David Bisson : L’influence de René Guénon sur l’islam soufi européen (Partie 1)

Mercredi 10 Août 2016

David Bisson : L’influence de René Guénon sur l’islam soufi européen (Partie 1)
Partie 1 : Vâlsan, un soufisme guénonien

Ce n’est qu’en 1931, avec la parution de son ouvrage Le Symbolisme de la Croix, que René Guénon dévoile sa filiation à l’ésotérisme soufi. Il dédicace son livre « à la mémoire vénérée de " Esh-Sheikh Abder-Rahman Elish El-Kebir " et rappelle que « si les Chrétiens ont le signe de la croix, les Musulmans en ont la doctrine » (Guénon, 1996 : 32). Ces quelques mots, opportunément rappelés en préface d’un livre majeur, signent plus une évolution stratégique qu’une orientation doctrinale. L’auteur reconnaît au soufisme – défini comme le cœur de l’islam – une place privilégiée dans l’économie spirituelle du monde et un rôle capital pour le ressourcement intellectuel de l’Occident. En d’autres termes, il intègre la voix de l’islam à son concert de la Tradition 1 pour en faire sa meilleure, sinon sa dernière incarnation. Est-ce à dire qu’il ne pense l’islam qu’à travers le prisme de la Tradition primordiale ? Fidèle à sa perspective universelle selon laquelle « quiconque a conscience de l’unité des traditions [...] est nécessairement, par là même, “inconvertissable” » (Guénon, 1998 : 106), il ne se rallie pas exclusivement à l’islam, mais fait de cette révélation le complément possible, et peut-être nécessaire, de sa doctrine intellectuelle.
 
Avant d’étudier les croisements et les influences réciproques de ces deux termes, Tradition et Soufisme, il convient de revenir sur la trajectoire intellectuelle de Guénon. Comment un Français, plongé dans l’ambiance occultiste de la fin du xixe siècle, a-t-il pu être initié à l’une des branches de l’arbre soufi ? C’est par l’intermédiaire du peintre et occultiste Ivan Aguéli (1869-1917) 2 que le penseur se rattache, sous le nom d’Abdel Wahid Yahyâ, à la descendance spirituelle du cheikh Elish. Il reçoit la baraka (influence spirituelle) en 1911, mais semble avoir eu connaissance, dès 1909, de l’ésotérisme islamique par l’entremise de Léon Champrenaud 3. Les sources auxquelles se rattache le jeune Guénon en matière de soufisme apparaissent difficilement vérifiables en raison du caractère d’oralité et de confidentialité propre au milieu occultiste dans lequel il évolue. On peut d’autant plus relativiser cette influence qu’il noue, également à cette époque, des liens avec l’hindouisme, le taoïsme, la franc-maçonnerie et le gnosticisme. Il se référera d’ailleurs surtout aux textes de la doctrine hindoue pour asseoir théoriquement son intuition fondamentale, celle d’une Tradition primordiale, comprise comme l’archétype de toutes les traditions religieuses de l’humanité. Et, dans l’éventualité même d’un ressourcement de la tradition occidentale, ébauchée dans son ouvrage Orient et Occident, il préconisera également un rapprochement avec la métaphysique hindoue. En 1924, son opinion sur l’islam se résume de la façon suivante : « il ne nous paraît pas opportun de s’appuyer principalement sur l’ésotérisme islamique ; mais, naturellement, cela n’empêche pas que cet ésotérisme, étant d’essence proprement métaphysique, offre l’équivalent de ce qui se trouve dans les autres doctrines » (Guénon, 1987 : 205).
 
Avec son installation au Caire, à partir de 1930, il se retrouve pourtant au cœur de cet islam qu’il considérait à mi-chemin de l’Occident et de l’Orient. Ce départ, qui ne correspond ni à une volonté précise ni à un choix rationnel, oriente progressivement sa pensée vers de nouveaux territoires. On note qu’il se conforme, à partir de ce moment, aux us et coutumes de la tradition musulmane et qu’il pratique régulièrement la cérémonie soufie du dhikr (invocation des noms de Dieu). En revanche, ses contacts avec les milieux soufis semblent se limiter à quelques réunions organisées par le cheikh Salama Hasan al-Radi (1866-1939), fondateur de la confrérie Châdhiliyya-hamadiyya 4, et à la rencontre en 1940 du futur cheikh de l’université d’al-Azhar, Abd al-Halim Mahmud (1910-1978) (Zarcone, 2001 : 274-275). À côté de cette « vie simple », il conserve le rythme d’un intellectuel occidental avec la rédaction de nombreux articles et une correspondance très fournie 5. Ce va-et-vient incessant entre deux mondes contribue d’ailleurs à inscrire durablement l’empreinte soufie dans la pensée traditionnelle comme le prouve la parution de deux numéros spéciaux du Voile d’Isis 6 consacrés, pour l’un, à la tradition islamique (1934) et, pour l’autre, au soufisme (1936). Cependant, ses écrits sur le sujet, regroupés pour l’essentiel dans un ouvrage posthume intitulé Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme (1973), restent étonnamment peu nombreux. Ils tournent autour de deux axes qui constitueront l’armature de ce que l’on a appelé le «soufisme guénonien» : l’approfondissement de l’ésotérisme islamique et la nécessité d’une pratique initiatique, en l’occurrence soufie.
 
La singularité de Guénon consiste, dès le départ, à intégrer l’étude de l’ésotérisme islamique dans le cadre conceptuel de la Tradition primordiale. En effet, sa lecture insiste sur les concordances gnostiques 7 entre les deux visions et dessine les contours d’un islam spécifique, fondé sur trois idées directrices. Il met, tout d’abord, l’accent sur les principes métaphysiques qui irriguent l’islam dont le premier d’entre eux réside en l’unité de la doctrine : « cette affirmation de l’Unité n’est exprimée nulle part aussi explicitement et avec autant d’insistance que dans l’Islamisme où elle semble même [...] absorber en elle toute autre affirmation » (1973 : 39). Ensuite, il présente l’islam comme la tradition par excellence qui concilie l’organisation religieuse (exotérisme) et la connaissance intérieure (ésotérisme). Cela le conduit à rappeler l’importance et surtout l’orthodoxie du soufisme au regard des préceptes religieux : « le “çufisme” est arabe comme le Coran lui-même, dans lequel il a ses principes directs » (1973 : 20). À ce titre, il préfère employer le terme tasawwuf, traduit par « ésotérisme islamique », plutôt que celui de soufisme, dont il se méfie des connotations mystiques. Enfin, il relie, dans sa philosophie ésotérique de l’histoire, l’islam à l’hindouisme, en considérant respectivement ces deux traditions comme les plus proches et les plus éloignées de la Tradition primordiale. Elles sont chacune le reflet, à deux époques différentes, de la même métaphysique exprimée, pour l’une, par la doctrine de la non-dualité et, pour l’autre, par la doctrine de l’unicité de Dieu. Cette exégèse renvoie incidemment à l’idée que l’islam constituerait, en réalité, l’ultime véhicule historique de la Tradition universelle.
 
Sur ce sujet, Guénon opère bien, à partir des années 1930, un infléchissement ou un approfondissement de sa doctrine. Il souligne effectivement la nécessité de corréler la connaissance intellectuelle à une discipline religieuse, c’est-à-dire l’obligation de revêtir une forme traditionnelle complète (ésotérisme et exotérisme). Cela constitue un tournant dans sa réflexion puisqu’il réhabilite, à côté de l’ésotérisme, la fonction du religieux tant dans la sphère privée que dans la sphère publique. La reconnaissance du cadre traditionnel (religion) et la réaffirmation du noyau spirituel (initiation) assurent la postérité du concept même de Tradition, toujours réinvesti et donc réactualisé à travers un engagement de type spirituel. Et l’islam, dans cette configuration, possède bien une loi extérieure, la charia (šarī‘a), qui s’impose à la masse, et une voie intérieure, la haqîqa, qui discerne l’élite. Dans une lettre du 27 juin 1936, il avoue ne plus croire à une restauration initiatique sous un mode occidental (franc-maçonnerie, compagnonnage et, dans une moindre mesure, catholicisme) et voit dans la forme islamique « la seule qui se prête à faire quelque chose en Europe » (2001 : 37). Joignant le geste à la parole, il oriente d’ailleurs une partie de ses proches, pour ne pas dire disciples 8, vers les écoles soufies. Frithjof Schuon rejoint par exemple, en 1932, le cheikh al-Alawî 9 en Algérie. En 1935, il reçoit le « diplôme » (ijâza ’ižāza) d’« instructeur » (muqaddem) des mains d’Ibn Tunis, représentant du cheikh, et se voit consacré maître spirituel habilité à transmettre l’« influence spirituelle » (baraka) attachée à la confrérie 10. Cette filiation est importante, dans le contexte guénonien, puisque Schuon fonde successivement trois branches de tarīqa en Europe (à Bâle, Lausanne et Amiens) qui seront autant de possibilités initiatiques offertes aux Occidentaux.
 
L’interprétation que Guénon fait de la tradition islamique lui permet, en définitive, d’envisager cette dernière comme une solution de rechange pour l’Occident. Il ne lui décerne pas expressément un certificat d’exclusivité, mais envisage, plus sûrement, le soufisme comme l’un des derniers lieux d’initiation possibles. Son œuvre et surtout sa correspondance traduisent bel et bien, en filigrane, cette volonté qu’une partie de ses héritiers va affermir. On assiste, ainsi, à l’étaiement d’un soufisme d’ordre intellectuel dans la sphère guénonienne, de même qu’au déploiement d’un soufisme plus cultuel sur la scène européenne. Avec deux préoccupations majeures : l’étude de la doctrine et sa mise en équation personnelle, à travers l’initiation au soufisme.
 
Après le décès de Guénon en 1951, ses principaux héritiers vont fortement contribuer à faire connaître le soufisme en Occident, que ce soit par la divulgation de la doctrine ésotérique ou par la formation discrète de groupes soufis (tarīqa-s). Des auteurs tels que Martin Lings, Titus Burckhardt ou Frithjof Schuon témoignent de leur attachement initiatique au soufisme et s’évertuent à en exposer les principes fondamentaux. Ces études restent, pour la plupart d’entre elles, des présentations savantes du soufisme à l’image de ce que le maître a pu écrire sur les doctrines hindoues. Seyyed Hossein Nasr 11 parle, à propos de ces ouvrages, d’exposés authentiques qui « ne s’adressent qu’au petit nombre et ne peuvent être pleinement compris que par l’élite intellectuelle » (1980 : 21). Ils sont en quelque sorte une préparation théorique, dans la droite ligne guénonienne, à un engagement plus profond, de nature initiatique. En parallèle, de « nouveaux initiés » fondent, après être passés par les groupes soufis de Schuon, leurs propres structures à l’exemple des tarīqa-s Darqawiyya de Roger Maridort 12 et Alawiyya de Michel Vâlsan. Le soufisme ne se limite plus seulement à une démarche culturelle, voire exotique, mais revêt les dimensions d’une réalité vécue. Cette double impulsion, intellectuelle et initiatique, contribue à faire des années 1960 « l’époque la plus importante pour l’influence des guénoniens ; ils dominaient alors le champ du soufisme en Occident et représentaient une des rares sérieuses solutions religieuses de substitution » (Sedgwick, 2000-2001 : 298).
 
Parmi tous les auteurs qui s’inscrivent dans la lignée de la pensée guénonienne, deux d’entre eux peuvent être considérés comme ses principaux successeurs : Schuon (1907-1998) et Vâlsan (1907-1974). Le premier se détachera progressivement de l’islam et de la Tradition pour faire de sa confrérie un « mouvement religieux universaliste » tandis que le second développera, à partir de son exégèse d’Ibn Arabî 13, les idées défendues par le maître 14. Il n’est pas inutile de revenir sur le parcours de Vâlsan pour comprendre comment ce soufisme naît dans un contexte spécifiquement guénonien. L’ancien diplomate roumain noue des contacts prolongés et amicaux avec Guénon qu’il qualifie de « Très cher et très vénéré Maître » dans ses lettres. En 1960, il prend la direction de la revue Études Traditionnelles et écrit, jusqu’à son décès en 1974, plus de cinquante textes que l’on peut diviser en trois catégories : articles sur l’œuvre et la fonction de Guénon, traductions annotées d’écrits d’Ibn Arabî et sujets divers d’ésotérisme. À propos de sa filiation soufie, il rejoint l’ordre alawî constitué à Bâle autour de Schuon et se fait initier à Amiens, en 1937, sous le nom d’Abd el-Azîz Mustafâ. Il fonde, à la fin de la guerre, une branche indépendante de la confrérie et se détache progressivement de Schuon à qui il reproche, avec l’appui de Guénon, l’«universalisme intellectualiste d’un caractère général et approximatif» 15. Sa tarīqa se distingue, au contraire, par une grande rigueur intellectuelle et religieuse ; elle peut être considérée, à ce titre, comme la « première tarîqa islamiquement orthodoxe d’orientation “guénonienne” » (Mutti, 2002 : 67). Vâlsan réalise par ailleurs un travail conséquent de traduction et d’interprétation des textes d’Ibn Arabî qui en fait l’un des fondateurs des études akbariennes en France.
 
À partir des années 1950, on voit donc émerger un soufisme guénonien qui doit autant à l’influence doctrinale du fondateur qu’au rattachement spirituel à l’islam. Ce courant de pensée s’articule autour de deux idées directrices : l’inscription de l’islam dans le cadre conceptuel et historique de la Tradition et la position providentielle de Guénon à cet égard.
 
L’islam et le soufisme au regard de la Tradition primordiale
Le concept d’une Tradition primordiale à l’origine de toutes les traditions religieuses de l’humanité constitue la clé de la métaphysique et de la métahistoire guénoniennes. Cette Tradition permet, d’une part, la récapitulation des principes inhérents à toute religion et retrace, d’autre part, la longue marche « décadente » du monde moderne. Vâlsan s’appuie sur ces deux niveaux de lecture, métaphysique et historique, pour rappeler que l’islam s’intègre bien au corpus doctrinal de la Tradition de la même manière que sa dimension eschatologique s’inscrit bien dans la conception cyclique de la fin des temps.
 
À l’inverse de Guénon, Vâlsan part de l’ésotérisme islamique pour prouver la validité de la doctrine traditionnelle. Il s’appuie sur deux arguments complémentaires : la survivance, au travers de l’histoire, d’une connaissance initiatique et le rappel des principes de l’unité métaphysique. Dès lors, la doctrine guénonienne appartiendrait à la lignée spirituelle du Cheikh al-Akbâr 16. Au niveau théorique, cela se traduit par le rappel de la doctrine de l’unicité de l’être, reflet de la doctrine hindoue de l’identité suprême, et par l’approfondissement du lien entre les deux traditions : « l’Hindouisme est la continuation extérieure ininterrompue de la Tradition primordiale [...] ; l’Islam est la dernière révélation après une époque de “cessation des envoyés” (Cor. 5,19) » (1984 : 156). Au niveau pratique, Vâlsan souligne que la Tradition ne vaut que si elle est vécue, c’est-à-dire incarnée et mise en mouvement dans une forme religieuse donnée. Guénon n’est-il pas l’exemple parfait de ce rattachement à la forme islamique tout en continuant à affirmer le fond universel de toute tradition ? De plus, le développement des études autour de l’œuvre d’Ibn Arabî en Occident pourrait constituer un point d’appui idéal pour la formation d’une future élite intellectuelle. Guénon trouvait lui-même dommageable « qu’il n’existât pas d’exposé d’ensemble de l’ésotérisme islamique » 17 ; il semble que Vâlsan ait essayé de combler cette lacune en développant les premières études akbariennes en France auxquelles se rattacheront quelques grands noms de l’islamologie 18.
 
Ce rapprochement de l’islam et de la Tradition s’accompagne d’une mise en perspective historique dans le cadre de la modernité. L’histoire est, selon Guénon, une longue chute qui éloigne progressivement l’homme du principe premier et de l’unité primordiale. Cette descente – dégénérescence spirituelle – s’inscrit dans un grand cycle de vie, le Manvantara (doctrine hindoue), qui épuisera toutes les possibilités de la manifestation jusqu’à l’extinction finale. Cette philosophie pessimiste de l’histoire s’équilibre par l’attente, quasi messianique, d’un nouvel âge d’or. Quel rôle doit tenir la dernière révélation monothéiste dans cette configuration historique ?
Vâlsan insiste sur la portée universelle du message de l’islam en le dégageant de son contexte culturel et en le réinsérant dans la perspective traditionnelle. L’islam, également évoqué sous le nom de « Religion immuable » (al-dîn al-qayyim) dans le Coran, serait non seulement « la récapitulation de tous les précédents messages adressés à l’humanité de la part du Ciel » 19, mais aussi « le Sceau de la Prophétie et [...] par conséquent la forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle actuel » (Bammate, 1980 : 89). En d’autres termes, l’islam prendrait toute sa dimension dans le contexte de la modernité et apparaîtrait comme la religion de la fin d’un cycle, autrement dit celle de « la fin d’un monde » 20. Charles-André Gilis, disciple de Vâlsan et spécialiste d’Ibn Arabî, ajoute : « la forme muhammadienne jouit, de Droit divin, d’un statut privilégié qui la distingue de toute autre en vue de l’accomplissement d’une fonction eschatologique universellement attestée » (1991 : 17). Vâlsan et Gilis combinent en quelque sorte les données de l’eschatologie musulmane avec la perspective historique définie par la pensée traditionnelle. Dans ce schéma, la tradition islamique constituerait l’ultime branche de la Tradition primordiale, d’où la nécessité de se rattacher à l’islam : « seule l’entrée dans l’Islam compris dans son sens absolu et ses vertus complètes peut faire recouvrer la condition primordiale perdue » (Vâlsan, 1984 : 150). À l’universalité du message répondrait donc l’inéluctabilité du passage à l’islam.
 
Cette polarisation autour de l’islam ne va pas forcément de soi au sein de la galaxie traditionnelle. La référence à la Tradition primordiale – entendue comme universelle – ne risque-t-elle pas de se diluer dans le message islamique ? Et la spécificité de l’initiation occidentale, également mise en avant par Guénon, ne correspond-elle pas mieux au contexte européen ? De son côté, Ibn Arabî, s’il est reconnu comme « le plus grand des Maîtres », ne fait l’unanimité ni dans le monde musulman, ni dans les cercles soufis. La notion même d’un sens caché du Coran est loin d’être reconnue et acceptée par tous ; les groupes fondamentalistes se fondent, par exemple, sur une lecture littérale du texte sacré qui exclut, par définition, tout ésotérisme. Chez les soufis, seule une minorité, perçue d’ailleurs comme marginale, se revendique expressément d’Ibn Arabî et de la doctrine de l’unicité de l’être (Geoffroy, 2003 : 285). Les rapprochements opérés par Vâlsan entre le soufisme d’Ibn Arabî et la Tradition selon Guénon apparaissent, en définitive, comme une spécificité du soufisme guénonien. Ils laissent apparaître « un métissage entre les traditions orales de l’islam et celles de l’ésotérisme occidental » (Zarcone, 1999 : 158) que seule une approche intellectuelle, sinon gnostique, peut percer à jour.
 
La vie et l’œuvre de Guénon au regard de l’islam
En parallèle des études menées sur l’œuvre d’Ibn Arabî, Vâlsan cherche à dévoiler le sens profond, sinon le « mystère R. Guénon » : « la disparition de l’homme permet de considérer l’ensemble de l’œuvre dans des perspectives différentes de celles que l’on pouvait avoir de son vivant » (Vâlsan, 1951 : 213). Il ne s’agit plus de relier les doctrines du soufisme et de la Tradition mais de révéler la fonction prophétique de l’initiateur de leur liaison. Cette relecture, à la fois ésotérique et maximaliste de sa mission, constitue l’autre pierre d’achoppement du soufisme guénonien.
 
Deux articles, publiés respectivement en 1951 et en 1953 dans les Études Traditionnelles, posent les jalons d’une lecture islamique du rôle de Guénon : « cet enseignement fut formulé en notre temps à l’intention de la conscience occidentale par l’œuvre providentielle de René Guénon qui fut l’instrument choisi d’un rappel suprême et d’un appui extrême de la spiritualité orientale » (Vâlsan, 1951 : 217). Vâlsan reprend à son compte le diagnostic établi dans La crise du monde moderne pour mettre en lumière la fonction médiatrice de Guénon, à la fois restaurateur des sciences traditionnelles en Occident et initiateur d’un rattachement à l’islam en Orient. Ce pont, symbolisé par la vie même du penseur, amène à redéfinir la stratégie traditionnelle. Celle-ci ne nécessite-t-elle pas une conversion à l’islam ? Le rattachement au cheikh Elish, les références à Ibn Arabî et l’installation au Caire de Guénon ne prouveraient-ils pas a posteriori cette mission ? De plus, la réalisation spirituelle que préconise le Traditionalisme passe par l’immersion, ésotérique et exotérique, en une religion déterminée. Or, l’islam est la seule tradition à proposer un cheminement initiatique et une discipline religieuse. Si Guénon s’appuya, un temps, sur l’hindouisme et chercha, ensuite, dans les traditions occidentales le moyen de sauver l’Occident, il est temps pour Vâlsan de reconnaître en l’islam la dernière possibilité de restauration traditionnelle. Son maître avouait lui-même dans une lettre de 1936 : « la restauration initiatique en mode occidental me paraît bien improbable [...] au fond, du reste, je n’y ai jamais beaucoup compté, mais naturellement je ne pouvais pas trop le montrer dans mes livres, ne serait-ce que pour ne pas sembler écarter a priori la possibilité la plus favorable » (Guénon, 2001 : 37). L’islam constituerait en quelque sorte la dernière chance de l’Occident.
 
Gilis, « disciple tardif » de Vâlsan 21, amplifie l’œuvre de ce dernier pour faire de Guénon et d’Ibn Arabî « des prophètes ou des fondateurs de religion » 22. Il étudie leurs fonctions respectives afin de montrer la complémentarité des deux œuvres : « chacune est souveraine dans la sphère d’influence traditionnelle à laquelle elle est plus spécialement destinée du fait qu’elle détient, sur le plan doctrinal, l’autorité initiatique suprême » (1991 : 45). À l’instar d’Ibn Arabî, Guénon, serait l’égal d’un « Envoyé » venu rappeler la « Vérité immuable » de la Tradition afin de favoriser « la constitution d’une élite disposant [...] des moyens opératifs indispensables pour ramener l’ensemble de l’humanité occidentale à un principe d’unité » (2001 : 51). Pour étayer son argumentation, Gilis relie la doctrine du Roi du Monde 23 à la métaphysique du Califat (Ibn Arabî), autrement nommée « doctrine de l’élite et de la gouvernance » (1993 : 15). Il existerait, à côté des luttes inhérentes à la sphère du politique, une grande lutte des initiés dans la sphère du spirituel. Et cette lutte opposerait les forces de la Modernité, incarnées par le monde occidental, aux forces de la Tradition, dont l’islam serait aujourd’hui le meilleur représentant. Cette vision dualiste des rapports de force à l’œuvre dans le monde contemporain n’est pas sans évoquer le concept du « choc des civilisations » décrit par Samuel Huntington 24. Selon le vocabulaire guénonien, on parlerait plus volontiers de l’opposition irréductible entre deux principes, la Matière et l’Esprit, derrière lesquels se cachent la Modernité et la Tradition, et peut-être l’Occident et l’Islam.
 
À travers cette opposition, Guénon n’a pas seulement une fonction prophétique, mais également un rôle providentiel. Son message, au-delà du contexte géopolitique et spirituel, doit se lire dans la perspective cyclique de la fin des temps. Il ne s’agit plus de sauver l’Occident, mais de préparer le « gouvernement des saints », c’est-à-dire « “l’Arche du salut” qui rassemble et unit toutes les forces traditionnelles qui subsistent encore et d’où sortiront les germes du cycle futur » (Gilis, 1993 : 262). L’horizon d’espérance se manifeste notamment dans l’attente du « Christ de la Seconde venue », le Mahdî 25, qui devra rendre l’islam manifeste. Ibn Arabî comme Guénon appartiendraient bien, selon Gilis, à cette « Élite de l’Élite » qui regroupe les forces spirituelles encore valides en vue de « l’achèvement de l’état humain dans le double sens que ce terme comporte, celui de “perfection” et celui de “limite finale” de l’ordre temporel » (1993 : 259).
 
Cette lecture apocalyptique, pour singulière qu’elle soit, s’inscrit bien dans la lignée guénonienne dont le but était également de préparer « les éléments qui devront servir par la suite au futur “jugement”, à partir duquel s’ouvrira une nouvelle période de l’histoire de l’humanité terrestre » (Guénon, 1999 : 15). Cependant, elle se double d’un ésotérisme de type prophétique qui fait de son individualité le véhicule d’un message divin. Si la majorité des guénoniens partage le sentiment d’une fin imminente du monde, elle n’envisage pas forcément l’islam comme la voie appropriée. L’exégèse proposée par Gilis laisse également pantois certains soufis : « disons-le franchement : les prétentions de certains “akbariens” ou “guénoniens”, tantôt implicites, tantôt explicites, sont affligeantes » 26. Le soufisme guénonien se caractérise donc par un double mouvement : une lecture islamique de la Tradition et une interprétation traditionaliste – au sens de gnostique – du soufisme. L’originalité principale réside dans la définition du rôle de Guénon, à savoir celui d’un « prophète » qui ramènerait l’islam dans le giron de la Tradition, ou l’inverse.
 

Notes
1 Le terme « Tradition » est écrit avec un ‘t’ en capitale dans l’écriture guénonienne afin de marquer sa différence avec les traditions ; nous ré-utilisons cette typographie pour faciliter la compréhension du lecteur et isoler ce concept du champ plus large de la tradition.
2 Ivan Aguéli est initié en 1907 par le cheikh Elish de la tarīqa Châdhiliyya sous le nom d’Abdul Hâdi et devient, par la suite, muqaddem, c’est-à-dire représentant de cette branche habilitée à recevoir de nouveaux disciples. Le terme « châdhilite » renvoie à une branche de l’organisation initiatique fondée au VIIe siècle de l’hégire par le cheikh Abû-l-Hasan al-Châdhilî (1196-1258), une des grandes figures de l’islam soufi. Ivan Aguéli a par ailleurs développé des idées anarchisantes, écologiques et féministes qui semblent plus proches de l’occultisme de la « Belle Époque » que de l’« orthodoxie traditionnelle », redéfinie plus tard par Guénon.
3 Ce dernier, initié au soufisme sous le nom d’Abdul-Haqq, rencontre Guénon au cours du Congrès spiritualiste et maçonnique de Paris en 1908. Champrenaud est aussi le fondateur, aux côtés de Matgioi (Albert de Pouvourville), de la revue La Voie. Ces deux hommes, auteurs de l’ouvrage Les enseignements de la Gnose, exercent une influence majeure sur Guénon.
4 Cette confrérie devait devenir, par la suite, l’une des plus importantes d’Égypte : « En 1980, riche de 71 000 membres, la confrérie disposait d’un centre ultra-moderne qui abrite un institut islamique, une bibliothèque, une salle pour le dhikr, des salles de réunion, une crèche, des écoles, un dispensaire » (Zarcone, 2001 : 272).
5 Pierre Feydel précise à ce sujet : « les frais de correspondance de Guénon représentent plus du double de ce qu’il dépense pour sa nourriture » (2003 : 150).
6 Le Voile d’Isis, « journal hebdomadaire d’études ésotériques », initialement dirigé par Gérard Encausse (Papus), fait allégeance, à partir de 1929, à Guénon et devient, en 1936, Études Traditionnelles (disparue en 1992 après 518 numéros). Cette revue constituait le lieu de rencontre des idées traditionnelles.
7 Dans cette lecture, les termes « métaphysique », « intellectuel », « spirituel » ont sensiblement le même sens, c’est-à-dire celui d’une gnose – entendue comme connaissance – centrée sur l’identification de Soi à l’Esprit universel.
8 Guénon a toujours récusé la fonction de maître spirituel même si, à l’évidence, il ne rechignait pas à avoir des disciples intellectuels.
9 Maître soufi (1869-1934), originaire de Mostaganem, il est le fondateur de la confrérie Darqawiyya-alawiyya, branche de la Chadhiliyya, fondée par Abou Hassan al-Chadhili (1197-1258) (Lings, 1990).
10 Il s’agit en réalité d’un document non explicite qui permit à F. Schuon de se définir, a posteriori, comme l’un des représentants officiels de cette tarīqa (Sedgwick, 1999 : 9).
11 D’origine iranienne, Seyyed Hossein Nasr est considéré comme « un des premiers musulmans de naissance à s’être associé à la mouvance guénonienne » (Sedgwick, 2001 : 296). Il s’exile, après la révolution iranienne, aux États-Unis où il est actuellement directeur d’études à l’Université George Washington. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages sur l’islam et la Tradition.
12 Fidèle ami de Guénon, il participa à de nombreux projets traditionnels français. En 1961, il établit son ordre soufi à Turin et crée la Rivista di Studi Tradizionali et les Edizioni Studi Tradizionali. Il est considéré comme un défenseur acharné du « guénonisme » et, parfois, décrit comme un « guénolâtre » (Sedgwick, 2004 : 132).
13 Mystique andalou du xiiie siècle (1165-1240) considéré comme l’un des représentants les plus qualifiés du soufisme, d’où son titre de Cheikh al-akbâr (Šayh al-Akbār) (« le plus grand des maîtres »).
14 Thierry Zarcone a distingué les deux approches dans les termes suivants : « On note [...] de grandes différences entre les guénoniens fondateurs de tarīqa ; Fritjof Schuon, par exemple, suprême paradoxe, s’est quasiment séparé de l’islam tout en restant soufi ; au contraire, Michel Vâlsan a consolidé son lien à l’islam et cherché la plus parfaite orthodoxie tout en restant fidèle à la pensée de Guénon » (1999 : 152-153).
15 Lettre de Vâlsan à Schuon, novembre 1950 (Mutti, 2002 : 66).
16 Ce lien n’est pas anodin puisque Guénon lui-même se réfère à Ibn Arabî et plus précisément aux premières traductions françaises de ce dernier réalisées par I. Aguéli et publiée dans La Gnose (1911).
17 Lettre du 26 juin 1937 (Guénon, 2001 : 39).
18 Michel Chodkiewicz reconnaît sa dette à l’égard de Vâlsan : « C’est à Michel Vâlsan que je dois d’avoir découvert, il y a quarante ans, l’œuvre d’Ibn Arabî et c’est sous sa conduite que j’en ai entrepris l’étude » (1992 : 11). D’autres spécialistes, tels que Denis Gril ou Patrick Geay, citent assez régulièrement les études réalisées par Vâlsan sur l’œuvre d’Ibn Arabî.
19 Présentation de l’islam par un converti suisse guénonien (Pasquier, 1984 : 17).
20 Guénon précise : « on peut dire en toute rigueur que la “fin d’un monde” n’est jamais et ne peut jamais être autre chose que la fin d’une illusion » (1972 : 272).
21 Gilis succède à Vâlsan à la direction des Études Traditionnelles de 1974 à 1976. En cela, on peut le considérer comme légitimement investi par ce dernier. Il abandonnera son poste, à la suite de dissensions internes, au profit d’un disciple de Schuon, Léo Schaya.
22 Geoffroy : « Le Soufisme d’Occident dans le Miroir du Soufisme d’Orient », www. religioperennis.org (site américain animé par des universitaires spécialisés en sciences religieuses et proches de Schuon).
23 Doctrine selon laquelle il existerait un centre spirituel unique, aujourd’hui disparu, auxquels se rattacheraient toutes les traditions religieuses de l’humanité.
24 Samuel Hutington, 1993, « The Clash of Civilizations », Foreign Affairs, 72-3, pp. 22-28.
25 Cette référence au Mahdî est fréquente chez les soufis puisqu’ils reconnaissent à Jésus un statut particulier, celui du « sceau universel de la sainteté » (Geoffroy, 2003 : 280).
26 Geoffroy : op. cit.
 
David Bisson, « Soufisme et Tradition », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 140 | octobre - décembre 2007, mis en ligne le 02 juillet 2011, consulté le 10 août 2016.
URL : http://assr.revues.org/11343 ; DOI : 10.4000/assr.11343
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