BALLAST | Hannah Arendt — les joies de l'action, le trésor des révolutions

Mardi 3 Avril 2018


Texte inédit pour le site de Ballast

Le nom d’Hannah Arendt n’est pas de ceux qui font consensus. Son œuvre protéiforme déjoue toutes les tentatives d’assignation claire de sa pensée à l’une des grandes catégories traditionnelles de la théorie politique. À gauche, en particulier, une étiquette libérale, faisant office de repoussoir, lui colle souvent à la peau. C’est qu’en écrivant des lignes très critiques sur Marx et en qualifiant le stalinisme de « totalitaire » au même titre que le régime hitlérien, elle s’est très vite rendue peu fréquentable aux yeux de la gauche marxiste orthodoxe de son époque. De même, les polémiques suscitées par la publication de son Essai sur la banalité du mal, consacré au « cas » Eichmann, et la sévérité du jugement qu’elle porte publiquement sur le mouvement sioniste la déconsidèrent du point de vue de sa communauté juive d’origine. La méconnaissance de ses textes, dans leur multiplicité et leur complexité, dérive sans doute de ce désamour. Loin des vitrines déformantes qui la présentent le plus souvent, retour sur les engagements et les conceptions politiques de celle qui, pourtant, se revendiquait à la fois de la tradition juive et de la tradition révolutionnaire. ☰ Par Lora Mariat


« Je crains de devoir protester : je ne suis pas une philosophe », objectait Hannah Arendt aux quelques mots de présentation qu’avait innocemment proposés Günter Gaus au seuil de leur entretien télévisé, en 1964. L’étonnement de son interlocuteur, qui persiste et insiste, est légitime : Arendt a suivi une formation universitaire complète de philosophie et produit depuis lors des œuvres qui dialoguent avec les grands noms de la tradition philosophique, du passé comme du présent. Pourquoi alors une telle réticence ? C’est que « le cercle des philosophes », celui qui a été constitué en « tradition », justement, a engagé la philosophie dans la voie de la métaphysique : non pas dans la compréhension des choses, celles qui composent le monde concret, mais dans la connaissance abstraite de leurs essences, dans la recherche de la Vérité ultime de toute chose. Arendt, à l’inverse, a été formée, au contact de ceux qui furent ses premiers professeurs à l’université (Martin Heidegger et Karl Jaspers), à une critique radicale de la métaphysique. Si « être philosophe » revient à tendre vers l’universel, l’intemporel, l’inconditionnel, alors Arendt ne l’est assurément pas. Pour elle, la pensée ne peut ni ne doit se désolidariser de l’existence et de son rapport concret au monde, si elle veut faire sens : « Ma conviction est que la pensée elle-même naît d’événements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l’orienter ». Une parabole de Kafka, qui décrit la bataille permanente de l’Homme installé dans une « brèche » entre passé et futur, lui permet de disqualifier la quête d’absolu qui a animé la philosophie depuis Parménide et Platon jusqu’à Hegel, son espoir d’atteindre une posture de surplomb, hors de l’espace et du temps, de « s’évader des premières lignes pour se retrouver au-dessus de la mêlée » ; tout cela n’est pour Arendt qu’un rêve, une illusion toujours déçue. La pensée s’enracine dans un sol, duquel elle tire sa puissance de signification, et qui n’est autre que le présent, celui de la « ligne de combat » où nos existences se trouvent jetées.

Itinéraire d’une paria

« Ce qu’exige la lutte du Juif paria pour son émancipation, c’est la transformation complète de la société. »

Issue d’une famille juive dans l’Allemagne du début du XXe siècle, Arendt a été happée par son présent et comme poussée à ces conclusions par la force des choses. Le milieu universitaire qu’elle fréquente au moment où, au début des années 1930, les premières lois discriminatoires contre les Juifs sont adoptées dans l’Allemagne nazie, semble vouloir maintenir l’illusion d’une neutralité et d’une indépendance de la philosophie relativement au contexte politique. Or, comme l’écrira plus tard Arendt dans une lettre à son ami Jaspers, « La philosophie [n’est] pas tout à fait innocente ». Ne pas prendre position revient en fait toujours à accepter tacitement l’ordre des choses — à prendre position, donc, de facto. C’est l’hypocrisie de ce monde auquel elle appartenait alors qui la décida à rompre avec la philosophie académique : « Suivre le mouvement était pour ainsi dire la règle pour les intellectuels […]. Et cela, je n’ai jamais pu l’oublier. Je quittai l’Allemagne avec cette résolution, bien sûr un peu exagérée : plus jamais ! Jamais plus aucune histoire d’intellectuels ne me touchera. Je ne veux plus avoir affaire à cette société ». La situation historique à laquelle son existence s’est trouvée liée pousse finalement Arendt à se tourner vers la politique, vers ce qu’elle appelle la vita activa — par opposition à la vita contemplativa —, loin de l’idéal, forgé par la tradition philosophique, d’une vie de spéculation pure dans laquelle les intellectuels qu’elle côtoie trouvent confortable de s’abriter. Elle s’y tourne, néanmoins, non en tant que philosophe (la « philosophie politique » est désormais un oxymore irrecevable à ses yeux, d’où sa réaction face à Günter Gaus), mais en tant que simple « penseuse ».

Ayant grandi dans l’atmosphère culturelle d’une famille assimilée, Arendt s’était d’abord désintéressée de son appartenance au judaïsme ; elle admet même que, jeune femme, elle « trouvait la soi-disant question juive tout à fait assommante ». C’est encore une fois le contexte politique (et notamment l’arrivée d’Hitler au pouvoir) qui, en s’immisçant dans sa vie quotidienne, va l’obliger à « ouvri[r] les yeux sur ce problème » : « Lorsqu[e] […] le judaïsme allemand se vit obligé de réagir, dans son ensemble, contre l’isolement infligé par les lois d’exception, […] tous les Juifs, de gré ou de force, durent prendre conscience d’eux-mêmes en tant que Juifs ». Si la judéité est par la suite devenue un trait essentiel de son identité, en dépit de son indifférence initiale, si c’est comme « femme juive » qu’elle se présente, c’est parce qu’« On ne peut se défendre que dans les termes de l’attaque », parce que « Lorsqu’on est attaqué en tant que Juif, c’est en tant que Juif que l’on doit se défendre. Non en tant qu’Allemand, citoyen du monde ou même au nom des droits de l’homme ». Il ne s’agit pas, en d’autres termes, de contourner le problème spécifique qu’est l’antisémitisme en adoptant un discours universaliste surplombant ; il s’agit de se saisir du stigmate associé au nom de « Juif », et de le faire valoir contre la société dont les valeurs universalistes ont pourtant légitimé sa discrimination ; il s’agit de s’ériger en paria. Le paria, dont la figure fait irruption dans la littérature romantique à partir des années 1820, c’est alternativement la femme et l’ouvrier chez Flora Tristan, le Noir chez W. E. B. Du Bois, le Juif chez Bernard Lazare. Contrairement au « parvenu », qui a pleinement assimilé les valeurs de la société — celle-là même qui le rejette — et qui a su en tirer profit, le paria est « conscient » : il revendique son statut et s’en sert pour alimenter une critique radicale de la structure sociale qui produit son exclusion. La différence est de taille : le parvenu accepte de nier son identité pour accéder à la reconnaissance tandis que le paria refuse de payer ce prix. Bien plus, le parvenu, derrière la victoire apparente de sa promotion sociale individuelle, fait en réalité obstacle à l’émancipation collective : son exemple entérine la raison adverse, puisqu’il constitue la preuve vivante qu’il est possible de se libérer d’une oppression en s’assimilant, en se conformant aux valeurs environnantes, en épousant la logique de l’oppresseur. Ce qu’exige la lutte du Juif paria pour son émancipation, c’est au contraire la transformation complète de la société, et en l’occurrence l’« admission des Juifs en tant que Juifs dans les rangs de l’humanité ».

Hannah Arendt & Heinrich Blücher (DR)

Arendt renoue donc avec ses origines juives, non pas par la voie religieuse, ou même culturelle, mais bien par la voie politique : « Manifestement, l’appartenance au judaïsme était devenue mon problème, et mon problème était politique. Purement politique ! » Lorsqu’elle se rapproche, à la fin des années 1920, de la résistance sioniste, ce n’est pas motivée par des justifications théologiques ou idéologiques. La théologie, à ses yeux, est encore une de ces « histoire[s] d’intellectuels » avec lesquelles elle ne veut plus avoir affaire : ceux qui se satisfont d’un tel motif, exclusivement théorique, pour épouser la cause des Juifs, sont politiquement indéfendables, car « déconnect[és] des réalités de ce monde » — déconnectés de la réalité de la situation des Juifs d’Europe, mais aussi de la situation en Palestine, vers laquelle ils veulent émigrer « comme on pourrait avoir envie de fuir sur la lune », écrit Arendt. Si elle recourt bien plutôt à la figure du Juif paria pour rendre compte de son engagement, c’est parce que la conscience politique qu’il développe est le pur produit d’une expérience vécue — celle de l’oppression. Aux antipodes du sionisme d’un Theodor Herzl, nationaliste et révisionniste, qui s’imposera progressivement après la guerre, Arendt prend part à un sionisme « révolutionnaire » ou libertaire, héritier de Bernard Lazare, dont le fondement n’est pas la revendication d’un territoire extérieur pour la fondation d’un État hébreu (Arendt affirme d’ailleurs n’avoir jamais envisagé d’émigrer en Palestine), mais la lutte contre des conditions sociales concrètes, l’organisation, sur le sol européen, de la résistance à l’isolement, la « mobilisation du peuple contre ses ennemis ».

« [Le] problème des apatrides […], dans un monde de nations souveraines, est insoluble. »

Opposé à son homologue « parvenu », le Juif paria qui s’engage — pour des raisons plus pragmatiques qu’idéologiques — dans le mouvement sioniste est en ce sens plus proche des autres catégories qui, au sein de la société, subissent les « ignominies de l’exploitation capitaliste ». C’est leur position d’exclus qui fait d’eux de potentiels révolutionnaires, et il n’était pas rare alors d’hésiter entre ce sionisme révolutionnaire de tendance libertaire et le marxisme, tant les raisons qui poussaient à l’engagement en faveur de l’un ou de l’autre étaient proches. Les couples Arendt-Stern et Arendt-Blücher — Arendt connaîtra deux mariages — sont caractéristiques de cette proximité : alors que la rencontre d’Arendt avec Kurt Blumenfeld et Gershom Scholem la conduit à se rapprocher du sionisme, son premier mari Gunther Stern (qui se fera appeler plus tard Gunther Anders pour dissimuler la consonance juive de son patronyme), lui, fréquente les milieux communistes, tandis que son second mari Heinrich Blücher milite aux côtés de la Ligue spartakiste. Les lectures de Bernard Lazare et de Martin Buber côtoient bien volontiers celles de Marx, de Lénine, de Trotsky, puis de Rosa Luxemburg. Les actions militantes, au quotidien, se ressemblent également : il s’agit essentiellement, dans l’un et l’autre mouvement, de procurer de faux papiers et de constituer des réseaux de passeurs pour aider l’émigration de ceux qui sont menacés de déportation par le régime nazi (Juifs ou opposants politiques). Mais cet activisme, du côté d’Arendt, est vite interrompu : chargée au cours de l’année 1933 de rassembler des éléments de propagande antisémite en vue de l’organisation d’un congrès sioniste, elle est arrêtée par la Gestapo. Relâchée in extremis grâce à la sympathie que lui témoignera un agent peu zélé, elle décide de quitter l’Allemagne sur-le-champ et rejoint Paris, où elle reprend son activité militante. Quelques années plus tard, en mai 1940, c’est la France qui l’interne au titre d’« ennemi extérieur » dans le camp de Gurs dont elle réchappera, encore une fois de justesse, au bénéfice d’un flottement dans les relations diplomatiques entre la France et l’Allemagne. Plus chanceuse que son ami Walter Benjamin (qui se suicide à la frontière espagnole, pour ne pas subir le rapatriement en France qui lui a été annoncé), elle parvient à passer, avec son second mari, de Marseille à Lisbonne, puis à embarquer en mai 1941 pour les États-Unis, où la paria qu’elle était en Europe deviendra apatride.

« Heureux celui qui n’a pas de patrie »

À New York, Arendt se plonge dans la rédaction de l’ouvrage monumental qu’elle mettra dix ans à écrire et qui contribuera à la rendre célèbre : Les Origines du totalitarisme. Sa parution, en 1951, donne la mesure du parcours intellectuel de cette femme qui, vingt ans plus tôt, alors qu’elle soutenait sa thèse sur « Le concept d’amour chez saint Augustin », se destinait à une carrière universitaire de philosophe. Emportée par les vents de l’Histoire loin de la « vie de l’esprit », elle se consacre désormais à la compréhension de ces « sombres temps » dont elle a été témoin, à commencer par cet « événement inouï » qu’a été le système totalitaire. L’une des grandes thèses défendues dans cet ouvrage est que l’antisémitisme, l’impérialisme et le totalitarisme (sujets respectifs des trois tomes qui le composent) ont été les conséquences dramatiques de la crise du modèle qui a structuré toute la politique européenne moderne, à savoir l’État-nation. Ce modèle est également responsable du caractère « insoluble » du problème des apatrides, ces sans-droits vivant sur un sol national étranger, dont Arendt fait directement l’expérience à cette époque. C’est que, dans le cadre politique de l’État-nation, la reconnaissance d’un droit dérive nécessairement du principe de nationalité ; pas de droits de l’homme en général, en somme, antérieurs aux (et indépendants des) droits du citoyen, si ce n’est dans une déclaration abstraite, vouée à l’impuissance puisqu’à jamais séparée des États, qui sont les seuls garants du « droit d’avoir des droits ». L’expérience de l’exil est à cet égard, pour Arendt comme pour tant d’autres, une expérience paradoxale : avec sa citoyenneté, c’est de son statut de sujet de droit tout entier dont elle est dépouillée — alors même que c’est quand il n’est plus « citoyen » que l’homme devrait justement pouvoir faire valoir des « droits de l’homme ». « Si un être humain perd son statut politique [comme c’est le cas de l’apatride, ndla], il devrait, en fonction des conséquences inhérentes aux droits propres et inaliénables de l’homme, tomber dans la situation précise que les déclarations de ces droits généraux ont prévue. En réalité, c’est le contraire qui se produit. Il semble qu’un homme qui n’est rien d’autre qu’un homme a précisément perdu les qualités qui permettent aux autres de le traiter comme leur semblable », à savoir le statut de ressortissant national.

Walter Benjamin (DR)

Perçu par Arendt comme la cause de son exil et de sa situation irrégulière, l’État-nation fait l’objet de critiques profondes et récurrentes de sa part. Ce modèle, issu de la théorie politique moderne, repose sur un idéal d’unification du peuple en « nation », permise par la centralisation du pouvoir souverain dans un État. Il a été théorisé en réponse au problème fondamental qui a traversé toute la philosophie politique moderne, à savoir : « Comment constituer une singularité à partir d’une pluralité — c’est-à-dire, dans les termes de Rousseau : “réunir une multitude en un corps” ? ». Pour qu’une masse se constitue en peuple, pour que des éléments épars et amorphes se rassemblent en corps social organisé, pour que la multitude se mue en unité stable, en somme, il faut en passer par la fondation d’une entité politique transcendante : l’État. Mais Arendt n’a pas de mots assez durs pour qualifier cette idée d’État souverain, aux conséquences « fatales », « pernicieuse[s] », « dangereuse[s] » politiquement. La mention de Rousseau n’est pas innocente : il est celui qui, à ses yeux, en a proposé la formulation la plus achevée, la plus aboutie. Dans son traité Du contrat social, Rousseau soutient en effet qu’une multitude (à l’état « naturel ») se mue en peuple (dans l’état « social ») lorsqu’elle est capable de faire émerger, sur le modèle de la volonté individuelle, une « volonté générale », et de s’exprimer ainsi comme d’une seule voix au sujet de son devenir commun, de se mouvoir dans cette direction comme un seul corps. Pour Arendt, cet idéal de la nation « une et indivisible » est un fantasme, d’abord, puisqu’il suppose une homogénéité chez ce « peuple » qui lui est étrangère, niant ainsi la pluralité fondamentale de toute communauté politique. Mais l’idéal de la nation est aussi, et surtout, un fantasme dangereux, puisqu’il implique, pour être opératoire, de se constituer contre ce qui diffère, ce qui diverge, ce qui est susceptible de briser son unité intrinsèque. Ce n’est pas à autre chose qu’ont été confrontés les Juifs d’Europe, quand les États-nations qui les hébergeaient comme des « corps étrangers » leur ont proposé de choisir entre l’assimilation et l’expulsion — ou, pire, l’extermination. Ce n’est pas non plus pour d’autres raisons qu’Arendt s’est alarmée de la tournure nationaliste prise par le mouvement sioniste dans l’après-guerre : Israël ne pouvait, dans ces conditions, que reproduire, sur le territoire palestinien, les erreurs dramatiques des États-nations européens et endosser leur ferveur impérialiste.

« Arendt s’attaque au lieu commun […] que toute communauté politique est faite de ceux qui gouvernent et de ceux qui sont gouvernés. »

Réduite à la condition d’apatridie du fait des conséquences de ce modèle politique, Arendt fait le choix de demeurer indépendante de toute nation pendant près de quinze ans. En 1951, cependant, elle adopte la nationalité américaine. Après son exil forcé, la revendication d’appartenir désormais à un État fédéral fait sens pour elle, dans la mesure où le modèle théorique sur lequel il est fondé prend le contre-pied de son homologue national. La Révolution américaine dont il est issu, loin de viser l’unité transcendante de la nation comme l’a fait la Révolution française — héritière en cela de la pensée rousseauiste — a fait le choix d’inscrire le principe de pluralité au cœur de sa constitution. Pour autant, au-delà de la valeur symbolique de cette « fondation », les États-Unis dont Arendt est la contemporaine sont loin de constituer un modèle politique à ses yeux. Malgré leur organisation fédérale, les États-Unis se sont dotés du même régime de gouvernement que celui des États-nations européens, lequel passe par l’élection et la représentation, par la séparation hiérarchique, donc, entre des gouvernants et des gouvernés. La critique du caractère hiérarchique et dominateur du système électoral est intimement liée à celle de la théorie rousseauiste de la souveraineté. Synonyme de contrôle, de puissance, la notion même de souveraineté enveloppe le germe de la domination. Qu’est-ce, en effet, qu’un homme souverain, si ce n’est un homme qui commande, un homme qui impose sa volonté ? À partir de là, les efforts de Rousseau pour transférer cette souveraineté à la société civile tout entière, pour la répartir également entre tous les sujets, est vain : le vice est structurel, et le « gouvernement démocratique » recherché est une « évidente imposture », si ce n’est une contradiction dans les termes. Car la fondation de l’État-nation est indissociable de l’érection des individus en sujets, précisément, lesquels, s’ils acceptent de se soumettre à la puissance étatique parce qu’ils semblent, ce faisant, « n’obéi[r] pourtant qu’à [eux]-même[s] », acceptent néanmoins de le faire sur la base de la reconnaissance d’un pouvoir qui s’impose, quoiqu’il s’impose à tous. Il apparaît alors que, pour Rousseau — et pour détourner la formule d’Erich Mühsam —, « La liberté de chacun [s’acquiert] par la sujétion de tous ».

Pensées an-archiques

Arendt reprendrait bien plutôt à son compte la tournure libertaire de la formule originale de Mühsam, qui proclame « La liberté de chacun par la liberté de tous ». Dans l’essai « Qu’est-ce que la liberté ? » qui expose ses thèses et critiques à ce sujet, elle écrit que, alors qu’elles sont appariées dans la théorie politique moderne classique, « La liberté et la souveraineté sont si peu identiques qu’elles ne peuvent même pas exister simultanément » ; ainsi, « Si les hommes veulent être libres, c’est précisément à la souveraineté qu’ils doivent renoncer ». « An-archiste », Arendt l’est manifestement au sens littéral et étymologique du terme. De même que Proudhon luttait, en son temps, contre le préjugé selon lequel « le gouvernement est indispensable à la société », de même Arendt s’attaque-t-elle au « lieu commun […] que toute communauté politique est faite de ceux qui gouvernent et de ceux qui sont gouvernés ». L’un et l’autre refusent la réduction de la politique à sa dimension hiérarchique, à sa fonction de commandement, qui est contenue dans les termes grecs d’arkhê et de kratos — qui désignent le pouvoir et interviennent dans la construction de mots comme la monarchie, l’oligarchie, l’aristocratie ou la démocratie. Pour Arendt, la politique est même, au sens strict, fondamentalement an-archique ; elle affleure précisément lorsqu’une communauté choisit un mode d’organisation égalitaire rompant radicalement avec les logiques « -archiques » ou « -cratiques ». C’est ce que donne à voir l’expérience grecque de l’isonomie : « Depuis Hérodote, elle était conçue comme une forme d’organisation politique dans laquelle les citoyens vivaient ensemble dans un état de non-domination (no-rule), sans distinction entre gouvernants et gouvernés. Le terme d’isonomie exprimait cette notion de non-domination ; […] la notion d’autorité (l’“-archie” dans monarchie et oligarchie ou la “-cratie” dans démocratie) en était totalement absente. »

Rosa Luxemburg (DR)

L’expérience démocratique grecque, si éloquente soit-elle, n’est pas pour autant la seule digne d’être mobilisée pour illustrer l’idéal an-archique arendtien de la communauté politique. D’autres épisodes de l’Histoire ont témoigné de la possibilité de fonder un nouveau mode d’organisation politique non-gouvernemental, non-hiérarchique, non-vertical ; ce sont les Conseils. « Rien […] ne contredit plus nettement les vieilles idées admises sur les tendances “naturelles” à l’anarchie [au sens péjoratif de “chaos”, dans l’usage courant, ndla] et au non-respect des lois chez un peuple laissé à l’abri de la contrainte de son gouvernement que l’émergence des Conseils, lesquels, où qu’ils soient apparus […] se sont employés à réorganiser la vie politique et économique du pays et à établir un ordre nouveau. » En négatif du long récit lumineux tracé par l’histoire des États-nations, Arendt fait poindre des zones d’ombre, des brèches, des interruptions profondes ; ce qu’elle appelle des « trésors perdus ». Pêle-mêle, il s’agit du projet de « républiques élémentaires » dans la Révolution américaine naissante, de la révolution française de 1848, de la Commune de Paris, de la révolution russe de 1905, puis des Soviets de février 1917, des Räte de la révolution allemande de 1918-19, de l’insurrection de Budapest de 1956 ou encore du Printemps de Prague de 1968. Tous ces épisodes, sans cesse allégués par Arendt, ont en commun l’émergence spontanée de conseils révolutionnaires (civils, ouvriers, militaires, artistiques, étudiants ou autre), « à savoir cette même organisation qui émerge […] toutes les fois qu’on laisse le peuple, l’espace de quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, poursuivre ses propres objectifs politiques sans qu’un gouvernement (ou un programme de parti) lui soit imposé d’en haut ». « Trésors perdus » du passé, engloutis par la longue hégémonie des États-nations, ces expériences peuvent néanmoins jeter une lumière nouvelle sur le présent. Loin de la souveraineté nationaliste, c’est cette démocratie de Conseils, cette « auto-administration coopérative » qu’Arendt aurait notamment souhaité voir s’établir en Palestine : « Une auto-administration locale et des conseils municipaux et ruraux judéo-arabes, à une échelle restreinte et en aussi grand nombre que possible, sont les seules mesures politiques réalistes qui puissent conduire en définitive à l’émancipation politique de la Palestine. »

« Au sein du conseil révolutionnaire, l’homme fait l’expérience de sa propre liberté parce qu’il fait l’expérience de sa propre initiative, de sa propre spontanéité. »

Ce qui fascine Arendt dans ce modèle des Conseils, c’est sa dimension profondément révolutionnaire. Brusquement, l’ambition des individus qui y prennent part outrepasse les revendications économiques ou sociales qui devaient aboutir à l’amélioration, dans la société présente, des conditions de vie des travailleurs, pour prendre à bras le corps la question de leur émancipation politique, et changer en profondeur les structures de la société. Dans ces « “révolution[s] spontanée[s]” à la Rosa Luxemburg », un peuple opprimé se « soulèv[e] soudain, luttant pour la liberté et pratiquement pour rien d’autre ». Le nom de Rosa Luxemburg n’est que peu de fois mentionné, mais ses réflexions imprègnent à l’évidence celles d’Arendt. Celle que ses étudiants surnommaient « Rosa » et dont un chapitre de ses Vies politiques est consacré à la biographie de la militante spartakiste, a pleinement fait sienne « sa vision pénétrante de la nature de l’action politique » : « Elle avait appris, et c’est le point essentiel, auprès des conseils révolutionnaires de travailleurs (les soviets) qu’“une bonne organisation ne précède pas l’action, mais en est le produit”, que “l’organisation de l’action révolutionnaire peut et doit être apprise dans la révolution elle-même, de même qu’on ne peut apprendre à nager que dans l’eau” ; que les révolutions ne sont “faites” par personne, mais éclatent “spontanément”, et que “les forces qui contraignent à l’action” viennent toujours “d’en bas”. » Critiquant le marxisme — quoique de l’intérieur — comme le fera Arendt après elle, Rosa Luxemburg théorise l’action proprement politique comme praxis révolutionnaire. À la différence de la théorie marxiste orthodoxe, l’objectif de la révolution n’est pas situé en dehors de cette dernière — dans la conquête et le retournement, au profit des classes laborieuses, d’un pouvoir central dominateur et violent —, mais en elle-même, dans l’élaboration d’un nouveau type de pouvoir. Ce pouvoir, le seul pouvoir politique légitime car non-hiérarchique, est « inséparable de l’existence des communautés politiques » et « correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée ». Les moments révolutionnaires qui le découvrent sont des « trésors » car ils inscrivent dans la chair des protagonistes le sentiment de joie que procure cette expérience politique par excellence qu’est l’action. Au sein du Conseil, l’homme fait l’expérience de sa propre liberté parce qu’il fait celles de sa propre initiative, de sa propre spontanéité. Au sein du Conseil, le citoyen se perçoit dans l’espace public comme « participant » en première personne et non seulement comme « représenté » — l’action elle-même restant, par ailleurs, « la prérogative du gouvernement ». Au sein du Conseil, en somme, l’individu assume de faire peser sur ses propres épaules la charge fragile du « monde commun ».

Arendt n’a jamais revendiqué pour son compte aucune étiquette. Son œuvre et sa pensée, à l’image de ses engagements, se sont constituées dans la coïncidence la plus étroite avec ses expériences vécues, avec toutes les ambiguïtés et les complexités que charrie l’existence. Celle qui refusait le qualificatif de « philosophe » aimait à répéter que, contrairement au vieil adage aristotélicien qui déclare « Socrate m’est cher, Platon m’est cher, mais la vérité m’est encore plus chère », elle ne serait jamais prête à sacrifier, dans l’activité de pensée, « l’amitié, l’ouverture au monde et, finalement, le véritable amour des hommes » à la primauté d’une vérité absolue. En l’occurrence, ses amis, ceux qu’elle a choisis comme « compagnons parmi les hommes » témoignent pour elle de ses affinités théoriques. Outre la culture marxiste transmise par ses maris, à partir de laquelle — et parfois contre laquelle — elle pensera toute sa vie, c’est bien une sensibilité anarchiste ou socialiste libertaire qui se dégage de son amitié (réelle ou intellectuelle) avec Bernard Lazare, Rosa Luxemburg, Martin Buber, Bertolt Brecht ou Walter Benjamin. Gageons que ces amitiés — sans doute bien davantage que ceux qui, dans les camps libéraux ou conservateurs, s’en revendiquent aujourd’hui — permettent de comprendre avec un peu plus de justesse la personnalité et la pensée d’Hannah Arendt.


BIBLIOGRAPHIE

Les citations d’Arendt proviennent des ouvrages suivants :

Pour la première partie (« Itinéraire d’une paria ») : La Crise de la culture (éditions Gallimard, 1989, Préface : « La brèche entre le passé et le futur »), Rahel Varnhagen. La Vie d’une Juive allemande à l’époque du romantisme (éditions Pocket, 1994), Vies politiques, (éditions Gallimard, 1986, « De l’humanité dans de “sombres temps”, réflexions sur Lessing ») et Écrits juifs (éditions Fayard, 2011, « Un guide pour la jeunesse : Martin Buber », « Le Juif comme paria : une tradition cachée », « Pour sauver le foyer national juif. Il est encore temps », « Réexamen du sionisme » et « Herzl et Lazare »).

Pour la deuxième partie (« Heureux celui qui n’a pas de patrie ») : Les Origines du totalitarisme (éditions Gallimard, 2002, t. II : « L’Impérialisme »), Journal de pensée (éditions Seuil, 2005), La Crise de la culture (éditions Gallimard, 1989, « Qu’est-ce que la liberté ? »).

Pour la troisième partie (« Pensées an-archiques ») : La Condition de l’homme moderne (éditions Calmann-Lévy, 1961), Essai sur la révolution (Gallimard, 2013, « La Tradition révolutionnaire et son trésor perdu »), Les Origines du totalitarisme (éditions Gallimard, 2002, « Réflexions sur la révolution hongroise »), Vies politiques, (éditions Gallimard, 1986, « Rosa Luxemburg ») et Du mensonge à la violence (éditions Pocket, 1989, « De la violence »).


REBONDS

Publié le 09 mars 2018 dans Philosophie, Portraits par Lora Mariat


Source : https://www.revue-ballast.fr/hannah-arendt-les-joi...