Management et littérature

Jeudi 27 Décembre 2018

Le domaine du management doit-il être situé du côté de l’enchaînement des causes et des effets, comme on le pense généralement dans une visée « scientifique » de la gestion ? Ou bien est-il plutôt du domaine de l’interprétation des faits organisationnels au sens où, comme le rappelle Jean-Pierre Dupuy citant Adam Smith lui-même, l’économie ne serait qu’une vaste scène de théâtre « où la société se raconte des histoires sur elle-même » ?

Avec cet ouvrage collectif, Littérature et management: le management comme roman et le manager comme romancier ?, Fabien de Geuser et Alain Max Guénette optent délibérément pour la seconde option. Les organisations ne se réduisent pas à un ensemble d'objets paramétrables. Ils nous font pour cela remarquer que le manager est auteur de textes,  de déclarations, de discours bien sûr (on parle par exemple en comptabilité d’écriture comptable, de « grand livre » etc..). Ils nous montrent que le manager est aussi le lecteur en chef des organisations dont il a la charge, au travers de rapports, de compte-rendus et d’analyses stratégiques dont il, ou elle, prend connaissance. Enfin ils mettent en évidence que, comme les écrivains et les dramaturges, l’entrepreneur est aussi quelqu’un qui créé. On se souvient ici de Bergson expliquant que la joie de l’entrepreneur ayant crée son affaire ressemble à s’y méprendre à celle de « l’artiste qui a réalisé sa pensée ou le savant qui a découvert ou inventé ».

Les choix de gestion seraient en quelque sorte des gestes « auctoriaux », derrière lesquels un ou plusieurs auteurs signent l’action entreprise, ce dont les acteurs, les managers eux-mêmes, n’ont pas toujours pleinement conscience. C’est le but de ce livre roboratif que de nous aider à comprendre à quel point la vie des affaires est d’abord faite de coups de théâtre, de personnages plus ou moins haut en couleur, d’interprétations manquées ou réussies, de mises en scène efficaces ou loupées, de récits profonds ou superficiels.

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Dans le livre on passe de l’étude de romans ayant mis l’entreprise au cœur de leurs récits, de Zola à Houellebecq, à l’analyse de situations de gestion selon des genres littéraires pluriels: Balzac et les infortunes du parfumeur César Birotteau. Victor Hugo au travers du personnage de Jean Valjean en figure de patron social, philanthrope secret et paternaliste. Avec aussi Molière, au théâtre, et son Bourgeois Gentilhomme bien sûr, ce personnage qui s’imagine être aimé pour ce qu’il est, petit patron incapable d’autodérision, mené par ses pulsions et toujours prêt à prendre le chemin de l’imitation, ainsi que le remarquent justement Denis Malherbe et Laurence Kauffman. En faisant au passage le rapprochement avec les théories de Di Maggio et Powell sur l’isomorphisme organisationnel : cette stratégie de pleine conformité à un modèle concurrent qui donne à leurs thuriféraires l’impression d’être originaux. 

Parmi les chercheurs qui ont participé à cette aventure éditoriale notons la présence de James March, l’un des auteurs les plus influents en science de gestion, récemment disparu et auquel cet article voudrait rendre hommage, qui s'est durant ses dernières années consacré à l’analyse de grands textes littéraires pour mieux faire comprendre les enjeux du leadership. March trouve par exemple chez Ibsen et son Canard Sauvage les raisons pour lesquelles nous accréditons en général les mythes que sur un plan rationnel nous devrions contester. Il cite ici le Docteur Relling, qui  montre à quel point il faut « encourager les illusions comme autant de mensonges nécessaires pour vivre. Otez-leur leurs espoirs d’aboutir et vous leur ôtez du même coup la faculté d’être heureux. »

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L’aveuglement volontaire chez Cervantès offre également à March d’illustrer sa thèse selon laquelle le leadership est affaire de passions bien plus de raison. Le livre est aussi émaillé de nombreuses analyses mi-managériales, mi-littéraires, comme celle conçue par une ancienne étudiante expliquant pourquoi la lecture des Hommes de bonne volonté l’a plus inspirée que la résolution des cas Pur Soup et Philishave. 

Au final, un livre substantiel montrant qu’en effet la littérature sur le management permet de renouveler la littérature parfois. Le regard que nous portons sur la gestion, toujours. 

Réf.

Littérature et management : le management comme roman et le manager comme romancier ? Coordonné par Fabien de Gueuser et Alain Max Guénette, L'Harmattan, Paris, 2018.



Source : https://www.linkedin.com/pulse/management-et-litt%...