Les entreprises plus ouvertes aux femmes voilées, mais…

Vendredi 23 Février 2018

Une évolution est constatée par les sociologues et les cabinets de recrutement. Certains postes demeurent difficiles d’accès: commercial, marketing, direction générale… Malgré les avancées, la question n’est pas tranchée et dépend de chaque entreprise.

«Porté dans l’espace public, le voile aurait une dimension positive, sauf dans le milieu professionnel où il renverrait plutôt une image négative de la femme». Ce constat, établi par les sociologues depuis des années, se vérifie encore dans les entreprises, qu’elles soient locales ou multinationales. Mais si au début des années 2000 la majorité d’entre elles étaient très fermées aux femmes voilées, aujourd’hui, les choses semblent changer. «On peut en effet noter une évolution même si celle-ci reste difficile à mesurer», avance Essaid Bellal, directeur général du cabinet de recrutement Diorh. «Mais, parfois, les aspects religieux et idéologiquex pèsent dans les décisions de recrutement», ajoute-t-il. Pour Ali Serhani, consultant associé de Gesper Services, l’entreprise a toujours décidé en fonction des valeurs qui la sous-tendent, notamment la compétence et le rendement de chacun, mais tout en étant le reflet de l’idéologie et de la culture de son environnement. De ce fait, il estime qu’«il y a eu une grande évolution durant les vingt dernières années. Par exemple, en dix ans, je n’ai pas eu de refus d’une candidate voilée par une entreprise. J’ai même eu le cas d’une entreprise étrangère et précisément américaine qui a embauché une de nos collaboratrices portant le voile parce qu’elle avait un très bon profil et de grandes compétences»
On peut donc dire que globalement, le voile n’est plus autant un facteur de discrimination au travail. Mais cette évolution concerne-t-elle tous les types d’entreprises, tous les métiers et tous les niveaux hiérarchiques ?   

Selon les cabinets de recrutement, l’aspect vestimentaire n’est plus considéré comme un critère important dans la grille de sélection. Ainsi, chez IB Maroc, Asma Charaf, directrice des Ressources humaines, souligne : «Je gère les RH d’une filiale de multinationale selon une logique d’équité, de bienveillance et de respect des libertés individuelles. Porter ou non le voile n’est en aucun cas pris en compte lors d’un recrutement. Ce qui importe ce sont les compétences, les qualifications, l’implication, l’efficacité et la réactivité des candidats». Le même son de cloche est donné par le responsable RH d’une grande banque de la place: «Il y a dix ans, le secteur bancaire était fermé aux femmes portant le voile, mais aujourd’hui il ne l’est plus. Nous avons au sein de notre banque des femmes voilées qui ne sont sujet d’aucune discrimination. Lors du recrutement, nous ne prenons en considération que les compétences et les qualifications. Aujourd’hui par exemple, beaucoup de jeunes femmes ingénieurs portent le voile, pourquoi vais-je me priver de ces compétences à cause de leur aspect vestimentaire ?».

Voilées ou non voilées, la courtoisie et l’élégance sont exigées
Expliquant cette évolution dans la perception du port du voile, cette même source estime que «le voile est aujourd’hui banalisé et qu’il fait partie de notre quotidien familial et professionnel». Toutefois, nos deux responsables des ressources humaines mettent l’accent sur une exigence: une tenue vestimentaire adaptée au cadre du travail. «Aujourd’hui, on peut porter le voile et être élégante. Il y a plusieurs enseignes spécialisées qui ont une large offre de vêtements et de foulards élégants, de bonne qualité et accessibles». Cet impératif justifie, selon Asmaa Charaf, «l’interdiction du port de la jellaba ou autre vêtement du genre en milieu du travail».

Ce qui, en revanche, peut gêner chez une femme voilée c’est son isolement au sein de l’équipe. «Une femme voilée qui est silencieuse, renfermée sur elle-même ou encore qui ne salue pas ses collègues, autrement dit, qui n’est pas agréable, peut gêner dans le cadre d’une entreprise où les équipes sont censées constituer une famille», avance le responsable RH de la banque. Et d’ajouter: «Nous avons des femmes voilées en front-office. Il n’y a plus de problème sur ce plan».

Il y a quelques années, les femmes portant le voile ne pouvaient accéder à certains postes en front-office ou encore à des postes de responsabilité. Aujourd’hui, la situation a changé dans les entreprises, à l’exception de certaines entités qui restent fermées à ces profils. Selon les dirigeants que nous avons interrogés, ces derniers donnent «une image qui est en contradiction avec celle que nous souhaitons transmettre à nos clients et partenaires». Pour ces entreprises, les femmes voilées ne peuvent être recrutées à des postes en contact direct avec la clientèle. Constat confirmé par les cabinets de recrutement : on trouvera rarement de femmes voilées dans le commercial, le marketing ou encore la communication. Aussi, certains secteurs d’activité comme le tourisme et l’hôtellerie restent encore fermées à ces femmes. Ce qui démontre, de l’avis d’un sociologue, que «le port du voile cristallise le débat de la modernité et la tradition et ceci dans tous les domaines. Les patrons sont très regardants sur l’image que renvoie leur entreprise».

Des femmes voilées, avec CV sans voile
Cependant, dans certaines structures, les femmes voilées ont pu accéder à de hautes fonctions, notamment secrétaire général, directeur général, directeur des ressources humaines, directeur administratif et financier… Les chasseurs de têtes soulignent toutefois que dans les multinationales, on n’accorde que rarement de hautes responsabilités à une femme voilée. Selon Ali Serhani, «vous ne trouverez jamais de femme voilée DG de filiale d’une entreprise étrangère». Selon Essaid Bellal, «il n’y a pas de règles qui interdisent cela mais dans la pratique il est effectivement rare de trouver une DG voilée dans ces entités».

Un avis qui n’est pas partagé par tous. Selon Asmaa Charaf de IB Maroc, «il n’y a aucune discrimination au niveau du traitement, des affectations ou de la promotion d’une femme portant le voile. Ce sont les compétences qui priment. Je récompense l’effort et non pas le look !». Des propos qui confirment l’évolution aujourd’hui constatée par les cabinets de recrutement. Ces derniers reconnaissent n’avoir pas du tout -ou très rarement- de restriction explicite à ce sujet de la part de leurs clients. «Ils ne font pas de demandes spécifiques mais parfois l’on sent qu’une candidate avec voile pourrait avoir peu de chances de décrocher le poste. Dans ce cas-là, nous gardons le CV pour une autre opportunité et nous expliquons à la personne concernée la situation», indique Essaid Bellal. Même son de cloche chez Gesper Services qui avance que «même lorsque nous percevons une réticence, nous essayons de convaincre l’entreprise. Parfois cela marche et parfois non. En tout cas, nous n’écartons jamais d’emblée une candidature. Nous tentons toujours la chance». Il est clair que les entreprises n’expriment pas clairement leur refus mais elles gèrent par la suite la candidature à leur manière.

Du côté des candidates voilées, la crainte de ne pas être acceptées les pousse parfois à ruser : «Nous avons eu des cas où les femmes envoient des CV avec des photos sans voile et par la suite, une fois embauchées, elles remettent le voile. Ce qui est parfois très mal pris par l’employeur». Selon un inspecteur du travail, cela donne lieu à des conflits. Nous avons eu plusieurs cas de ce genre où l’employeur est mis en faute. Selon l’article 9 du Code du travail, «il est interdit à l’encontre des salariés toute discrimination fondée sur la race, la couleur, le sexe, le handicap, la situation conjugale, la religion, (…)ayant pour effet de violer ou d’altérer le principe de l’égalité des chances ou de traitement en matière d’emploi ou d’exercice d’une fonction, notamment en ce qui concerne l’embauche, la conduite et la répartition du travail, la formation, le salaire, l’avancement, l’octroi des avantages sociaux, les mesures disciplinaires et le licenciement».

Certes l’aspect vestimentaire n’est pas explicitement cité. Etant considéré comme un signe distinctif religieux, le voile ne peut être retenu par les entreprises comme motif de refus de recrutement. Mais dans la pratique, la question du port du voile n’est pas encore, en dépit de l’avancée constatée, directement tranchée par les employeurs. Elle est plutôt gérée…
-Leila Cadre financier : Leila porte le voile depuis quelques années déjà : «Lorsque j’ai été recrutée, je ne portais pas de voile. Ce n’est que quelque temps après ma titularisation que je l’ai mis. Et ce n’était pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, programmé. C’est par pur hasard que je l’ai porté après ma période d’essai. Je peux dire que mon nouveau look ne m’a pas posé de problème au sein de l’entreprise, notamment avec les collègues ou la hiérarchie. J’ai décroché, au bout de quelque temps, un poste de responsabilité. Toutefois, je peux dire que mon évolution au sein de mon travail aurait pu avoir un autre rythme si je ne portais pas le voile. Ce qui est un peu frustrant. Mais j’ai fait mes preuves dans l’entreprise. Mes efforts et mes compétences sont reconnus par mes supérieurs même si la cadence de mon avancement ne suit pas comme cela devrait se faire…Cela ne me gêne pas outre mesure et j’estime que les femmes portant le voile doivent avoir confiance en elles, s’imposer par leur travail et faire valoir leurs compétences professionnelles. Car j’ai l’impression, de par mon expérience, que l’on place la barre très haut pour les femmes voilées et l’on est plus exigeant avec elles…»

– Khadija Etudiante : On l’appellera Khadija. Elle est étudiante en dernière année dans une école de commerce à Casablanca. Pour elle, les femmes voilées n’ont pas les mêmes chances de décrocher un travail ou un stage que les autres : «Depuis septembre, j’ai envoyé 120 demandes de stage à des entreprises nationales et filiales de multinationales. Je n’ai eu aucune réponse ! Je ne comprenais pas, sachant que les autres filles de ma promotion ont eu des réponses favorables et ont pu avoir leur stage de fin d’études d’une durée de quatre mois. Ce n’est que lorsque j’ai eu un entretien avec la responsable RH d’un cabinet d’audit que j’ai compris que mon voile posait problème. En fait, cette responsable m’a dit : “Votre CV est bon mais dommage, vous portez le voile”. Des propos qui m’ont choquée et qui m’ont poussée à ôter le voile que je portais depuis deux ans, car il me faut ce stage pour valider mon diplôme de fin d’études. Une décision que j’ai longuement discutée avec mes parents qui m’ont soutenue et m’ont dit que si cela devait servir mon intégration dans la vie active, il ne faut pas hésiter… J’ai alors postulé auprès d’une multinationale avec sur mon CV une photo sans voile. J’ai eu une réponse favorable le lendemain… Je regrette cette décision, je n’en suis pas fière car je porte le voile par conviction. J’estime que c’est une question de liberté personnelle que les gens doivent respecter même dans le cadre du travail. Mon profil et mes compétences doivent primer et être une priorité lors d’un entretien ou d’une recherche de travail et non pas ma tenue vestimentaire. Le refus des candidatures à cause du port du voile est une discrimination notoire…».


Source : http://lavieeco.com/news/societe/les-entreprises-p...