Hommage à la femme Kabyle. Récit...

07/03/2016 21:57

DIASPORA (SIWEL) — "Le Djurdjura et la femme Kabyle : deux éléments d’un couple qui brûlent l’un pour l’autre et leur flamme incendie le fardeau suret et discret de l’exilé. Deux éléments qui de leur grâce irriguent les rhapsodes qui aiment à se tenir sur le gril quand leur âme se charge de l’arôme enivrant des vers rubiconds. La femme kabyle et le Djurdjura, deux parents auxquels nous songeons avec l’indéniable conviction qu'ils sont à la fois la famille, le foyer, la partie dans lesquelles ils sont indéracinables et éternels."

Extrait du récit de Djaffar Benmesbah en hommage à la femme kabyle


Kabylie, époque coloniale française (PH/DR)
Souvent, la mémoire s’égare puis revient en secousses, se calme et nous recouvre de souvenirs.

Notre air résolu à des absences répétées nous définit comme des songeurs dont les pensées prennent souvent le large pour s’enfoncer dans une autre contemporanéité. On revoie alors la Kabylie et notre regard, encaissant les frets poignants de l’éloignement, se satisfait de ses bras gracieux et de ses joies consolantes qui embaument nos nostalgies ravagées d’espérances.

Mais, distance et temps géminés n’ont ni la force ni la magie de nous résoudre cuisiniers des hosannas de la fatalité qui font pleurer les vents en rires quand nos brûlures fantasment nos révoltes par consentement. Le Djurdjura crâne dans nos esprits avec une kyrielle de défis et ravive nos passions ; il décrypte nos aversions et nos penchants ; il mouvemente le pacte de ses artistes apatrides nourris de la voix des mères qui ont bu au berceau de son souffle puissant et affriolant.

Le Djurdjura et la femme Kabyle : deux éléments d’un couple qui brûlent l’un pour l’autre et leur flamme incendie le fardeau suret et discret de l’exilé. Deux éléments qui de leur grâce irriguent les rhapsodes qui aiment à se tenir sur le gril quand leur âme se charge de l’arôme enivrant des vers rubiconds. La femme kabyle et le Djurdjura, deux parents auxquels nous songeons avec l’indéniable conviction qu'ils sont à la fois la famille, le foyer, la partie dans lesquelles ils sont indéracinables et éternels.

Je ne voudrai pas user de l’hypocrisie masculine qui consiste à entrer dans le 8 mars comme on rentre dans une activité de loisir et prendre ainsi en l’espace d’une journée un peu de hauteur dans la hiérarchie humaine. La femme kabyle, aujourd’hui, exige plus de marge aux effluves de son présent pour semer l’assurance dans son avenir et dans celui de ses enfants, filles et garçons. Elle n’est pas adepte des chants funestes chers aux conservateurs ; elle a poussé les fausses vertus aux aqueducs souterrains et a su mettre les signes astraux au dépotoir tout comme elle refuse la fatalité à l’endroit des échecs.

Aujourd’hui, la femme kabyle veut glorifier son destin, elle le veut vainqueur et triomphant car ses rêves sont à portée de main, ils sont sans taches et sans agonie. J’envoie donc, mes estimes et mon affection à nos grand-mères, elles sont comme le soleil du soir qui nappe nos villages de tons vermeils. Elles sont le doux son, essence d’éclairages magiques de notre histoire, la vraie, la réelle, la clandestine, comme l’éclat des émeraudes fait l’enivrement qui rajoute de l’extase à la prose fière de s’enticher du délicieux chant de leur voix.

La grand-mère est toujours la première de la maison à sourire au premier rayon du soleil quand il apparaît entre les cimes des monts. Elle suit traversée dans l’univers blanc, émerveillée de le voir proposer son or aux digues que sont les collines basses.

Le chant du coq accompagne la voix kabyle et frisquette du Muezzin qui peine à émettre commodément en langue arabe. Le ciel n’existe pas et là-haut, au-dessus des nuages, le parme s’estompe graduellement jusqu’aux confins illimités, impénétrables aux regards. Le village dort encore, et le crachin qui semble veiller sur son sommeil dissimule avec peu d’égards le carmin des toits. Une mince couche blanche couvre les routes en pente. L’hiver en Kabylie déroute, il peut garder à ses débuts les aquarelles de l’automne sans en modifier les tons et céder une partie de son temps au printemps. Il peut aussi s’annoncer brusque, violent, pluvieux, coléreux à crépiter sa rage sur le rire des enfants. Quand il prend du fiel à la nature, que ses vents et ses orages sont furieux à faire incliner les arbres, le pouls de l’histoire s’arrête de battre et les destins s’entrechoquent. Cet hiver dure une éternité et les rêves se refroidissent à leur ébauche.

Le jour se lève. Le front touchant le carreau, à travers les fêlures du givre que le froid de décembre, dans sa ripaille, a dessiné sur la fenêtre, elle regarde les enfants défier joyeusement le verglas qui provoque le déséquilibre des corps frêles prenant, filles et garçons ensembles, rires en échos, le chemin de l’école.

Sous la frange d’un charmant regard d’une vieille femme kabyle se confirme le sublime témoin sincère et indéfectible des souffrances. Cependant, pour elle, chaque souffrance est un germe de vie et quelque grand que soit l’empire du tourment, il n’a jamais pu submerger la vérité morale de sa raison ni alterné la beauté plastique de sa silhouette, deux dimensions qui ont façonné son être. La substantifique moelle : connaitre les hauts et les bas est une bénédiction de la vie.

La plus vielle, encore en vie, quand elle sortait de la maison, revenait de l’oubli joyeusement sénile au bon plaisir du village qui redécouvrait en elle l’estampille ineffaçable des aïeux. Quatre-vingt années endurcies de témoignages sur des guerres absurdes et horribles au souvenir. Elle a vécu les tranchées de Verdun, les camps nazis, l’Indochine sans les avoir connus, ils lui ont pris le père, le mari, le frère ou le fils, puis la guerre contre la France d’un novembre dupé par des maquisards suspects et qui rame désormais dans le liquide de l’oubli, là-même où il a voulu engloutir l’ancêtre. Les bras maigres et vibrants soutenus par la main du petit fils ou de celle de la petite voisine, elle retrouvait le soleil dans la rencontre d’une vielle amitié qu’elle flattait de sourires en mâchant quelques salutations un peu discrètes.

L’hiver conservait pour elle la tiédeur des soirs d’automne et elle en tirait le peu de force nécessaire à quelques pas lents mais pleins de ténacité à rester en vie. Elle gagnait la maison d’une proche, où autour d’un café, femmes et jeunes filles venaient lui offrir leur reconnaissance à la manière d’un merveilleux présent. L’ambiance ressassait les joies qu’elle avait connues. Elle assistait silencieuse à des discussions entre moins vieilles qui portaient par conséquent du rire, du nerf et de l'enthousiasme dans l’élocution. Elle s’amusait du regard et défiait sa mémoire en risquant une réponse aux questions des jeunes filles sur la Kabylie de ses vingt ans. Elle regardait ces jeunes filles habillées de traditions en trait d’union avec la modernité les yeux pleins d'émotions qui leur chuchotaient des secrets de pérennité. Étudiantes ou sans travaille, l’intérieur du foyer est leur héritage indiscuté. Leurs mains filaient les articles des merceries et sentait les arômes de l’encens, du cumin, du poivre rouge, et aussi l'odeur des détergents. Et puis, la petite voisine ou le petit fils arrivait, la vielle reprenait le chemin du retour à son vieux transistor, dans un coin de la maison.

"La kabyle crucifiée", peinture de Djaffar Benmesbah
Puis, il y avait nos mères. Comme leurs mères, elles n’avaient pas connu l’école et la religion ne les portait pas au pinacle. Elles emplissaient leur culture des déboires de la vie, des contes, des adages et de la poésie des ancêtres.

Leur tâche se résumait à un quotidien terrible, à un combat quotidien farouche pour le bien-être de leurs enfants, de leurs familles et de leurs bonnes réputations. À croire leurs poumons de bronze et inaltérables à force de respirer encore quand les vents mettaient toutes les misères en révoltes. Sans le souci de perpétuer les vertus de la probité morale à 50 ans, elles semblaient avoir terminé les offices de la vie. Elles étaient des icônes dignes de la Kabylie à qui elles servaient de légende.

Enseigner les règles qui régiront la vie des enfants plus tard faisait partie de la fonction de mère, et à cette époque où une bricole pouvait corrompre l’éducation, il fallait aux mères durcir les alinéas de leurs leçons. Elles connaissaient l’imprévisible fragilité des adolescents que la moindre action irréfléchie pouvait entraîner dans des sentiers inquiétants.

Bien que musulmanes, elles se réservaient souvent des apartés avec des noms mythiques de l’hagiographie kabyle quand survenait un évènement qui les chagrinait. À chaque saint, elles destinaient des éloges particuliers afin de gagner la satisfaction de leurs souhaits. Adoucie, elles se berçaient elle-même de chants antiques qu’elles susurraient confiante, les yeux fermés. Est-ce parce qu’elles étaient kabyles que leurs expressions de joies et de peines étaient rimées, richement harmonisées d’une voix basse toujours suave. C’est par l’achewiq, une joute poétique, qu’elle faisait frissonner leurs espérances jusqu’à les rendre vibrantes ; c’est dans l’achewiq qu’elles se démarquaient attendries, gratifiées d’une sensitivité sacrée.

Heureusement, est révolu le temps où la femme kabyle était séquestrée dans l'armature affreuse des traditions malingres venues d’orient pour l’assujettir. Elle n'avait pas d'opinions ni des prérogatives pour en avoir et ne devait surtout pas avoir une idée sur le principe de la vie contraire à celui qu'il lui avait été enseigné. Elle a vécu une enfance tachée d'abus, de partialité et d'iniquité ; elle était née fille et en Kabylie sous le joug arabo-islamique, une fille naissait, disait-on, au gré du châtiment attribué par Dieu à sa famille, une sanction venue rappeler aux parents ou aux grands parents leurs méfaits. La venue au monde d'une fille était perçue comme un virage défavorable, grave, périlleux pour l'honneur de la famille. Elle goûtait au mépris au berceau et le dédain la suivait jusqu'à la tombe. Elle ne vivait pas l’enfance, elle lui était déniée ; une fois l'âge de la tétée dépassé, elle devait commencer à écouter la mère, la grand-mère, la tante et assimiler leurs enseignements qui conditionneront ses mécanismes d'obéissance et à neuf ans, finissait pour elle, les camaraderies et l'unique distraction qui lui était permise : le jeu des osselets.

Elle ne connaissait pas l'école, le tablier, le cartable, le cahier, le crayon, la gomme étaient le privilège réservé aux garçons. Au petit matin, elle rangeait les couvertures qui avaient servies de couche la veille, faisait la vaisselle et balayait la cour. Elle apprenait précocement qu'elle ne devait juger aucune tâche ménagère au-dessus de ses capacités. Avoir faim lui était interdit, elle mangeait les restes des garçons. Elles besognaient pour leur bien-être. Elle grandissait avec la croyance qu'elle leur était inférieure. Elle se devait de rentabiliser son existence par une succession de corvées, de va-et-vient entre la maison et la source, la maison et les champs, de l'aube jusqu'à la fin du jour. À la source, elle y allait tôt le matin approvisionner la famille en eau, elle y apportait des cruches sur la tête ou des jerrycans sur le dos. Elle y retournait le soir laver des kilos de linge. À huit heure, elle était déjà au champ, celui de sa famille ou celui des autres, c'est selon.

Les autres, les marabouts qui s'étaient imposés en dignitaires parce qu'ils avaient le monopole de la religion, ne laissaient jamais leurs femmes œuvrer dans les champs, ils louaient alors la sueur des pauvres. Le travail de la femme pauvre pour les marabouts était plus ardu, il devait être soigneusement exécuté. Son activité ne s'arrêtait qu'au coucher du soleil et à l'heure du déjeuner, elle se contentait de quelques herbes comestibles qu'elle récoltait sur place. Sa rémunération : quelques morceaux de sucre et quelques grammes de café que siroteront le père, le beau-père, le mari, le frère et le cousin. Au retour, elle traînait sur le dos du bois mort pour le feu du soir. Tous les trajets se faisaient pieds nus, des pieds souvent lacérés par un sol rocailleux qui grillait au soleil ou par les lames du verglas patent quand il neigeait. Quand elle passait dans le village, elles traversaient les ruelles à la hâte, comme si elles empruntaient une passerelle qui divulguait sous leurs pieds le risque de rouler dans l'abîme.

Les yeux dans la glaise, on n'entendait pas sa voix, surtout pas son rire, on ne voyait pas une mèche rebelle quitter son foulard, tout cela pouvait engendrer des représailles: des coups, l'enfermement définitif ou la répudiation. L'homme qui revenait d'une partie de dominos trouvait le repas tout prêt, il mangeait avec appétit du poivron, des navets, des oignons, de la tomate, de la pomme de terre et la fille se consolait des glands moulus. Elle restait anonyme et discrète, complètement effacée. Elle était surveillée, constamment épiée.

À 14 ans, elle était déjà prête à assumer un foyer et à cet âge, elle commençait à inquiéter, il fallait qu'elle se marie car à 18 ans, elle sera vielle et laissée pour compte. Promise dans la plus part des cas à sa naissance, elle était mariée à un homme qu'elle n'avait jamais connu, qu'elle avait peut-être aperçu au détour d'une fête. Son beau-père, sa belle-mère et son mari devenaient ses nouveaux maîtres, ils avaient des droits sur elle et elle avait des devoirs précis envers chacun. Elle ne parlait jamais devant le beau-père ni ne mangeait en sa présence et chaque soir, la belle-mère lui indiquait la tâche du lendemain. Elle se gardait de tomber malade et il ne fallait surtout pas qu'elle tarde à procréer; soupçonnée de stérilité, elle était répudiée.

La stérilité était la palme de la femme ! Quand elle enfantait d'un garçon, on lui faisait porter l'Afzim, la broche qui marque le bonheur du foyer. Elle était saluée et agréée, Dieu la flattait, son statut était amendé pour quelques temps. On lui servait au lit de la viande et du miel, il fallait qu'elle reprenne des forces et bien s'occuper du garçon, c'est l'héritier, il va perpétuer le nom. Si elle accouchait d'une fille, on disait qu'elle portait en elle la calamité. La grisaille gagnait la maison. Ses parents se retrouvaient dans la tourmente et sa belle-famille sombrait dans l'angoisse, l'honneur de la famille était désormais en jeu. Le mari en voulait à sa femme et celle-ci, jetée dans l'écume de la vie, maudissait son ventre. Elle aura droit à un œuf bouilli et à quelques paroles apaisantes de la part des femmes charitables. "Pourvu que tu te rétablisses ", cette phrase la réconfortera un moment mais ne l’allégera pas de l'insolence des autres. Si par malheur elle récidivait, elle était surchargée de mépris. Elle était acceptée peut-être mais se sentait dénuée de toute dignité…


Djaffar Benmesbah.

SIWEL 072157 FEV 16



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