature axée sur le thème de la « mission civilisatrice » se développa dès le début de la colonisation : elle dépeint les Juifs d’Algérie comme particulièrement opprimés, en raison du statut de Dhimmi qui leur avait été réservé sous l’Empire Ottoman, et sur laquelle se sont basées d’autres études plus récentes. Ainsi par exemple, Joëlle Alouche-Benayoun et Geneviève Dermenjian évoquent dans le livre qu’elles ont dirigé, Les Juifs d’Algérie. Une histoire de rupture (2015), le rôle positif de la politique d’« émancipation » engagée par le gouvernement français, à commencer par la répudiation du statut de Dhimmi imposé depuis la conquête arabe de l’Afrique du Nord et sous la domination de l’empire Ottoman, qui conférait aux Juifs un statut « de seconde zone ». La population juive était « méprisée et humiliée », interdite « de posséder des terres, de porter des armes, de monter à cheval » (Allouche-Benayoun 28), ou de porter des vêtements de couleur verte ou rouge, sans compter les impôts accablants dont elle devait s’acquitter (Allouche-Benayoum et Dermenjian Introduction ; Allouche-Benayoun ; Dermenjian).
9    Ainsi, les autorités françaises prirent plusieurs mesures qui conduisirent les Juifs vers l’émancipation, à commencer par la réforme de l’organisation juridique des tribunaux rabbiniques et l’instauration d’une structure centralisatrice en instituant des Consistoires dans les trois départements d’Oran, Constantine et Alger, placés sous la tutelle du Consistoire de Paris (Allouche-Benayoum et Dermenjian ; Assan). Ensuite, le sénatus-consulte, promulgué par Napoléon III le 14 juillet 1865, offrait aux Musulmans et aux Juifs la possibilité d’acquérir à titre individuel la nationalité française à condition de renoncer à leur statut personnel, musulman ou israélite  [5] . Puis, le décret Crémieux du 24 octobre 1870, proposé par Adolphe Crémieux  [6] ministre de la Justice, accordait à tous les Juifs d’Algérie la nationalité française – à l’exception des Juifs du Sahara – tout en maintenant les Musulmans dans le statut d’indigénat, confirmant ainsi l’intégration des Juifs dans la société française. Ces réformes, comme le précise Dermenjian, permirent l’émancipation politique et économique des Juifs algériens malgré l’hostilité des Musulmans et des Européens qu’ils continuèrent à subir. Ainsi, l’antisémitisme musulman vint rejoindre l’antisémitisme européen que renforça à son tour l’antijudaïsme électoraliste, notamment dans les années 1920 et 1930 (Dermenjian 105).
10    Il importe de souligner pourtant que cette vision est simpliste et ne rend pas compte de la nature complexe de la situation des Juifs en Algérie, qui diffère considérablement à travers le temps et selon les régions. Si les Juifs étaient en butte aux discriminations dans certaines villes, d’autres régions offraient des conditions d’égalité « absolue » entre Juifs et Musulmans  [7] . En effet, des historiens reconnus proposent une approche critique de la politique assimilationniste de la France et de son impact sur les Juifs d’Algérie (Meddeb et Stora ; Friedman ; Simon ; Schreier). Selon Benjamin Stora, cette politique a engendré des bouleversements parmi les nouvelles générations, qui connurent des changements profonds d’identité et des transformations sociales, conduisant à la rupture avec « une vieille tradition liée à la terre d’Algérie » (Stora 2004, 413) et la séparation définitive d’avec la population musulmane, au point de qualifier le décret Crémieux de « premier exil »  [8]
Michel Abitbol évoque l’impact négatif de la présence coloniale européenne au Levant et en Afrique du Nord sur les relations entre Juifs et Musulmans en modifiant « de fond en comble leurs relations qui, de nature essentiellement religieuse, se sont transformées en antagonisme politique et social de plus en plus virulent », aggravé par la suite par le panarabisme et le sionisme qui se disputaient la Palestine (Abitbol 2013).
11    En somme, la condition des Juifs d’Algérie pendant la colonisation reflétait le paradoxe du système colonial. En dépit des réformes conduisant à son émancipation, la population juive était en butte à un antisémitisme européen qui atteignit son apogée sous le gouvernement de Vichy. Il faut souligner l’influence des idéologies raciales véhiculées par le nazisme qui trouvèrent un écho chez certains Musulmans et la manipulation politique des colons qui minèrent les relations entre Musulmans et Juifs. De plus, comme prolongement de la métropole, l’Algérie subit les bouleversements politiques après l’armistice de juin 1940. Le maréchal Pétain obtint les pleins pouvoirs pour établir un nouveau régime mettant fin à la IIIe République et lancer une série de mesures antisémites qui s’ajoutèrent à l’antisémitisme persistant des autorités coloniales en Algérie (Cantier 48).
La Seconde Guerre mondiale et la présence américaine en Afrique du Nord
12    Des rapports de l’AJC datant de novembre 1942, adressés au Sous-Secrétaire d’État Sumner Welles, décrivent une situation extrêmement préoccupante concernant les Juifs d’Algérie, sous le gouvernement de Vichy. L’abrogation du décret Crémieux en octobre 1940 par Marcel Peyrouton, ministre de l’Intérieur, et par le Maréchal Pétain, déchut de la nationalité française des milliers de Juifs d’Algérie et entraîna leur exclusion massive de l’école républicaine, des universités, ainsi que de la fonction publique, de l’enseignement et même de l’armée  [9]
Rappelons que la Seconde Guerre mondiale était accompagnée de grands bouleversements dans le monde, bien sûr, mais aussi en Afrique du Nord. D’abord, l’avancée de l’armée germano-italienne dans la région conduisit au débarquement des Forces Alliées en novembre 1942 (opération Torche). L’arrivée de l’armée se doubla de celle des services de renseignements qui donnèrent accès à l’information à la presse et aux différentes ONG – la Croix Rouge, le Joint et l’AJC, organisations qui commencèrent à s’intéresser à la situation en Afrique du Nord.
13    Un autre rapport de l’AJC, de juin 1943, fait un constat détaillé des effets dramatiques de l’abrogation du décret Crémieux sur les Juifs et qualifie cette mesure d’« injuste » et d’« absurde ». Il souligne également que l’argument avancé par le gouvernement de Vichy, selon lequel la décision avait été prise dans le but de mettre fin à la discrimination entre Juifs et Musulmans, est peu fondé, lorsque l’on considère l’antisémitisme sévissant alors en Europe jusque dans les hautes sphères du pouvoir, chez l’Amiral Darlan comme chez le général Giraud qui le remplaça à Alger après l’assassinat de celui-ci. L’AJC s’indignait du fait que le général Giraud, mis à la tête de l’administration coloniale en Algérie, abolit certes les lois de Vichy en Afrique du Nord mais sans rétablir le décret Crémieux. Ce qui frappa l’AJC est que cette décision avait été prise en dehors de toute influence directe de l’Axe  [10]
Il importe de rappeler que, contrairement à d’autres organisations comme le Joint et la Hebrew Sheltering and Immigration Aid Society (HIAS) qui y étaient actives avant et pendant la guerre (Hobson Faure 15), l’AJC ne débuta ses activités en Europe qu’après la Seconde Guerre mondiale.
14    L’AJC s’appuyait donc sur les rapports de ces organisations présentes en Europe qui s’informaient auprès des officiers de l’armée américaine sur place ou de diplomates rencontrés dans différents pays européens. Conscient de la gravité de la situation, le bureau de l’AJC à New York s’adressa au Sous-Secrétaire d’État pour demander à la Maison-Blanche de faire pression sur l’État français. C’est sous la pression de Washington et des associations juives des États-Unis, comme le souligne un rapport de l’AJC, que l’abrogation fut annulée en mars 1943, après la prise par de Gaulle de la tête de la Résistance  [11].
Les Juifs d’Algérie subirent donc trois ans d’exclusion – deux ans sous le gouvernement de Vichy et onze mois environ après le débarquement en Algérie et l’instauration d’un nouveau pouvoir avant que le décret ne soit restauré (Charbit 43) – mais cet épisode laissa des séquelles profondes au sein de la population juive.
15    Cet épisode s’inscrit, bien sûr, dans le contexte de l’occupation allemande en France et du nazisme, qui porta à son paroxysme le projet de rafles, de déportation et d’extermination des Juifs (Shoah) par le régime nazi et ses collaborateurs. Après la rupture des liens diplomatiques entre Washington et Paris en novembre 1942, en conséquence des tensions avec le gouvernement de Vichy et du débarquement allié restreignant les activités des organisations juives américaines contraintes de respecter le Trading with the Enemy Act (Hobson Faure 49), la libération de la France et la reprise des relations entre les deux pays permirent aux organisations juives américaines de se rendre pour la première fois en Algérie vers la fin des années 1940. Elles y découvrirent une situation encore plus alarmante pour les Juifs du Sud, notamment à Ghardaïa, où ils étaient particulièrement nombreux. Exclus du décret Crémieux et de toutes les réformes qui avaient suivi, les Juifs du Mzab, et d’autres tribus du Sahara, étaient encore régis par les lois et coutumes hébraïques et, surtout, ils vivaient dans l’« ignorance » et l’« extrême pauvreté ».
16    De ce fait, dans les années 1950 les Juifs du Sahara devinrent une « cause célèbre » pour les organisations juives internationales qui lancèrent une campagne d’aide financière et militèrent pour leur naturalisation aux côtés des organisations juives locales, comme le Comité juif algérien des études sociales. Le Joint, par exemple, dépêcha un représentant pour enseigner l’hébreu aux jeunes Juifs à Ghardaïa dans l’école Talmud Torah qu’elle finançait et porta assistance aux familles nécessiteuses (Abrevaya). Cela fait partie de la mobilisation globale des organisations juives pour la reconstruction de la vie juive après la fin de la Seconde Guerre mondiale, une période marquée par le spectre de la Shoah. Cependant, les représentants de la population juive d’Algérie ne voyaient pas d’un bon œil l’intervention des organisations étrangères, notamment les organisations sionistes – dont l’Agence Juive – qui incitaient les Juifs à émigrer vers Israël. Favorisant l’intégration des Juifs en Algérie, l’AJC soutenait la position des organisations algériennes en essayant de rassurer sur la situation des Juifs, y compris dans les relations avec les nationalistes :
17
Curiously enough, in this country the growth of the Arab nationalist spirit has served to lessen antisemitism, it is believed by Algerian Jewish leader, M. Elie Gozlan […] The rise of nationalism has now channeled much Arab feeling against the European element and the French   [12]
18    En effet, malgré l’hétérogénéité du mouvement nationaliste algérien fédérant des tendances contradictoires, allant des idées d’inspiration marxiste aux réformes portées par les théologiens des Oulémas, il faut souligner que l’élite musulmane, toutes tendances confondues, n’était pas antisémite. Les Oulémas, par exemple, dénoncèrent les agressions contre les Juifs à Constantine en 1934 (Cole). Ferhat Abbas – leader du nationalisme algérien, désigné président du Gouvernement provisoire (GPRA) en 1958 – avait lui aussi milité pour l’annulation de l’abrogation du décret Crémieux et son extension aux Musulmans. De même, le Congrès de la Soummam, organisé le 20 août 1956, qui aspirait à l’instauration « d’une république démocratique et sociale », en rassurant la population juive sur une « cohabitation sincère » et la promesse de « garantir sa part de bonheur dans l’Algérie indépendante » (Abane Plateforme de la Soummame). Ceci offrait une lueur d’espoir, bien qu’infime, pour l’intégration des Juifs en Algérie.
19    Mais malheureusement ces aspirations furent balayées par l’escalade de la violence qui débuta dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. En plus de la misère sociale, différents incidents tragiques contribuèrent à la radicalisation du mouvement nationaliste algérien. Le 8 mai 1945, à la fin de la guerre, des émeutes éclatèrent entre Européens et Algériens lorsque ces derniers manifestèrent pour demander l’indépendance. La répression par les forces de l’ordre et l’armée contre la population musulmane fit alors des milliers de morts et de prisonniers. Cela donna naissance aux premiers maquis de la lutte armée pour l’indépendance. En 1948, les Musulmans furent autorisés pour la première fois à voter à la suite du Statut de 1947 abrogeant l’indigénat, qui permit, entre autres, l’intégration d’un nombre important de Musulmans dans les instances politiques et la fonction publique. Le Statut institua deux collèges électoraux de 60 membres chacun (le premier collège représentait 900 000 Européens, tandis que le second représentait 9 millions de Musulmans). Marcel Edmond Naegelen, nommé Gouverneur général d’Algérie, était chargé d’organiser les élections de 1948. Une importante victoire des partisans nationalistes du PPA-MTLD aux élections municipales comme à l’Assemblée s’annonçait : le Gouverneur fit barrage par la corruption et le bourrage des urnes et les arrestations massives des nationalistes du PPA-MTLD (Abane).
20    Sur la scène internationale, la Ligue Arabe, fondée en 1945, réclamait l’indépendance des pays arabes et musulmans en saisissant les Nations-Unies de la question coloniale. La création de l’État d’Israël en 1948 et le début du conflit au Proche-Orient devinrent des sujets de tension entre les populations arabes et juives d’Afrique du Nord, incitant les Juifs à l’émigration. En Égypte, en 1952, la révolution porta au pouvoir le colonel Nasser, avec l’ambition de créer un monde arabe unifié, la radio La Voix des Arabes s’en faisant le porte-parole. Dès 1953, Nasser s’efforça de fournir des armes au Maroc et à la Tunisie, puis au FLN dès le déclenchement de la guerre. Tous ces événements combinés eurent un impact sur le conflit en Algérie et sur la situation des Juifs, et par conséquent sur l’intervention de l’AJC.
Le déclenchement de la guerre et le dilemme de la population juive : vers le chemin de l’exil
21    Il faut rappeler que l’AJC n’avait pas de représentants permanents ou de siège en Afrique du Nord. Ses membres agissaient donc souvent depuis leur bureau de Paris, ou celui de New York. Dans son intervention, l’AJC dut aussi prendre en compte la complexité de la situation en Algérie due aux facteurs nationaux et internationaux affectant la situation des Juifs en Algérie et donc ses activités. La guerre elle-même engendra une violence extrême et des crises diplomatiques sans précédent, à quoi il faut ajouter la montée du nationalisme anticolonialiste qui divisa la population juive algérienne elle-même, entre ceux qui restaient fidèles à leur attachement à la France, le garant de leur émancipation et de leur liberté, et les anticolonialistes, notamment les jeunes Juifs, majoritairement de gauche et profondément marqués par les lois de Vichy, qui soutinrent la lutte pour l’indépendance, à l’exemple des « juifs du FLN » comme Daniel Timsit, ou Henri Alleg, membre du Parti Communiste Algérien (PCA), ou encore Jacques Simon qui rejoignit le Mouvement National Algérien (MNA)  [13] . Il y avait enfin une troisième catégorie, la majorité des Juifs, qui prônait la neutralité par peur des représailles.
22    Cependant, la guerre ne laissa pas de place à la neutralité, ni à la cohabitation pacifique entre les différentes communautés. A la violence intercommunautaire dont les Juifs étaient souvent victimes, s’ajouta l’inquiétude face à la dégradation de la situation économique qui affectait profondément la population juive. D’une part, à la suite des réformes de 1947 abrogeant l’« indigénat », les autorités françaises offrirent toujours plus de postes dans la fonction publique aux Musulmans dans le but d’atténuer la colère de cette population et d’affaiblir le mouvement nationaliste, laissant ainsi peu de chance au recrutement des Juifs. D’autre part, à cause des tensions intercommunautaires, de plus en plus de commerçants juifs, en perte de clientèle arabe, fermèrent leurs boutiques. Stanley Abramovitch, représentant du Joint, le constatait dans un rapport datant du 11 juin 1956 après sa visite à Alger, document que l’AJC se procura deux semaines plus tard. D’après le témoignage des représentants de la population juive rencontrés par Abramovitch, la situation économique était beaucoup plus inquiétante que la situation sécuritaire, malgré les agressions contre les Juifs et les attentats visant des synagogues qu’il considérait comme des actes individuels. Pourtant, la crainte de la recrudescence de la violence envers les Juifs était omniprésente, notamment en raison d’éventuelles manipulations par les autorités coloniales du conflit entre Juifs et Arabes :
23
The French of Algeria are known as anti-Semites. They would like to turn Arab anger onto the Jews. There have been many acts of provocation and incitement by the French to induce the Jews to attack the Arabs. It is known that French provocateurs have done this in Constantine. Names have been mentioned of Frenchmen who came to the Jews and asked them to attack the Arabs. Jewish unemployed (sic) have been recruited by the French police and armed forces in Constantine and are used ostentatiously by the French in actions against the Arabs  [14]
24    Abramovitch évoquait aussi la création d’un Comité de Vigilance par des organisations juives d’Algérie, dans le but de défendre les Juifs sur place et de préparer une éventuelle émigration massive. Il proposa aux organisations juives américaines de soutenir les Juifs financièrement ou par la voie diplomatique, à l’exemple de ce qui avait été fait au Maroc  [15]
25    L’évolution de la situation au niveau régional laissait aussi beaucoup d’incertitude sur le sort des Juifs.
L’indépendance du Maroc avec le retour du Sultan, suivie de celle de la Tunisie avec Bourghiba comme président en mars 1956, et la possibilité de négociations diplomatiques, laissaient entrevoir un avenir pour les Juifs dans la région  [16] .
Cet optimisme résultait d’abord de la position antisioniste de l’AJC qui croyait à la possible réconciliation entre les populations juive et musulmane et qui prônait l’intégration des Juifs dans leur pays respectifs. Les responsables de l’AJC voyaient dans l’orientation pro-occidentale des deux dirigeants, en particulier Bourghiba, un signe positif qu’ils souhaitaient renforcer en dépit des critiques venues d’autres organisations : « We refuse, disait Eugene Hevesi, to accept the concept that Jews cannot live in equality and dignity in a Moslem (sic) country »  [17]
26    A la suite de l’indépendance du Maroc et de la Tunisie, l’AJC agit à différents niveaux pour venir en aide aux populations juives des deux pays. Le 18 juin de la même année 1956, Simon Segal, président de l’AJC, rencontrait George V. Allen, assistant du Secrétaire d’État américain, dans le but d’évoquer la situation en Afrique du Nord et d’inciter le gouvernement des États-Unis à prendre des mesures en faveur des réfugiés juifs de la région. Attachée à sa politique antisioniste, l’AJC incita le gouvernement américain à soutenir uniquement les organisations comme l’HIAS, dont l’aide se limitait à l’accompagnement et au soutien logistique de ceux qui souhaitaient partir, sans inciter à l’émigration massive vers Israël. Il faut rappeler que depuis la création d’Israël, l’AJC prônait une approche réaliste vis-à-vis de l’État hébreu : la sécurité d’Israël, face aux pays arabes, après sa création devint fondamentale aux yeux des dirigeants de l’AJC ; cependant, il n’était pas question d’encourager l’émigration massive des Juifs vers Israël si leur sécurité n’était pas directement menacée, comme c’était le cas au Maroc et en Tunisie.
27    Par conséquent, comme la situation des Juifs dans les deux pays était relativement encourageante malgré leur fragilité économique et politique, l’AJC incitait Washington à aider financièrement les deux États. En tant qu’organisation américaine, les dirigeants de l’AJC étaient conscients de leur influence sur l’opinion publique américaine, mais aussi de l’avantage dont ils bénéficieraient du fait du rapprochement diplomatique entre Washington et les dirigeants marocains et tunisiens, facilitant leur intervention. La Tunisie, en particulier, pourrait aussi servir de modèle pour les pays arabes. Enfin, un soutien américain éviterait le rapprochement marocain et tunisien avec l’Égypte et son allié, l’Union Soviétique [18]
28    Mais cet espoir fut rapidement affaibli par deux événements simultanés, indissociables de la guerre d’Algérie, qui se transformèrent en incidents diplomatiques majeurs entre Paris et les pays Arabes, d’une part, et entre Paris et Washington, de l’autre, et qui ne furent pas sans conséquences sur la population juive. Le 22 octobre 1956, les autorités françaises organisèrent le détournement d’un avion du Maroc et l’arrestation des cinq leaders du FLN qui étaient en route vers la Tunisie pour une conférence de paix. Une semaine plus tard eut lieu la crise de Suez à la suite de l’assaut militaire mené par Israël, la Grande-Bretagne et la France en réaction à la nationalisation du Canal par Nasser. Israël voulait détruire l’armée de Nasser et faire cesser ses actions à Gaza, la Grande-Bretagne souhaitait récupérer le Canal, et la France cherchait à affaiblir un allié du FLN (Wall 33-66).
29    La réaction des dirigeants marocains et tunisiens fut rapide et radicale. Considérant le détournement de l’avion et l’attaque contre l’Égypte comme une menace directe contre leur propre indépendance, Tunis et Rabat rompirent toute relation diplomatique avec la France et demandèrent à Washington et à l’ONU d’intervenir. Les dirigeants des deux pays affichèrent en conséquence leur soutien au FLN. Sur le terrain, la violence antisémite s’accentua au sein de la population musulmane et les émeutes qui éclatèrent, accompagnées par des agressions contre les Européens, inquiétèrent l’ensemble des organisations juives. De plus, en réaction à cette crise, les autorités marocaines et tunisiennes décidèrent de freiner la délivrance de visas pour les Juifs, notamment à destination d’Israël, ce que l’AJC considéra comme une violation du droit. L’AJC salua la position modérée prise par Washington favorisant l’apaisement des tensions, ce qui éviterait le contrôle grandissant de l’Union Soviétique sur la région, à travers l’influence de l’Égypte via le soutien militaire de l’URSS et sa radio « la Voix des Arabes »  [19] . Mais l’inquiétude augmenta notamment lorsque le FLN somma, dans un communiqué depuis le Caire, les rabbins et le Consistoire d’Algérie de rejoindre la révolution (Stora 2004).
30    Les responsables de l’AJC multiplièrent bien évidemment les rencontres avec des dirigeants français, américains, mais aussi tunisiens et marocains, pour trouver une solution à la crise algérienne et renforcer le soutien aux Juifs d’Afrique du Nord. Fin novembre, Irving M. Engel, président de l’AJC depuis 1954, se rendit à la fois au Maroc et en Tunisie, où il rencontra d’abord Mr. Benzaquen – ministre de la Communication puis de la Santé – et le Président Bourghiba pour discuter de la situation des Juifs dans les deux pays, mais aussi en Algérie, les deux pays jouant le rôle de médiateurs auprès de la direction du FLN qui considérait Tunis comme capitale de la révolution. La rencontre eut lieu grâce aux relations amicales tissées par les représentants du Joint avec les leaders nationalistes de ces deux pays. Engel fut rassuré quant aux engagements du Sultan envers la population juive à qui il promit sa protection, l’égalité avec les Musulmans ainsi que le droit à l’émigration, à condition qu’il n’y ait pas d’incitation à l’émigration massive et organisée, considérée par le Sultan comme l’arme d’Israël. La condition confortait l’AJC qui s’opposait à toute incitation des Juifs à émigrer en Israël, mais elle considérait toutefois le droit à l’émigration comme inséparable des autres droits à l’égalité et à la citoyenneté pour les Juifs souhaitant partir sans pression extérieure ou propagande sioniste. Engel obtint également des garanties de la part de Bourghiba qui l’assura de respecter la Déclaration des Droits promulguée par l’ONU et affirma que son gouvernement traiterait à égalité musulmans, juifs et chrétiens, en réfutant tout amalgame entre les Juifs et Israël  [20]
31    En France, une délégation de l’AJC rencontra plusieurs personnalités comme Pierre Pflimlin, Guy Mollet, l’ambassadeur américain Amory Houghton et l’historien Raymond Aron, parmi bien d’autres. Les discussions portèrent sur la crise algérienne et la situation des Juifs au moment où la France vivait une crise politique profonde qui aboutit à la chute de la IVe République et au retour de Charles de Gaulle au pouvoir. Engel évoquait, par exemple, la prise de conscience de l’AJC indiquant que leur lutte pour les droits des Juifs et contre l’antisémitisme serait plus pertinente si l’AJC élargissait son champ d’action à la défense des droits de toutes les minorités. En raison de la complexité de la situation, la position de l’AJC face à la crise algérienne se trouvait face à un suspense de plus en plus lourd (« in increasingly uncomfortable suspense ») : la pression que le FLN exerçait sur la population juive pour qu’elle choisisse son camp nourrissait l’escalade de la violence antisémite des Musulmans combinée à celle des Européens ; la guerre fratricide entre le FLN et le MNA rendait difficile le dialogue avec les dirigeants nationalistes et Bourghiba apparaissait comme le seul interlocuteur fiable d’une crise qui se trouvait dans une « impasse »  [21]
Un grand flou régnait aussi sur la politique du Président de Gaulle et de son gouvernement, depuis son retour au pouvoir. « ‘Unknown’ is the word for the views of France’s new Premier, Charles de Gaulle, on most issues », déclara Karlikow à Hevesti, Secrétaire aux affaires étrangères de l’AJC, bien que la position de de Gaulle vis-à-vis d’Israël et sa promesse de régler la crise algérienne aient été plutôt rassurantes  [22]
32    En revanche, à notre connaissance, il n’y eut que très peu de contacts directs ou de rencontres officielles avec les membres du FLN pour des raisons multiples. Il s’agissait d’abord de protéger les Juifs d’Algérie dans la mesure où une rencontre avec le FLN aurait pu provoquer des réactions dramatiques contre la population juive de la part des autorités françaises ou des Français d’Algérie. Des consignes de neutralité furent d’ailleurs données par les organisations juives d’Algérie, comme le Comité juif algérien d’études sociales, à toutes les organisations et personnalités juives, afin de ne pas porter préjudice aux Juifs en Algérie et en métropole  [23]
Sur le plan diplomatique, le but était d’éviter que le FLN n’utilise ces rencontres dans sa propagande et comme reconnaissance de ses revendications, et également de ne pas déroger au calendrier du gouvernement américain qui n’avait pas encore reconnu le FLN comme représentant légitime. Israël à son tour exhorta l’AJC et d’autres organisations à proscrire tout contact avec le FLN.
33    Il faut ajouter aussi que l’AJC, du fait de son orientation anticommuniste, ne voyait pas d’un bon œil un FLN porteur d’un esprit révolutionnaire et soutenu par l’Égypte et l’Union Soviétique. En avril 1958, Zachariah Shuster, responsable du bureau de l’AJC à Paris, et Engel rencontrèrent le représentant du FLN à New York, A. Chanderli, pour négocier la libération de deux Israéliens, employés de l’Agence, pris en otage par des groupes armés du FLN pendant leur voyage vers le sud algérien. Le FLN souhaitait négocier directement avec Israël ou avec les dirigeants de l’Agence, selon Chanderli, qui ajouta que le soutien d’Israël à la France mettrait en danger les Juifs d’Algérie. Les efforts de l’AJC et ceux d’autres organisations comme le WJC échouèrent et les deux membres de l’Agence furent exécutés quelques semaines plus tard  [24]
Le début des négociations entre de Gaulle et le FLN compliqua encore les contacts entre les organisations juives et le FLN pour toutes les raisons citées plus haut.
34    Ces mêmes raisons, Shuster les réitéra dans une lettre à Eugene Engel, le 25 juin 1958, lorsqu’il fut informé de la rencontre de l’American Council for Judaism [25]  avec le FLN à New York. Shuster accusa le Council de vouloir empiéter sur le plan de soutien de l’UJA (United Jewish Appeal) que soutenait l’AJC et qui avait lancé l’appel à une collecte de fonds pour aider les Juifs d’Afrique du Nord en cas d’émigration massive. Motivé par sa politique antisioniste, le Council, selon Shuster, voulait prouver par l’obtention de garanties de la part du FLN et des autorités françaises qu’une solution était possible et discréditer ainsi tout plan visant l’émigration massive vers Israël. Cette procédure, disait Shuster, était contraire à la diplomatie américaine et risquait de mettre en danger les Juifs d’Algérie [26]
De plus, le but de représenter les Juifs au niveau diplomatique mit l’AJC en compétition avec les organisations françaises, créant des tensions. Un membre du CRIF, par exemple, critiqua les visites de l’AJC en Afrique du Nord, qu’il qualifia d’« ingérence dans la politique française » (Hobson Faure 201-02).
35    Les consignes furent respectées pendant la période des négociations des Accords d’Évian entre le gouvernement français et le gouvernement provisoire algérien (GPRA) qui commencèrent début 1961. Alors que l’indépendance de l’Algérie devenait de plus en plus évidente, Shuster écrivit en décembre 1960 à Simon Segal pour l’informer de la nécessité de rencontrer des représentants du FLN à New York. Il joignit à sa lettre un rapport basé sur le témoignage des représentants de différentes organisations juives, dont le Joint, présents sur place en Algérie, faisant part des agressions dont étaient victimes les Juifs et des saccages de synagogues, notamment lors des manifestations massives qu’organisait le FLN. Le rapport dénonçait également les rumeurs relayées par la presse française sur des massacres et des pogroms contre les Juifs par des nationalistes  [27]
.
36    Une autre rencontre secrète eut lieu, près de trois ans plus tard, le 27 mars 1961, à New York, entre Irving Kane, président de la Conference of Jewish Federations and Welfare Funds, Lebel Katz, président de B’nai B’rith, Irving M. Engel, ancien président de l’AJC et Abdelkader Chanderli. L’objet de la réunion était de négocier des garanties concernant les Juifs d’Algérie et de sonder la position du FLN vis-à-vis de cette communauté dans l’Algérie indépendante. Il importe de souligner qu’aucun des représentants qui y participèrent ne se présenta au nom de son organisation, mais déclara être venu plutôt à titre personnel, comme le souligne le rapport : « It was made clear at the outset that the Jews were there in their individual capacity » [[28]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#no28 , car toute rencontre officielle avec le FLN, y compris avec les autorités françaises, pourrait mettre en danger les Juifs d’Algérie. La discussion tourna autour des questions de la citoyenneté, de la sécurité pour les Juifs et du droit à l’émigration. M. Chanderli répondit que tout ceci serait garanti par l’Algérie indépendante à l’exemple de la Tunisie et demanda à ses interlocuteurs d’appeler à ne pas faire compagne pour l’émigration massive des Juifs d’Algérie.
37    Selon le rapport, les représentants de l’AJC furent peu convaincus par les déclarations de M. Chanderli et doutèrent à la fois de la volonté et des capacités du FLN à tenir ses promesses. Chanderli rappela, entre autres points, l’abrogation du décret Crémieux comme preuve de la fragilité de la citoyenneté française octroyée aux Juifs et la malhonnêteté des autorités françaises. Le représentant du FLN exprima son regret pour le soutien d’Israël à la France et pour l’absence de prise de position des représentants juifs contre la répression en Algérie, à l’instar des représentants catholiques et protestants. Le lendemain de la réunion, Irving Kane et Engel se réunirent avec Nahum Goldmann, cofondateur et président du WJC, qui exprima son regret qu’une telle rencontre avec Chanderli ait eu lieu. Il ajouta qu’il avait refusé lui-même de rencontrer les dirigeants du FLN suite à la demande des autorités françaises, et ce jusqu’à nouvel ordre [29].
38    La recrudescence de la violence, notamment pendant les deux dernières années, à la suite des violentes manifestations du FLN qui éclatèrent dès 1961, accentuée par la politique de « la terre brûlée » menée par l’OAS, accrut l’inquiétude chez les Juifs d’Algérie et rendit l’espoir de rester en Algérie de plus en plus mince. Dans les semaines qui précédèrent l’indépendance, en juillet 1962, l’immense majorité de la population juive, alors environ 130 000 personnes, choisit de quitter l’Algérie à destination de la France métropolitaine, et certains d’Israël, laissant derrière elle des siècles d’histoire de présence en Algérie. La discussion au sein de l’AJC tourna désormais autour du soutien à la population juive pendant cet exode massif de façon à mieux préparer leur intégration et défendre leurs droits en métropole.

 
Conclusion
 
39   L’étude du rôle de l’AJC pendant la guerre d’Algérie propose une approche transatlantique des organisations juives américaines qui s’inscrit dans la recherche sur la politique étrangère des États-Unis dans les pays du Maghreb et du Moyen Orient, un domaine peu abordé par la recherche universitaire. Il ne s’agit pas à ce stade de la recherche d’évaluer l’efficacité de l’intervention de l’AJC, d’autant plus que sa mission fut délicate pour toutes les raisons évoquées : la violence de la guerre, l’antisémitisme au sein des deux populations, européenne et musulmane, et un contexte international avec des enjeux diplomatiques très complexes nécessitant de grandes précautions. On peut ajouter les positions antisioniste et anticommuniste comme facteurs non négligeables dans le rôle et le regard de l’AJC vis-à-vis de la guerre d’Algérie.
40    Cet article esquisse des pistes selon lesquelles le soutien qu’apporta l’AJC aux Juifs d’Algérie fut essentiel, notamment sur le plan diplomatique, en exhortant, par exemple, le gouvernement américain à faire pression sur les autorités françaises ou sur les dirigeants marocains et tunisiens, pour qu’ils prennent des mesures garantissant les droits et la sécurité de la population juive. Le soutien américain dont bénéficiait la France et la présence d’autres organisations juives sur le terrain facilitèrent la tâche de l’AJC. En revanche, le rôle de l’AJC avait aussi ses limites, en raison notamment de la violence liée à la guerre et du statut colonial de l’Algérie, qui rendirent difficile pour l’AJC la présence sur le terrain, augmentant ainsi sa dépendance par rapport à des intermédiaires. Cet article fait donc le constat de la complexité de la mission de l’AJC pendant la guerre d’Algérie et ouvre la voie à une étude plus approfondie pour mieux cerner la question du rôle des organisations juives américaines pendant la guerre d’Algérie et leur perception du conflit, et pour en comprendre les enjeux. Il invite aussi à analyser la nature des relations entre organisations juives américaines et françaises pendant cette crise.

Notes
  • [[1]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re1no1
L’antisémitisme français en Algérie atteignit son paroxysme lorsque, en octobre 1940, le gouvernement de Vichy abrogea le décret Crémieux, soixante-dix ans après sa promulgation en 1870, excluant ainsi les Juifs d’Algérie de la nationalité française. Cette décision fut suivie par l’exclusion de milliers de Juifs de l’école républicaine et leur licenciement de la fonction publique (Ansky ; Cantier ; Abitbol).
  • [[2]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re2no2
La défaite de l’armée française lors de la guerre franco-prussienne et l’instauration de la IIIe République en septembre 1870 avaient conduit, entre autres changements, à des législations instituant le transfert en Algérie de l’autorité militaire vers l’autorité civile ainsi que la division de l’Algérie, à l’exception des territoires du Sud, en trois départements et leur rattachement à la France métropolitaine. Les trois départements dépendaient désormais du ministère de l’Intérieur et non pas du ministère des Colonies. Le décret Crémieux fut promulgué le mois d’octobre de la même année, offrant la nationalité française aux Juifs d’Algérie. L’annexion juridique de l’Algérie à la France tout en excluant la majorité de la population de la citoyenneté et des droits avait créé un énorme paradoxe dans le système colonial français en Algérie (Ruedy ; Shepard).
  • [[3]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re3no3
Laura Hobson Faure explique en détail dans son livre Un « Plan Marshall juif » les divergences et rivalités entre certaines organisations juives américaines. (Hobson Faure 193-197).
  • [[4]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re4no4
En défenseur de l’intégration des Juifs dans leur pays, l’AJC refusa de soutenir la création d’un État juif et soutenait la déclaration de Balfour qui stipulait, selon un rapport, l’établissement d’un foyer pour les Juifs sans « nuire aux droits des autres communautés ». Les membres de l’AJC craignaient aussi que la création d’Israël compromette l’intégration des Juifs ailleurs, notamment dans les pays arabes. Cela créa une relation jugée « complexe » par l’AJC, qui ne pouvait « négliger une certaine solidarité » avec Israël ; elle optait ainsi pour une relation du « cas par cas ». Voir AJC-NY, « The present Status of the Jews in the Arab Countries », December 16, 1947 ; « Administrative Committee », January 5, 1954. www.ajcarchives.org  (consulté le 15 avril 2016). L’AJC avait aussi combattu le communisme sur le sol américain et ailleurs, notamment au sein de la population juive. Voir AJC-NY, « The Communist Problem as it Affects Jews », August 9, 1949 ; Zachariah Shuster to John Slawson, Letter, December 22, 1950. www.ajcarchives.org  (Consultée le 19 mai 2016).
  • [[5]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re5no5
Le Senatus Consulte permit aux indigènes musulmans et juifs d’accéder à la pleine citoyenneté française, conférée par un décret rendu en Conseil d’État. L’individu naturalisé perdait alors son statut civil de « droit coranique » ou de droit israélite.
  • [[6]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re6no6
De son vrai nom Isaac-Jacob Crémieux, il est né le 30 avril 1796 à Nîmes et décédé le 30 avril 1880. Crémieux était avocat et homme politique, issu d’une famille juive. Il avait présidé le Consistoire central et l’Alliance israélite universelle, dont il fut cofondateur, avant d’entrer au gouvernement provisoire sous la IIe République comme ministre de la Justice après la révolution de 1848. Il était à l’avant-garde du combat pour l’émancipation des Juifs. Voir B. Stora, « Le décret Crémieux » (Stora 2013).
  • [[7]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re7no7
Le rapport Altaras-Cohen de 1842 de la mission commandée par le Consistoire de France, par exemple, met en évidence ces distinctions. Contrairement à la condition humiliante et discriminée des Juifs dans la Régence d’Alger et d’autres grandes villes, il existe, selon ce rapport, une population juive qui « vit parmi les tribus kabyles et bédouines, dans des conditions d’égalité absolue ; ils ne sont point dominés par leurs compagnons, et ils mènent la même vie qu’eux. La culture, la garde des troupeaux sont leurs occupations principales, et même comme les autres indigènes ils s’arment du fusil et du sabre pour combattre dans leurs rangs … les juifs bédouins portent le costume des indigènes et rien n’établit entre eux et ces derniers d’humiliantes séparations » (Altaras-Cohen 73).
  • [[8]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re8no8
Pour Benjamin Stora, l’abrogation du décret Crémieux en 1940 constitue le deuxième exil et le troisième exil commence en 1962 à l’indépendance de l’Algérie (Stora 2006).
  • [[9]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re9no9
AJC-NY, Memo, Nov. 17, 1942 : 1 ; Memo, « Anti-Jewish Legislation in North Africa », Gottschalk to Segal, Nov. 13, 1942 : 1-4. www.ajcarchives.org  (consulté le 31 août 2016).
  • [[10]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re10no10
AJC-NY, Memo, « Abrogation of Cremieux Decree », June 1943 : 13-14 ; Letter, Joseph M. Proskauer to Sumner Welles, March 17, 1943 ; Memo, « Anti-Jewish Legislation in North Africa », Gottschalk to Segal, Nov. 13, 1942. www.ajcarchives.org  (consultés le 09 février 2016).
  • [[11]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re11no11
AJC-NY, « To the Counsellors of Peace : Recommendations of the American Jewish Committee », March 1945. www.ajcarchives.org  (consulté le 22 mai 2017).
  • [[12]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re12no12
AJC-Paris, « The Jews of Europe and North Africa : A Report of Trends and Developments », July-November, 1950. www.ajcarchives.org  (consulté le 19 mai 2016).
  • [[13]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re13no13
Jacques Simon, Juif algérien originaire de Tiaret et ancien militant du MNA et membre de l’Union Syndicale des Travailleurs Algériens (USTA), confirma lors de l’entretien que j’ai eu avec lui l’impact des lois de Vichy et le soutien que sa famille avait reçu de la part de voisins et amis musulmans ainsi que des militants du PPA, sur son adhésion au nationalisme algérien et la lutte anticolonialiste. Jacques Simon, entretien (22 mars 2016).
  • [[14]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re14no14
AJC-NY, Stanley Abrahamovitch to Charles H. Jordan, « Report on Algeria », June 11, 1956. www.ajcarchives.org  (consulté le 4 février 2016).
  • [[15]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re15no15
Ibid. : 6.
  • [[16]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re16no16
Le Sultan avait intégré, dans le Conseil National composé de 76 membres, cinq Juifs dont Léon Benzaquen, M. Benazaref et Joe O’Hana de Casablanca ainsi qu’un homme d’affaires, Lucien Bensimon.
  • [[17]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re17no17
AJC-NY, « Meeting with George V. Allen », June 15, 1956. www.ajcarchives.org  (consulté le 04 février 2016).
  • [[18]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re18no18
AJC-NY, « Arab-Israel Tensions », (March 1954) ; “Developments in Tunisia”, May 5, 1956 ; Memo : « Specific Suggestions to be made to Mr. Allen for action by the United States ». Simon Segal to Irving M. Engel and Dr. John Slewson. June 15, 1956. www.ajcarchives.org  (consultés le 04 février 2016). Lire aussi Michael M. Laskier, North African Jewry in the Twentieth Century : the Jews of Tunisia, Morocco and Algeria (New York : NYP, 1994).
  • [[19]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re19no19
AJC-France, Memo : « North African Situation », 23 novembre 1956. www.ajcarchives.org  (consulté le 4 février 2016.
  • [[20]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re20no20
JC, Memo, « Interviews with Dr. Leon Benzaquen of Morocco and Premier Bourghiba of Tunisia », Dec. 4, 1956. www.ajcarchives.org  (consulté le 4 février 2016).
  • [[21]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re21no21
AJC-Paris, « Notes on Situation in Algeria », June 6, 1957 ; « Reports on a 1957 AJC visit to France », June 19, 1957. www.ajcarchives.org  (consulté le 03 janvier 2015).
  • [[22]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re22no22
AJC-Paris, Letter, Abraham Karlikow to Eugene Hevesi (6 juin 1958). www.ajcarchives.org  (consulté le 03 janvier 2015.
  • [[23]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re23no23
Le Comité juif algérien d’études sociales se déclare apolitique dans Information juive mettant en avant des positions individuelles propres à chacun des Juifs d’Algérie. Il appelle à un règlement pacifique du conflit. Mais derrière cet appel à la « neutralité » se perçoit, comme le souligne Benjamin Stora, « nettement la recherche de l’égalité entre citoyens d’une même République : la République française » (Stora 2004, 434).
  • [[24]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re24no24
AJC-NY, « Notes on Meeting with Mr. Chanderli », April 29, 1958. www.ajcarchives.org  (consulté le 03 février 2016 ; « Two Jewish Agency Representatives Killed by Rebels in Algeria », JTA (Jerusalem : August 19, 1958). http://www.jta.org/1958/08/19/archive/two-jewish-agency-representatives-killed-by-rebels-in-algeria  (consulté le 26 avril 2017).
  • [[25]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re25no25
L’ACJ est une organisation juive américaine antisioniste, fondée aux États-Unis en 1942 par des rabbins réformistes et des Juifs libéraux. L’organisation s’oppose à la création d’un État juif (Kolsky ; Allan C. Brownfeld).
  • [[26]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re26no26
Zachariah Shuster to Engel Segan, 25 juin 1958. www.ajcarchives.org  (consulté le 4 février 2016).
  • [[27]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re27no27
AJC-NY, Zachariah Shuster to Simon Segal, December 17, 1960 ; « Algeria », December 16, 1960. www.ajcarchives.org  (consulté le 3 février 2016).
  • [[28]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re28no28
AJC-NY, « Conference with Representative of Algerian FLN », 27 mars 1961 : 1. www.ajcarchives.org  (consulté le 3 janvier 2015).
  • [[29]]url:https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2017-2-page-227.htm#re29no29
Ibid. : 2-11.
 
 
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/01/2018
https://doi.org/10.3917/rfea.151.0227


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