Les Gafa pris au piège de l'image

Lundi 9 Avril 2018

Ils ont contribué à façonner une société de l'image, où l'apparence compte au moins autant que les faits. Le retour de boomerang s'annonce rude pour les Gafa. Selon l'étude annuelle de Harris sur la réputation des marques, Apple a chuté en un an de la 5e à la 29e place du classement et Google de la 8e à la 28e. Facebook, de son côté, occupe le 51rang. Et le sondage a été réalisé entre décembre et janvier, avant l'affaire Cambridge Analytica... Seul Amazon semble épargné par cette subite désaffection : le groupe de Jeff Bezos arrive en tête du classement.

L'époque où ces sociétés paraissaient sympathiques, en marge de l'establishment, parfois rebelles et engagées, est bel et bien révolue. La liste des griefs est longue, et elle n'est pas forcément nouvelle : optimisation fiscale, produits décevants, immersion dans la vie privée...

Tant que ces critiques n'émanaient que d'une certaine frange de la population (classe politique, concurrents...), elles ne semblaient pas vraiment atteindre les Gafa. Ceux-ci ont augmenté au fil des ans  leurs dépenses de lobbying , recruté d'anciens membres de l'administration sur leurs marchés clefs, fait traîner les procédures, racheté ou étouffé les concurrents trop gênants... Et, lorsque des affaires écornaient leur réputation auprès de leurs utilisateurs, Google et autres Facebook mettaient en avant des produits « fun » ou des initiatives qui sortaient de l'ordinaire : le « Google Day », un jour dans la semaine où les employés peuvent se consacrer à un projet personnel, des bureaux offrant des espaces de détente et de loisirs, des solutions pour apporter Internet aux populations qui ne sont pas connectées... Le slogan même de Google reprenait cette ligne de conduite : « Don't be evil » (« ne soyez pas malveillants »).

Point de non-retour

Depuis peu, toutefois, la donne semble avoir changé. Le grand public n'entend plus les arguments des patrons de la Silicon Valley. Un point de non-retour semble avoir été atteint dans différents domaines : la qualité des produits et l'obsolescence programmée chez Apple, les données personnelles chez Google et Facebook, l'éthique chez Uber...

Après l'avoir longtemps ignoré, l'opinion publique américaine est ainsi mûre sur le sujet des données personnelles. Le pays a subi des piratages et des pertes de données d'envergure ( Yahoo! ), touchant le coeur du modèle américain et de la vie quotidienne. Ce fut le cas cet été de  l'affaire Equifax , cette agence qui évalue la solvabilité de millions de personnes et qui a perdu dans la nature des données concernant près de la moitié de la population ! Il ne manquait qu'une affaire politique. Elle est arrivée avec Cambridge Analytica, sur une plate-forme, Facebook, déjà accusée d'avoir eu une influence sur l'élection de Donald Trump et de créer par son algorithme des « bulles » isolant des groupes de population.

Pour Glenn Reynolds, professeur à l'université du Tennessee et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, le changement est clair. « Là où, il y a une décennie, les produits de ce monde de la tech servaient à libérer les gens du contrôle des grandes institutions, ils semblent désormais conçus pour nous garder à leur merci. Avant, les gens tenaient un blog pour s'exprimer. Maintenant, ils communiquent via des réseaux sociaux en situation de quasi-monopole, qui les font taire et les excluent sur des sujets politiques.  » Ce professeur, conservateur, avait pourtant écrit il y a dix ans un livre pour vanter le mérite de ce nouveau genre d'entreprises.

Optimisation réglementaire

La réglementation - ou la crainte de la réglementation - n'a que très peu d'emprise sur les Gafa. Ils ont su jouer des différentes lois, partout dans le monde. Comme ils font de l'optimisation fiscale, ils ont aussi pratiqué l'optimisation réglementaire, s'installant dans les pays où les lois étaient les plus arrangeantes. En dernier recours, ils pouvaient se réfugier derrière leur pays d'origine, qui n'avait aucun intérêt à les affaiblir.

Quand il s'agit de leur image, en revanche, la donne change. Chaque signe de critiques et d'une possible désaffection du public est scruté. La base du modèle de Facebook - et, dans une moindre mesure, de Google - est le partage. Si la confiance dans les données partagées est rompue, la question de sa survie se pose. Or, selon un récent sondage de Reuters, plus de la moitié des Américains (51 %) ne font plus confiance à Facebook sur ce thème. Aux Etats-Unis,  l'utilisation de la plate-forme a commencé à décliner et le mouvement appelant à fermer son compte se fait déjà ressentir dans les chiffres de la société : au 4e trimestre 2017, le nombre d'utilisateurs quotidiens est passé de 185 à 184 millions en Amérique du Nord. De même pour Apple, qui a construit sa force sur le design et la qualité de ses produits. Si le public pense que la marque  ralentit volontairement ses anciens appareils , c'est son principal moteur qui s'enraye.

Condamnés à innover

Que peuvent faire désormais les Gafa ? Mark Zuckerberg a joué l'apaisement en  reconnaissant des erreurs et en affirmant que résoudre les problèmes de Facebook serait « long ». L'équation paraît bien difficile à tenir. Même un durcissement réel des conditions d'exploitation des données - qui paraît peu probable, puisque c'est la base de leur modèle économique - ne saurait suffire. Les récents cas de piratage ou de pertes de données ont montré que même des sociétés aussi puissantes pouvaient être, elles aussi, victimes de failles. Elles le seront sans doute un jour et, quoi qu'il arrive, les utilisateurs savent désormais que le risque existe.

Les Gafa sont donc condamnés à innover. Non sur leurs produits, mais sur leur modèle. Ils doivent inventer une nouvelle relation avec leurs utilisateurs, base d'un nouveau modèle, sous peine d'être ringardisés. D'autant que la menace technologique existe. La  blockchain peut très bien les court-circuiter , tout en réglant ce problème de la confiance. Cette technologie peut décentraliser les données entre tous les utilisateurs, les rendant inexploitables par un tiers et rendant inutile la plate-forme centrale (Facebook, Uber, Twitter, etc.). Et le stockage des données y est plus sûr, puisque éparpillé.



Source : https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/03015...