Abdellatif Zine. In memoriam : Lecture dans le parcours de l’artiste

Lundi 26 Décembre 2016

Abdelkader Badaoui, Abdellatif Zine et Abdelwahab Doukkali 2008 © Moulay Abdellah ALAOUI
Abdelkader Badaoui, Abdellatif Zine et Abdelwahab Doukkali 2008 © Moulay Abdellah ALAOUI
Décédé mardi dernier des suites de complications cardio-vasculaires, Abdellatif Zine a laissé un grand vide dans le cœur de tous ceux qui l’ont connu, apprécié, aimé et, occasionnellement querellé. C’était, dans le pein sens du terme, un homme d’action comme il n’y en a pas beaucoup dan le domaine de l’art au Maroc, d’un réalisme tout à la fois rigoureux, sentimental, compréhensif, généreux et, cependant, toujours lucide. C’était aussi un homme de position, doué d’un esprit d’initiative courageux, qui lui permettait d’aplanir les obstacles et de réaliser des projets d’envergure. Comme tout plasticien de son acabit, convaincu de ses choix, il avait sa propre vision de ce qu’est la création artistique. Tout au long de sa vie, il s’était tracé un parcours de vétéran, découvreur de talents, d’éclaireur et de sourcier, qui continuera de devoir beaucoup à tous ceux et toutes celles qui ont cherché et trouvé auprès de lui soutien et reconnaissance.

Abdellatif Zine a commencé très tôt à peindre.
Né en 1940 à Marrakech, il a fait ses études à l’Ecole des Beaux-arts de Casablanca de 1960 à 1962 avant d’aller les continuer à Paris à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-arts (1963-65). Entre-temps, il a participé à quelques expositions collectives (63) ou organisé des individuelles, entre autres à Tunis en 64 et Los Angles en 65, comme il a eu l’occasion de travailler comme critique pigiste à la radio télévision RFI.

On ne saurait certes citer toutes les expositions de l’artiste au cours des années 60/70 dont surtout les biennales de Paris et du Brésil en 65, dates essentielles dans un parcours émergeant. Toujours est-il que le travail plastique de Zine à cette époque se définit comme celui d’un coloriste habité par le souci de la forme et du mouvement, pivots autour duquel vont graviter les différentes expressions chromatiques dont les touches, les lignes, les fluctuations d’un blanc de plus en plus problématique, ainsi qu’un éventail d’invariants dispatchés sur les bords de la toile. Le cadre évoluera aussi avec le contenu.

Nous avons dit « époque », c’était en fait une étape où la figuration, tendance prépondérante chez l’artiste, le disputait encore à l’abstraction comme rejet de toute représentation et, surtout, tentation moderne très forte dans l’air du temps, vu sa force réflexive sur la couleur et celle émotionnelle, ainsi que son rapport étroit à l’espace.

Zine produira dans cet esprit d’époque, à l’instar de ses copains Jilali Gharbaoui plus imprégné par les courants modernistes et Ahmed Cherkaoui, des œuvres abstraites où le jeu des contrastes, l’impact chromatique et parfois le signe calligraphique paraissent être le centre d’intérêt de sa démarche. La toile « Eddaâd » ou celle intitulée « Palette » (62) en attestent la teneur et la sensibilité. D’autres seront produites vers les années 70. On remarquera qu’en même temps l’artiste donnera d’étranges œuvres semi-figuratives comme « Les quatre mouvements de la prière » (64), « Les mendiants » (65), « Ecrivain public » (70) et un tableau à deux mains (fait avec André El Baz), dont les qualités expressives sont indéniables et augurent de ce que sera plus tard sa création : la composante « mouvement » est là, ainsi que la nature spécifique d’une palette acquise à un certain flou impressionniste ; mais aussi le thème, qui focalise davantage sur les différentes figures du terroir.

Zine, qui était alors retourné au Maroc, a voulu « faire marocain » dans son écriture des formes, conscient qu’un artiste véritablement créateur doit faire in situ, s’inspirer de son milieu vital, suivant en quelque sorte le conseil d’un critique français rencontré à Paris, qui lui avait dit dans ces termes : « L’Europe est aujourd’hui saturée au niveau de l’abstraction et tout ce qui continue de se faire à propos n’est rien de moins que de l’imitation. Il faudrait peindre ton pays avec sa lumière et ses couleurs ; il te suffit de voir ce qu’ont fait un Delacroix, un Majorelle, un Bertucci ou un Matisse ». Zine dira après : « J’ai, depuis, travaillé à transposer le réel marocain dans mes toiles ; j’ai commencé à peindre la vie au quotidien, donnant à ma palette un cachet pictural spécifique ».

Plus tard, quand l’artiste, dans le même état d’esprit, jettera son dévolu sur les gnaouas, il s’attachera à décrire les expressions ritueliques de la transe gnaouie telle que perpétuée par la tradition et la mémoire populaires locales. Le critique italien de la revue « Opus International », Giovanni Joppolo, dira à ce sujet que « La volonté de l’artiste est de fonder un mouvement à la manière des avant-gardes européennes et nord-américaines, en posant le problème de la continuité éventuelle de l’aventure dans sa capacité d’ouvrir la voie à un renouvellement de l’art contemporain au Maroc, qui est encore sous l’influence des écoles paysagistes abstraites parisiennes de l’après-guerre ».

Au Maroc, Zine donnera sa première exposition à Bab Rouah (65). La réalité marocaine l’interpellait donc de façon quasi urgente au point de frayer avec un réalisme social où le thème de la misère, de la déchéance humaine, du marasme sociopolitique influent sur sa rhétorique plastique. On pourrait parler là aussi d’un engagement expressionniste tellement l’artiste prenait à cœur la cause des personnages et des scènes de genre qu’il peignait.

C’est au cours des années 80 que les particularismes figuratifs de Zine vont s’affermir et accéder à une sorte de purification des lignes et des formes. « La maîtrise des moyens (matériaux et gestes créateurs, dira de lui l’écrivain Mohammed Khair-Eddine, détermine ce style particulier et à nul autre pareil. Ainsi cette peinture déjà vaste par son projet débouche-t-elle sur la scène créatrice d’une Afrique en pleine gestation. On peut y voir les fonctions essentielles d’un art nouveau, typiquement arabo-africain ».

C’est cependant au courant nouveau-réaliste, théorisé dans les années 1962 par le critique français Pierre Restany, qui avait réuni autour de lui une brochette de jeunes artistes aujourd’hui mondialement consacrés, dont Yves Klein, César, Arman, Tinguely, etc. que Zine va finir par identifier son travail, au niveau technique s’entend. « Ni figuratives ni abstraites, dira-t-il, mes œuvres sont faites de touches successives, relatant l’anecdotique du quotidien marocain, le tout en mouvement ».

L’événement du Trans’art, qu’il créera en 1990 et qui sera donné en première à Marrakech en présence de quelque 140 critiques et journalistes d’ici et d’ailleurs, et qui sera repris au 34ème festival international de Jérusalem pour la relance de la Paix au Moyen Orient, sur invitation de Shimon Pérez, cet événement-là va cristalliser tous les fleurons de la recherche plastique de Zine entreprise jusqu’à maintenant. Cela fera écrire à Pierre Restany ces lignes éloquentes : « Il y a dans le langage de Zine quelque chose d’extrêmement cohérent, qui est justement cette logique interne d’un rituel employé à des fins de langage pictural pour « faire » de la peinture !... La beauté de ce genre de démarches, comme celle de Zine, ou comme celle d’Yves Klein, réside dans cette conscience énorme de la modestie de l’humain… ». Pierre Restany parlera aussi de la notion d’ « éphémère » relativement à la manière de l’artiste qui, par le fait, intégrera à son langage celle, déductive, d’ « empreintes ». Deux notions qu’il ne cessera depuis de développer et de décortiquer, en en faisant des instruments chromatiques capitaux dans ses multiples investigations.

En 1992, Zine organisera à Marrakech et à Agadir une autre manifestation publique intitulée « Colors of Jazz », concept qui confine à celui de Trans’art mais cette fois avec des célèbres jazzmen américains tels Sam Kelly, Body Few, John Betsch, sous l’égide de l’association du Grand Atlas.

De 1994, Trans’art aura connu une heureuse fortune avec des présentations nationales et internationales, un spécial de la télévision japonaise NHK, une participation à l’Année du Maroc en France et quatre représentations à Paris au théâtre Trianon…

En 1991, 2000 et 2001, Abdellatif Zine présidera l’événement Fade Annass qui connaîtra d’autres éditions et qui réunira à chaque fois un nombre important d’artistes de diverses tendances, appelés à se manifester en public.

Réélu Président de l’Association Nationale des Arts Plastiques (créée en 1985 à Casablanca, l’artiste a été aussi réélu secrétaire général du Syndicat des Artistes Plasticiens Marocains en 2003. La même année, il créera les « Empreintes du Sport » (vélo, tennis, golf, football, cyclisme), portant en quelque sorte à son apogée et sur un autre registre thématique l’idée de traces et d’éphémère, inaugurée avec Trans’art. « C’est une mise en scène originale dans la mesure où le ballon de foot, la balle de tennis ou de golf, l’ornière de la roue de bicyclette, la plante des espadrilles ou celle du pied des athlètes ne laissent jamais par terre la même trace ni empruntent le même trajet. D’où l’intérêt pictural du résultat final et la richesse de la conception ».

Un parcours riche et d’autant plus diversifié que Zine a aussi été derrière l’idée de la Carte d’artiste, comme il a eu l’occasion de faire dans l’édition de livres, en sortant des titres tels, entre autres, L’ami du peuple d’Edouard Moha, L’Ere Hassanienne, recueil apologétique de Haj Touhami Sefrioui.

En 2004, l’Association académique « Arts-Sciences-Lettres » siégeant à Paris lui décernera sa Médaille d’Or, couronnant une carrière artistique pleine de dynamisme.

Abderrahman Benhamza