David Bisson : L’influence de René Guénon sur l’islam soufi européen (Partie 2)

Vendredi 12 Août 2016

David Bisson : L’influence de René Guénon sur l’islam soufi européen (Partie 2)
Partie 2 : Pallavicini, un soufisme d’Occident

L’histoire de l’œuvre guénonienne, peu perceptible en histoire des idées, reste prédominante dans le domaine des conversions à l’islam. On peut la considérer comme diffuse dans la mesure où son approche métaphysique joue avant tout un rôle de déclencheur. Les premières conversions concernent surtout des intellectuels qui entrent dans l’islam par la voie du mysticisme (Kepel, 1991 : 354-355). Organisés en confréries, ils se préoccupent moins de questions théologiques que de recherches spirituelles. On peut les considérer comme la première génération de Français, dans la lignée guénonienne, convertie au soufisme. À partir des années 1970, le passage à l’islam soufi se popularise et la référence à Guénon devient, par le fait, plus difficile à repérer : beaucoup le croisent en chemin et l’abandonnent en route. Cette influence générale sur les convertis se double d’une filiation directe avec certains groupes soufis. Ici, la figure et l’œuvre du maître servent d’armature intellectuelle, sinon idéologique, à la réalisation spirituelle. On assiste à la mise en place de structures soufies occidentales qui contribuent à sortir l’islam de son contexte culturel et géographique. Situés à égale distance d’un fondamentalisme obtus et d’un soufisme syncrétique, ces « initiés » européens souhaitent revenir à un islam plus essentiel, « délivré des allégeances aux pays d’origine et des réflexes identitaires » (Geoffroy, 2003 : 303). C’est dans ce contexte que se situe l’essor de la confrérie contemplative du cheikh Abd-al-Wâhid Pallavicini (né en 1926) en Italie, exemple même d’un soufisme teinté de guénonisme.
 
Le cheikh Pallavicini est initié en 1951, sur les conseils de Burckhardt, à la tarīqa ‘Alawiyya et prend le nom, en référence à son maître, d’Abd al-Wâhid Yahyâ 27. Mais c’est en Extrême-Orient (Singapour) qu’il reçoit son « diplôme » (ijāza) de Maître spirituel sous l’autorité du cheikh Abd-al-Rashid 28. À son retour en Italie, au début des années 1980, il fonde une branche autonome de la tarīqa Ahmadiyya-idrîsiyya-châdhiliyya qui tire son inspiration de l’un des grands rénovateurs spirituels du xixe siècle, le cheikh marocain Ahmad Ibn Idrîs 29. Pallavicini souhaite ainsi donner la possibilité, à des musulmans d’origine européenne, de « vivre [...] la foi islamique dans ses aspects extérieurs comme dans sa réalité initiatique et contemplative, tout en menant une vie de famille normale et en exerçant une profession » (1995 : 19-20). Cette foi plonge ses racines dans l’ésotérisme guénonien pour germer sur le sol européen et se situe à la croisée de tous les chemins – Occident/Orient, islam/catholicisme, Modernité/Tradition – pour donner naissance à un soufisme singulier.
 
Un soufisme à dimension européenne

Il convient d’insister, avant d’étudier la réalité de ce soufisme européen, sur sa filiation guénonienne quasi exclusive. Pallavicini commence son principal ouvrage, L’Islam intérieur, par la dédicace significative : « À mon fils Yahyâ, dans le vœu qu’en enchaînant son nom à celui de son père il puisse, si Dieu le veut, poursuivre l’œuvre du Shaykh ’Abd-al-Wâhid (René Guénon) » (1995 : 24). Si les thèmes d’études se rapprochent beaucoup de ceux évoqués par Vâlsan, les références à Ibn Arabî se font plus rares. L’allégeance à la doctrine de Guénon constitue véritablement la spécificité de ce courant qui, en parallèle, suit rigoureusement les prescriptions cultuelles de l’islam. Le cheikh Pallavicini va cependant sortir son groupe des conventicules d’initiés pour acquérir une vraie notoriété et donner au soufisme guénonien une visibilité inattendue. Ce processus s’appuie sur une idée-force : l’« européanisation » de l’islam, à travers son inscription territoriale sur le sol italien et son ancrage dans l’aire culturelle chrétienne.
 
La création de la tarīqa Ahmadiyya s’accompagne rapidement d’une politique de visibilité et d’institutionnalisation. On peut s’étonner de cette stratégie mondaine pour un groupe qui se déclare volontiers contemplatif, mais il s’agit bien de conquérir une place importante dans le paysage religieux italien, et, pourquoi pas représenter officiellement l’islam en Italie. Pallavicini met en avant son origine italienne pour favoriser la compréhension générale de l’islam et s’appuie sur sa filiation soufie pour bénéficier d’un a priori positif. Il définit sa première stratégie de reconnaissance publique – que l’on peut qualifier d’« entrisme spirituel » – comme une sorte « d’œcuménisme par le haut ». Il justifie, par cette formule, son intérêt pour le dialogue islamo-chrétien et sa participation aux diverses rencontres interreligieuses, dont la rencontre œcuménique d’Assise (1986) qui lui assurera une publicité importante. Remisée dans une perspective guénonienne, cette stratégie vise à nouer des contacts avec les différentes autorités religieuses afin de promouvoir, au sommet, une métaphysique commune par opposition à « l’œcuménisme bon marché qui voudrait tous nous rassembler dans un espéranto religieux, un syncrétisme universaliste » (1995 : 122). Cette notoriété permet surtout à Pallavicini de prêcher « l’unité transcendante des religions » dans un cadre plus large que celui de l’ésotérisme, et de présenter « comme propres à l’Islam beaucoup d’idées qui provenaient en fait de Guénon » (Sedgwick, 2000-2001 : 296). Le soufisme constituerait finalement un bon cheval de Troie pour populariser des idées avant tout traditionnelles.
 
Pallavicini complète cette stratégie d’ouverture par une politique d’institutionnalisation. À cette fin, la tarīqa Ahmadiyya crée plusieurs organes culturels, dont la CoReIs (Comunità Religiosa Islamica) qui remplace, en 1997, l’AIII (Associazione Internazionale per l’Informazione sull’Islam). Cette structure, regroupant essentiellement des convertis italiens, doit faciliter la reconnaissance des musulmans dans la société italienne et témoigner de la dimension spirituelle de l’islam. Reconnue assez rapidement par l’État italien, elle devient un acteur incontournable de l’intégration des musulmans dans l’espace public 30, et ce malgré les protestations des autres organismes représentatifs des musulmans en Italie. Ces derniers reprochent au groupe de Pallavicini sa référence appuyée au soufisme, sa composition identitaire homogène (majorité d’italiens), son intellectualisme poussé et surtout sa volonté hégémonique. Cela n’empêche pas pour autant la confrérie de poursuivre son travail de reconnaissance au niveau international avec la signature d’un accord de collaboration avec l’Université al-Azhar au Caire et l’intégration à la World Islamic People’s Leadership (la plus grande ONG islamique regroupant deux cent cinquante organisations de quatre-vingt pays différents) 31. Cette action publique poursuit bien deux objectifs concomitants : l’enracinement institutionnel au sein de la République italienne et la reconnaissance religieuse au sein du monde musulman.
 
En parallèle à cette politique d’ouverture, les soufis italiens ont développé un groupe de réflexion sur la tradition islamique qui a conduit, en 1994, à la création de l’IHEI (Institut des hautes études islamiques). Cet institut, qui regroupe des universitaires et des intellectuels musulmans d’origine européenne, se donne pour objectif principal de « faire connaître [...] le patrimoine spirituel et intellectuel de la Tradition islamique, tout en donnant le témoignage d’une spiritualité vécue dans le contexte de la société moderne » 32. La maturation de l’Institut, plus discrète puisqu’elle s’adresse avant tout à l’élite intellectuelle, se poursuit en France avec la mise en place du Centre d’études métaphysique destiné « à faire retrouver le sens originel des valeurs traditionnelles » (Pallavicini, 2002 : 124). Au final, la confrérie de Pallavicini reste surtout implantée en Italie, même si elle bénéficie de quelques relais dans le monde guénonien français.
 
Si la tarīqa Ahmadiyya recherche une certaine forme de reconnaissance institutionnelle, elle ne pratique pas pour autant un prosélytisme tous azimuts. Au contraire, elle tend à s’affirmer dans un espace européen respectueux de la culture chrétienne d’une part, et réserve son entrée aux élus capables de concilier intellectualité guénonienne et engagement soufi d’autre part. Elle s’adresse, plus précisément, aux lecteurs de l’œuvre de Guénon auxquels elle rappelle la nécessité d’un rattachement à une voie traditionnelle achevée : « l’œuvre du Shaykh Abd al-Wâhid Yahyâ ne peut être comprise que si on la met en œuvre, à quelque niveau que ce soit, exotérique ou ésotérique » (Pallavicini, 2002 : 112). Cette volonté d’inscrire son engagement ésotérique dans une pratique religieuse définit la position des soufis à l’égard du catholicisme. Ils ne renient en aucun cas ce dernier, mais lui reprochent d’avoir perdu sa dimension intérieure, et donc initiatique, pour se cantonner à sa forme extérieure. Autrement dit, si l’Église continue à assurer une survivance traditionnelle au sein de la société sécularisée, elle ne répond plus aux besoins de ceux qui désirent aller plus loin dans le chemin de la connaissance. La tarīqa s’adresse justement à ces derniers et envisage le passage à l’islam comme une continuation, sinon un aboutissement, de la voie chrétienne. La notion de conversion est en général réfutée puisque « l’Islam se présente [...] comme l’ultime rappel des vérités éternelles contenues dans la Tradition immuable [...] et sa fonction spécifique est celle d’une reconversion constante des hommes à Dieu » (Pallavicini, 1995 : 12). Eva de Vitray-Meyerovitch, célèbre convertie française, résolvait le problème en évoquant l’islam comme « une religion qui contient toutes les autres » (Cherqaoui, Rocher, 1996 : 20).
 
Sur le plan historique, cela signifie que l’islam contient non seulement les deux autres révélations abrahamiques, mais accorde aussi une place privilégiée à la figure de Jésus. Pallavicini insiste constamment sur la dimension eschatologique de ce dernier : « nous vivons, nous aussi, un moment exceptionnel : celui qui, selon toutes les Écritures sacrées, voit s’approcher l’événement auquel nous croyons tous, le moment où Sayyidunâ ‘Isâ, le Christ, reviendra comme imâm, le guide que nous tous, juifs, chrétiens et musulmans, attendons » (1995 : 145). Ainsi, il réaffirme le lien inextinguible qui relie les trois monothéismes tout en le dépassant, le surplombant grâce à la notion de Tradition primordiale. Dans ce contexte, le catholicisme apparaît comme incomplet mais non incompatible ; il reste, au niveau exotérique, une voie de salut qui permet aux chrétiens de vivre dans un cadre relativement traditionnel. La référence appuyée aux traditions qui précèdent l’islam constitue d’ailleurs un autre sujet de discorde vis-à-vis des organisations musulmanes en Italie. Le cheikh Pallavicini s’appuie sur ces tensions pour se démarquer du fondamentalisme et pour promouvoir un islam italien autochtone respectant « le contexte social et culturel du pays » et réaffirmant « l’esprit œcuménique universel de l’islam » 33. Cela ouvre, dans tous les cas, l’espace pour un islam à dimension européenne, chrétien dans son univers culturel et guénonien dans ses projections.
 
Un soufisme à consonances politiques

Le soufisme de Pallavicini, en s’inscrivant dans la perspective traditionnelle, recèle une indéniable dimension politique. L’angle d’approche reste, en effet, celui d’une critique du monde moderne et induit, en conséquence, un positionnement que l’on peut qualifier de « métapolitique ». Ce concept, resté flou en histoire des idées, renvoie à l’imbrication de la sphère spirituelle et de la sphère temporelle jusqu’à fonder une vision du monde de type métaphysico-politique 34. Ainsi, le passage à l’islam à travers la matrice guénonienne constitue, en règle générale, un acte de contestation de l’ordre ambiant qui débouche bien sur une vision métapolitique du monde. Les principaux thèmes de la pensée guénonienne tels que l’unité de la Tradition, le sort de l’Occident et la crise du monde moderne, s’en trouvent réactualisés à l’aune de l’engagement soufi européen.
 
En effet, l’imaginaire politique dans lequel se déploie la structure soufie italienne n’a pas évolué depuis le diagnostic établi par Guénon. Pallavicini reprend ainsi à son compte la critique du monde moderne en insistant sur son inéluctable processus : « Ces forces, que R. Guénon appelait la contre tradition, sont d’autant plus actives maintenant que presque plus personne ne croit en Dieu, et encore moins au diable » (1995 : 101). Autrement dit, la vague matérialiste n’a cessé de se déployer sur l’ensemble des continents. Dès lors, le remède guénonien d’un appui intellectuel de l’Orient pour régénérer l’Occident n’est plus d’actualité 35. Même l’islam, pont éventuel entre les deux civilisations, semble empêtré dans une crise de nature politique dont l’élément déterminant reste le rapport à la modernité. Pour Pallavicini, ce nouveau contexte favorise l’émergence d’un islam européen. Ce dernier, fondé sur les valeurs universelles de la Tradition primordiale, se situerait à égale distance de la religiosité mondaine et du fanatisme religieux. Mieux, l’héritage spirituel de Guénon se concrétiserait, en Europe, par la manifestation d’un « Centre spirituel authentique et complet [...] qui enseigne comment, dans les derniers temps, le Soleil se lèvera vers l’Ouest, et les Occidentaux seront les derniers à conserver la conformité à la Vérité » (‘Isa, 2001 : 258). Ainsi, l’islam, élevé aux sources de la spiritualité soufie et de la doctrine guénonienne, pourrait même, à terme et dans un contexte de confusion générale, constituer un modèle pour l’islam originel : « je crois fermement que Guénon est le guide intellectuel dont les musulmans ont spécialement besoin aujourd’hui pour faire face aux tentations et aux provocations de la civilisation moderne » (Boubakeur, 2001 : 93). La dimension politique, si elle n’est pas flagrante, apparaît bien dans les contreforts de la vision traditionnelle du monde : seul l’engagement religieux et, plus précisément, initiatique peut impulser un mouvement contraire à la modernité.
 
L’objectif poursuivi est tout entier contenu dans la question suivante : comment sortir de cette « nouvelle barbarie » et incarner, en Europe, une troisième voie se frayant un chemin entre le « puritanisme européocentrique et islamophobe et le multiculturalisme uniformisant et globalisant ? » (Pallavicini, 2001 : 57). L’école soufie de Milan souhaite répondre à la déréliction du monde moderne par la constitution d’une élite intellectuelle, seule capable d’influer sur la mentalité générale. Le principe hiérarchique, inhérent à toute conception de l’élite, est ici réaffirmé à travers la césure ésotérisme/exotérisme et renvoie directement à l’idée d’une autorité spirituelle : « Pour l’islam, le concept d’élite n’a de sens que dans la dimension strictement initiatique du taçawwuf ; il indique un degré de connaissance acquise et une fonction précise [...] de conservation de l’aspect essentiel de la religion sans lequel celle-ci ne devient plus qu’une forme vide sujette aux pires infiltrations de l’adversaire » (Conti, 2001 : 96). Les revues, les conférences, les rencontres et autres colloques organisés renvoient à ce souci d’intellectualité puisque seule la Connaissance – entendue comme un cheminement vers la sainteté – discerne les élus de la masse. Dans cette optique, la conversion à l’islam, par l’intermédiaire du soufisme, constituerait « l’unique forme de “politique” encore possible » (Pallavicini, 2002 : 120), à savoir l’immersion dans une communauté spirituelle par opposition à l’engagement politique. Il ne s’agit plus de se perdre dans une « révolte contre le monde moderne » 36 mais de recréer, en soi (individu et communauté), les conditions d’une vie traditionnelle. Le dilemme de la participation au politique, et plus largement celui de la dimension politique de la Tradition primordiale, se résume ici à l’engagement spirituel dans une confrérie soufie.
 
« Nous ne refusons ni la vie ni le monde en soi, mais seulement le monde moderne et la vie anti-traditionnelle » (Pallavicini, 1992 : 22), tel est le credo répété à l’envi par les tenants d’un islam européen. Cette formule révèle l’ambivalence, sinon le paradoxe, d’un être au monde en butte à la réalité sociétale. En pratique, elle prend tout son sens dans la volonté de recréer des îlots traditionnels dans le contexte d’une société sécularisée. Aidée en cela par l’immigration récente de plusieurs milliers de musulmans, la possibilité de former une communauté islamique italienne, avec en son cœur une élite soufie, permet de concilier la quête personnelle et l’engagement collectif. La construction de la mosquée al-Wâhid, gérée par des citoyens italiens musulmans, répond à ce besoin de créer des espaces adjacents à la mondanité environnante. L’autre grief fondamental adressé au monde occidental réside bien dans la séparation du sacré et du profane. Dans une civilisation traditionnelle idéalisée par Guénon, toutes les actions dépendent, en dernier ressort, d’une impulsion spirituelle, elle-même encadrée par une caste sacerdotale. Cette remise en cause latente du principe de laïcité – passé sous silence dans le discours public de la confrérie – se comprend mieux dans la perspective historique définie, c’est-à-dire celle d’un épuisement du monde moderne. Ce processus, décrit comme inéluctable, relativise autant qu’il maximalise la position des soufis guénoniens. L’espoir d’un retour à une civilisation traditionnelle ou d’un réveil spirituel de l’Occident tend effectivement à s’effacer derrière l’attente de « nouveaux cieux et d’une nouvelle terre » : « Bien des choses ont changé et, au point où est arrivé le processus de dégénérescence non seulement en Occident, mais dans le monde entier, nous sommes peut-être loin de l’idée de rétablir une civilisation traditionnelle qui puisse toucher de façon plus ou moins directe la multitude des hommes, et permettre de produire ce changement de perspective sans aucune catastrophe » (Ibid. : 102). Mieux vaut alors se replier au sein d’une communauté spirituelle, dans le cadre traditionnel islamique, afin de préparer les germes du nouvel âge d’or.
 
Conclusion

Si Guénon et ses principaux héritiers ont contribué à la présentation et à la diffusion du soufisme en Occident, ils se sont progressivement éloignés des groupes soufis et des communautés musulmanes implantés en Europe en raison de leur référence systématique à l’idée d’une Tradition primordiale. Le soufisme guénonien se structure en effet autour de deux idées directrices étrangères à l’orthodoxie et à l’orthopraxie islamiques : l’adhésion à une voie soufie entendue comme le véhicule privilégié de la Tradition – au-delà même de son rapport à l’islam –, et la légitimation de ce choix par les conditions historiques propres au monde occidental moderne. Cette lecture ésotérique favorise naturellement la conversion des Européens à une voie initiatique soufie, mais elle inscrit également le parcours de l’impétrant dans le cadre prédéfini de la pensée traditionnelle. D’une manière plus générale, on peut s’interroger sur la part prépondérante que la doctrine guénonienne occupe dans ces cheminements de type spirituel. Ne peut-on pas y trouver un arrière-plan, voire un soubassement idéologique, qui se perpétuerait et se renforcerait par la transmission initiatique et la mutation personnelle qui en résulte ?

Notes
27 S’il n’a pas connu Guénon personnellement, il situe sa conversion dans la lignée de ce dernier et fait donc siens les présupposés de la pensée traditionnelle. Un temps proche de Schuon, il quitte rapidement celui-ci pour suivre sa propre voie, puis fonder sa propre école.
28 Cheikh de l’ordre soufi Ahmadiyya, il semble avoir investi régulièrement Pallavicini. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ce dernier peut se prévaloir de cette filiation réelle, « rare dans la galaxie des “Maîtres” guénoniens » (Sedgwick, 1999 : 15).
29 Naissance à Maysur, au Maroc, en 1850 et décès au Yémen en 1937. Issu d’une famille noble descendante du Prophète, Ibn Idrîs est initié au soufisme par plusieurs maîtres avant de se rattacher à la chaîne châdhilite. Il acquiert une grande renommée au sein du monde musulman où il prône l’affiliation directe à la tradition du Prophète, le panislamisme et la spiritualisation de l’islam.
30 La CoReIs fait partie de la Commission Nationale pour l’Éducation Interculturelle auprès du Ministère de l’Instruction Publique (1998), du Comité Patrimoine et Mémoire dans la culture de la Méditerranée auprès du Ministère de la Culture et de l’Environnement (1999). Elle est à l’origine de l’ouverture de la mosquée Al-Wâhid gérée par des imams d’origine italienne (2001).
31 À propos des rapports du groupe de Pallavicini avec le monde musulman, Alexandre Del Valle note que « la Coreis est en partie financée par les Saoudiens en dépit de son “hérésie” soufie » (2002 : 424).
32 Présentation des origines, des objectifs et des moyens de l’IHEI sur www.ihei-asso.org.
33 Agence Fides, 16 juin 2003, sur www.infocatho.cef.fr.
34 Joseph de Maistre a été l’un des premiers penseurs à investir ce concept. Préface de l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (1814).
35 Guénon, dans la réédition de son ouvrage Orient et Occident (1948), continue à insister sur cet appui oriental tout en constatant les « avancées et les ravages de la mentalité moderne ».
36 Titre d’un ouvrage de Julius Evola qui fut, par ailleurs, l’ami personnel de Pallavicini. C’est Evola qui orienta le futur cheikh vers la tradition musulmane tandis que lui-même restait plus tourné vers l’action politique. Evola est effectivement considéré comme celui qui a développé le versant politique de la métaphysique de René Guénon, à l’origine de ce que Umberto Eco nomme « l’ur-fascisme », c’est-à-dire un fascisme d’ordre spirituel.
 
David Bisson, « Soufisme et Tradition », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 140 | octobre - décembre 2007, mis en ligne le 02 juillet 2011, consulté le 10 août 2016. URL : http://assr.revues.org/11343 ; DOI : 10.4000/assr.11343
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