Pratiquer dans un récit un hymne passionné à la liberté, sans tabous ni préjugés et à grand renfort des fatums vénériens conduirait, sans l’ombre d’un doute, tout puriste prude et ringard à y dénicher une aliénation freudienne limite impure, quand bien même ce récit est fabuleusement poignant et soutenu d’une synthase passionnellement poétique non dénuée d’humour. Mais Sarah Haidar s’en fout, elle écrit non sans faire le constat que les épithètes "pute ", "séparatiste" "kafra " lui sont d’avance acquises et viennent s'ajouter à toutes les autres rabâchées et accolées aux kabyles. Elle prend donc sa plume comme on enfile la cote de maille car non résolue à taire sa dissidence ni étouffer son refus de toute autorité politique, idéologique ou religieuse, quitte à payer l’addition fastidieuse du blasphème et l’injure. Aux premiers mots, on sent que déjà la moutarde lui monte au nez : « Avril pue, et ce ne sont pas des narines frileuses qui vous le disent… Avril, l’on ne se contente pas de mourir, on se décompose au soleil, on persévère dans le martyre, on continue à soulever les cœurs, quand le sien est déjà tombé (…) Avril frigorifie mon sperme et mes idées ».
On lui tend gentiment l’oreille dès que l’on ouvre son livre comme si l’on comprenait à sa première colère que nous avons besoin de l’écouter pour aider notre esprit à se remettre d’aplomb. Ouvrir son livre, c'est une sacrée lecture riche sans complexe à entreprendre, et qui, à travers l’avril de Kabylie, exhorte les mémoires accidentées par l’oubli à remettre à niveau leurs consciences. Elle évite délibérément l’artifice du style qui consiste à s'accommoder des faussetés qui font la belle bouille littéraire prétendue soucieuse du correct tel que défini par les codes du classicisme.
Comme elle ne cède pas le vulgaire au vulgum pecus sous prétexte d’intellectualité, elle ne cède pas devant le mot aussi vulgaire soit-il ; elle en arrache, d’un auguste talent, toute la pudeur qu’il dissimule et dont elle couvre le nu en déshabillant le caché d’une dextérité à envie. L’égrillard et l’osé ne sont pas avancés dans son capital lexical afin d’égratigner le lecteur par un quelconque besoin de donner à son côté artistique une plasticité particulière mais pour garder intacte sa personnalité dans sa nature libertaire qui façonne son être avec toute la sincérité qui s'en dégage.
Préfacé par le cinéaste et écrivain grec Yannis Youlountas, ce livre qui éveille et provoque est avant tout une contestation contre la misère réelle et ses vecteurs : la peur, la torture, les incertitudes, la corruption. 135 pages qui se partagent presque à égalité l’esthétique de l’écrit et l’insoumission sous tous ses aspects. 135 pages qui forment un ouvrage impressionnant à la fois sur la torpeur d’une société anesthésiée et sur la critique de cette même société avec une motivation avenante de nous rapprocher chaque page un peu plus de l’auteure.
« Louiza scintille dans mes visions comme une conscience malveillante, un esprit lucide qui m’effraie car tous ces dédains sont les miens, son regard narquois jeté sur la purulence de la blessure est le mien, son sourire de pute collé à la dépouille future de nos massacres est aussi le mien…. »
Des personnages qui surgissent d’une sujétion innommable, d’un asservissement que l’auteure peint d’une éclatante lumière qu’on a l’impression d’y être forcément enchainé. Elle raconte la vie de ses personnages, de ce qui a été tu ou anéanti en eux d’une manière qu’elle estime juste pour assumer la charge de les exprimer dans l’acte d’écrire sans leur imposer sa pensée. Ethiquement, c'est par un flirt non conventionnel, plutôt singulier avec la prose qu’elle poursuit 135 pages durant, au gré de ses coups de sang et de ses coups de cœur, l'ébranlement de certains concepts avilissants de notre société. D’une prose de génie, elle balaie les désopilants ballets et les insolentes scènes de dévotions simulées par effets miraculeux des duplicités dupées
« La poésie est une plante omnivore qui ne se satisfait que du sang, et c’est en cela qu’elle ressemble le mieux à ma terre : corps vorace et limpide, créature horrifiante refusant la distinction entre la beauté et la laideur, yeux lyriques s’interrogeant sur les raisons du désamour, mains rugueuses s’étonnant de l’irrecevabilité de leur caresses, narines vicieuses cherchant dans les détritus un parfum ancien, vagins et phallus errant entre ces murs décrépis qui devraient leur donner une crampe illicite… Tout germe, jubile, agonise et meurt dans la gorge d’un poème ; tout peut ressusciter dans sa rancœur, tout s’acharne sur son propre corps pour que ne meurt plus l’orgasme d’un poème »
Comme dans le domaine de la chanson, dans celui du livre on distingue fondamentalement deux sortes de littérature : celle qui aide à comprendre, et celle qui aide à oublier; Sarah Haidar nous propose la première et l’exacte contraire de la seconde. Avec une intelligence confondante, elle élève la prise de conscience à égale hauteur de la mémoire. " Les grands écrivains ne sont pas ceux qui nous disent que nous ne devrions pas jouer avec le feu, mais ceux qui nous brûlent les doigts. " Elle n'hésite pas à s'attaquer à tout ce qui est définitivement établi dans le rang du sacré et à déstabiliser les symboles de la confusion des valeurs. Elle chante la Kabylie de paragraphes dianoétiques comme une belle mélodie et au passage, rend hommage à Matoub Lounes, Mouloud Mammeri, et Ferhat Mehenni, qu’elle appelle affectueusement « l’ancien ».
Avril et encore avril, ce « printemps interminable » qui prend possession de son âme et de ses instruments, qui agit, se négocie et opère ses ardeurs en elle et à travers elle. Avril, le maussade et avril le gai, le parleur et le taiseux, le brave et le peureux, le fier et le veule. Son roman poursuit son inlassable devoir de déprimer les plaintes infinies d’avril qu’elle décrit dans un flot de lyrismes comme un mois pendu dans un soleil au déclin jusqu’à nous y confondre par réflexion.
En ce siècle où se font légions ceux qui parlent du retour de Satan qui séduit, corrompt et tue, Sarah Haidar, d’une poésie d’enfer, revoie dos à dos les variétés de la bêtise édulcorées d’insignifiance.
« La morsure du coquelicot » saigne comme une effusion énamourée est renversante de courage. Une symphonie véhémente de mots à la fois déchirante de douceur qui fauche la prolifération des clichés
« Je me sens léger car, au fin fond de cette fumée noire qui a avalé la prison, j’ai craché ce "moi" dont je ne pouvais plus porter la charge, non par excès de conscience, mais simplement par lassitude : la plus tard des gens ne savent pas que le tortionnaire s’use plus vite que sa victime… »
À n’en pas douter, ce roman fera date. Tout à l’honneur de l’écrivaine qui dit «Je m’en vais. La beauté m’attend», alors que la beauté ne l’attend pas, elle est en elle.
Djaffar Benmesbah
SIWEL 042243 OCT 16
On lui tend gentiment l’oreille dès que l’on ouvre son livre comme si l’on comprenait à sa première colère que nous avons besoin de l’écouter pour aider notre esprit à se remettre d’aplomb. Ouvrir son livre, c'est une sacrée lecture riche sans complexe à entreprendre, et qui, à travers l’avril de Kabylie, exhorte les mémoires accidentées par l’oubli à remettre à niveau leurs consciences. Elle évite délibérément l’artifice du style qui consiste à s'accommoder des faussetés qui font la belle bouille littéraire prétendue soucieuse du correct tel que défini par les codes du classicisme.
Comme elle ne cède pas le vulgaire au vulgum pecus sous prétexte d’intellectualité, elle ne cède pas devant le mot aussi vulgaire soit-il ; elle en arrache, d’un auguste talent, toute la pudeur qu’il dissimule et dont elle couvre le nu en déshabillant le caché d’une dextérité à envie. L’égrillard et l’osé ne sont pas avancés dans son capital lexical afin d’égratigner le lecteur par un quelconque besoin de donner à son côté artistique une plasticité particulière mais pour garder intacte sa personnalité dans sa nature libertaire qui façonne son être avec toute la sincérité qui s'en dégage.
Préfacé par le cinéaste et écrivain grec Yannis Youlountas, ce livre qui éveille et provoque est avant tout une contestation contre la misère réelle et ses vecteurs : la peur, la torture, les incertitudes, la corruption. 135 pages qui se partagent presque à égalité l’esthétique de l’écrit et l’insoumission sous tous ses aspects. 135 pages qui forment un ouvrage impressionnant à la fois sur la torpeur d’une société anesthésiée et sur la critique de cette même société avec une motivation avenante de nous rapprocher chaque page un peu plus de l’auteure.
« Louiza scintille dans mes visions comme une conscience malveillante, un esprit lucide qui m’effraie car tous ces dédains sont les miens, son regard narquois jeté sur la purulence de la blessure est le mien, son sourire de pute collé à la dépouille future de nos massacres est aussi le mien…. »
Des personnages qui surgissent d’une sujétion innommable, d’un asservissement que l’auteure peint d’une éclatante lumière qu’on a l’impression d’y être forcément enchainé. Elle raconte la vie de ses personnages, de ce qui a été tu ou anéanti en eux d’une manière qu’elle estime juste pour assumer la charge de les exprimer dans l’acte d’écrire sans leur imposer sa pensée. Ethiquement, c'est par un flirt non conventionnel, plutôt singulier avec la prose qu’elle poursuit 135 pages durant, au gré de ses coups de sang et de ses coups de cœur, l'ébranlement de certains concepts avilissants de notre société. D’une prose de génie, elle balaie les désopilants ballets et les insolentes scènes de dévotions simulées par effets miraculeux des duplicités dupées
« La poésie est une plante omnivore qui ne se satisfait que du sang, et c’est en cela qu’elle ressemble le mieux à ma terre : corps vorace et limpide, créature horrifiante refusant la distinction entre la beauté et la laideur, yeux lyriques s’interrogeant sur les raisons du désamour, mains rugueuses s’étonnant de l’irrecevabilité de leur caresses, narines vicieuses cherchant dans les détritus un parfum ancien, vagins et phallus errant entre ces murs décrépis qui devraient leur donner une crampe illicite… Tout germe, jubile, agonise et meurt dans la gorge d’un poème ; tout peut ressusciter dans sa rancœur, tout s’acharne sur son propre corps pour que ne meurt plus l’orgasme d’un poème »
Comme dans le domaine de la chanson, dans celui du livre on distingue fondamentalement deux sortes de littérature : celle qui aide à comprendre, et celle qui aide à oublier; Sarah Haidar nous propose la première et l’exacte contraire de la seconde. Avec une intelligence confondante, elle élève la prise de conscience à égale hauteur de la mémoire. " Les grands écrivains ne sont pas ceux qui nous disent que nous ne devrions pas jouer avec le feu, mais ceux qui nous brûlent les doigts. " Elle n'hésite pas à s'attaquer à tout ce qui est définitivement établi dans le rang du sacré et à déstabiliser les symboles de la confusion des valeurs. Elle chante la Kabylie de paragraphes dianoétiques comme une belle mélodie et au passage, rend hommage à Matoub Lounes, Mouloud Mammeri, et Ferhat Mehenni, qu’elle appelle affectueusement « l’ancien ».
Avril et encore avril, ce « printemps interminable » qui prend possession de son âme et de ses instruments, qui agit, se négocie et opère ses ardeurs en elle et à travers elle. Avril, le maussade et avril le gai, le parleur et le taiseux, le brave et le peureux, le fier et le veule. Son roman poursuit son inlassable devoir de déprimer les plaintes infinies d’avril qu’elle décrit dans un flot de lyrismes comme un mois pendu dans un soleil au déclin jusqu’à nous y confondre par réflexion.
En ce siècle où se font légions ceux qui parlent du retour de Satan qui séduit, corrompt et tue, Sarah Haidar, d’une poésie d’enfer, revoie dos à dos les variétés de la bêtise édulcorées d’insignifiance.
« La morsure du coquelicot » saigne comme une effusion énamourée est renversante de courage. Une symphonie véhémente de mots à la fois déchirante de douceur qui fauche la prolifération des clichés
« Je me sens léger car, au fin fond de cette fumée noire qui a avalé la prison, j’ai craché ce "moi" dont je ne pouvais plus porter la charge, non par excès de conscience, mais simplement par lassitude : la plus tard des gens ne savent pas que le tortionnaire s’use plus vite que sa victime… »
À n’en pas douter, ce roman fera date. Tout à l’honneur de l’écrivaine qui dit «Je m’en vais. La beauté m’attend», alors que la beauté ne l’attend pas, elle est en elle.
Djaffar Benmesbah
SIWEL 042243 OCT 16