Le président du Centre d'analyse du terrorisme alerte : "L'Etat islamique n'a pas disparu du Nord-Est syrien"

Lundi 5 Août 2019

23h30 , le 3 août 2019, modifié à 17h30 , le 4 août 2019

Rares sont les renseignements qui parviennent des anciennes zones contrôlées par l’Etat islamique, au nord-est de la Syrie. Président du Centre d’analyse du terrorisme, Jean-Charles Brisard a pu s’y rendre récemment et recueillir de précieuses informations. Il a notamment pénétré dans l'ancienne capitale de l'EI, Raqqa, aujourd'hui dévastée. Dans le JDD, il décrit les lieux ravagés et livre plusieurs constats inquiétants. Pour le consultant, "le risque de résurgence est loin d'être écarté et l'EI n'a pas disparu du Nord-Est syrien". Malgré la chute de Baghouz, dernier bastion de Daech, fin mars, la situation reste tendue. Le consultant dénombre "environ 400 attaques terroristes" dans la région en seulement quatre mois.

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Vous revenez de Syrie, de la zone contrôlée par les forces kurdes. Quelle est la situation sur place, un peu plus de quatre mois après la chute de Baghouz, dernier bastion de l'Etat islamique?
Le retour au calme est loin d'être acquis. Depuis la chute de Baghouz à la fin du mois de mars, environ 400 attaques terroristes ont été enregistrées dans le nord-est de la Syrie. A Raqqa [ancienne capitale de l'EI], j'ai encore entendu des enfants crier les slogans de Daech. Ce qui est frappant, c'est le contraste entre le Kurdistan irakien et le Kurdistan syrien. Nous sommes arrivés à Erbil, dans la région autonome des Kurdes d'Irak, une zone prospère. Dès que l'on passe la frontière syrienne, les routes sont défoncées, les infrastructures très endommagées. En chemin, nous avons ainsi croisé une cinquantaine de puits de pétrole laissés à l'abandon.

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Le risque de résurgence est loin d'être écarté

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Vous avez pu vous rendre à Raqqa. A quoi ressemble la ville où résidaient les principaux responsables de l'EI, dont le calife Baghdadi?
La ville a été détruite à 80%. Et la reconstruction n'a pas véritablement commencé. On n'a fait revenir qu'environ 50.000 personnes, moins de 20% de la population. Nous avons vu beaucoup d'immeubles à moitié détruits qui menacent de s'effondrer. Pourtant des gens y habitent dans des conditions précaires. Quelques commerces subsistent, mais les problèmes d'approvisionnement sont énormes. A ma connaissance, une seule ONG est présente à Raqqa. Et le climat sur place est très tendu. Les forces démocratiques syriennes [FDS], composées majoritairement de Kurdes, stationnent à l'extérieur de la ville pour ne pas provoquer la population arabe. Le risque de résurgence est loin d'être écarté et l'EI n'a pas disparu du Nord-Est syrien. Des opérations régulières de démantèlement de cellules dormantes de l'EI ont lieu. Une cinquantaine d'entre elles ont été détruites.

Reste-t-il des traces visibles du pouvoir islamiste?
J'ai visité les sous-sols du stade de Raqqa, même s'il est interdit d'y pénétrer. Plusieurs dizaines de cellules désaffectées y témoignent encore du pouvoir qu'exerçait le califat autoproclamé. Dans l'une d'entre elles, j'ai même trouvé des explosifs. J'ai aussi vu le siège des opérations extérieures de l'EI. Dans ce bâtiment ont été conçus et préparés les attentats qui ont frappé Paris le 13 novembre 2015. Aujourd'hui, il a été transformé en tribunal militaire.

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Au moins 300 djihadistes ressortissants ou résidents français sont encore présents sur le sol syrien

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L'un des buts de votre voyage était d'examiner le sort des djihadistes français retenus dans des prisons. Avez-vous pu en rencontrer?
Non. Les forces kurdes refusent qu'on puisse accéder à eux. Elles ne veulent même pas donner le chiffre exact des Français prisonniers. En outre, au moins 300 djihadistes ressortissants ou résidents français sont encore présents sur le sol syrien. Certains ont réussi à gagner l'Afghanistan ou la Libye. D'autres ont trouvé refuge dans la région d'Idlib, où sont rassemblés des opposants au régime de Bachar El-Assad, le président syrien, ou encore en Turquie.

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Pour la première fois, un lien a pu être établi entre Adrien Guihal et l'attentat de Nice du 14 juillet 2016

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Certaines figures du djihadisme français sont détenues dans le nord de la Syrie. Avez-vous obtenu des informations les concernant?
Oui. J'ai recueilli des éléments sur Adrien Guihal, par exemple [voir encadré ci-dessous]. Autrefois garagiste dans le Val-d'Oise, il était devenu l'un des plus éminents propagandistes de Daech en direction du territoire français. Pour la première fois, un lien a pu être établi entre cet homme et l'attentat de Nice du 14 juillet 2016, alors que rien ne semblait jusqu'alors permettre de rapprocher directement Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, l'auteur de cette tuerie qui a coûté la vie à 86 personnes, et l'EI. Il est détenu dans une prison au Kurdistan syrien. Les autorités kurdes m'ont assuré qu'il serait livré à la France si la justice française le réclamait, et qu'il pourrait être auditionné sur place si les magistrats le demandaient. Quelques orphelins, dont le sort est toujours en suspens, vont eux aussi être rapatriés.

La France semble réticente à juger elle-même ses ressortissants. Ne préfère-t-elle pas laisser ce soin aux tribunaux locaux?
Nous avons pu nous entretenir avec les deux coprésidents de la cour antiterroriste. Ils ont jugé environ 7.000 djihadistes syriens au cours des derniers mois ; 6.000 autres sont encore en attente. Le problème? Ils disposent de très peu de preuves pour régler le cas des étrangers. Et manquent cruellement de moyens matériels et humains. Jusqu'à récemment, ils préconisaient de renvoyer les terroristes dans leur pays d'origine. Désormais, ils prônent la création d'un tribunal international dont le siège se tiendrait dans la Syrie kurde. Ils proposent aussi d'examiner chaque dossier avant d'y apporter une réponse. A mes yeux, il serait préférable que la France décide de rapatrier ses ressortissants pour les remettre à la justice française, même du point de vue de notre sécurité. Les magistrats kurdes ne prononcent pas de peine supérieure à vingt ans pour des faits qui, ici, seraient passibles de la réclusion criminelle à perpétuité. Il serait en outre inconcevable pour les victimes que des individus potentiellement impliqués dans des attentats en France, échappent aux autorités françaises et ne répondent pas de leurs actes devant un tribunal français.

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Si nous abandonnons les djihadistes français à leur sort en Syrie, nous serons très vite incapables de savoir ce qu'ils deviennent

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En attendant une éventuelle décision, les détenus étrangers sont sous surveillance dans des camps. N'y a-t-il pas des risques? Saturation? Evasions?
Ces camps sont des bombes à retardement. Aujourd'hui, il y a autant de djihadistes français qui sont retenus par les Kurdes de Syrie que de revenants sur le sol national, soit environ 400. Il faut s'emparer du problème et désengorger d'urgence les camps où les étrangers se montrent très virulents. Les Kurdes m'ont indiqué qu'en raison des multiples incidents impliquant des femmes étrangères, ils envisageaient de créer des prisons pour femmes, mais ils n'en ont pas les moyens. Al-Hol, par exemple, a une capacité d'accueil de 20.000 places. On y compte plus de 70.000 détenus. Des tentatives de mutinerie ont été entreprises en avril dernier. Il y a quelques semaines, une Française est parvenue à s'évader. Elle a vite été interceptée, mais le règlement permet aux femmes de sortir du camp à condition d'être accompagnées. Je suis certain qu'il existe un chiffre noir des évasions de femmes. Cette situation intenable porte en germe une catastrophe humanitaire et à terme, sécuritaire. Ces camps deviennent des zones d'attente pour des djihadistes qui n'ont en rien renoncé à leur idéologie et qui entendent perpétuer le projet de l'EI.

Pourquoi êtes-vous plutôt favorable à des procès en France?
Un risque pèse sur nous, celui de la fragmentation de la menace. Si nous abandonnons les djihadistes français à leur sort en Syrie, nous serons très vite incapables de savoir ce qu'ils deviennent. Ne pourraient-ils pas se disperser et créer ainsi les fondements d'un nouveau danger visant la France? Je rappelle que dans cette zone, l'administration reste embryonnaire. Le manque de moyens est criant. En France, il serait beaucoup plus facile de les suivre et de mieux garantir notre sécurité. Les Kurdes de Syrie nous ont apporté une aide capitale dans la lutte contre l'EI, et hélas nous ne faisons rien pour les aider à neutraliser les vecteurs de cette menace.

Qui est Adrien Guihal?

Il est celui qui permet de matérialiser pour la première fois un lien entre l'Etat islamique (EI) et l'auteur de l'attentat de Nice, le 14 juillet 2016, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel. Né en 1985 à Paris, Adrien Guihal a été arrêté à Raqqa, le 19 mai 2018, avec sa femme et leurs six enfants. Il est aujourd'hui détenu par les forces kurdes, qui n'ont pas permis à ce jour aux Français de l'entendre. Proche des frères Clain, il est aussi soupçonné d'avoir été la voix française de l'EI lors de deux autres attentats commis sur le territoire national en 2016, l'assassinat d'un couple de policiers le 13 juin à Magnanville (Yvelines) et l'assassinat d'un prêtre le 26 juillet à Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime). Il a déjà été condamné en France en janvier 2012 à quatre ans d'emprisonnement dont un avec sursis pour un projet d'attentat visant un service de renseignement.

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Source : https://www.lejdd.fr/Societe/le-president-du-centr...