L’écrivain sans lecteur : les milliers de pages orphelines d’Henry Darger

Lundi 11 Mars 2019

En 1972, dans une maison de la banlieue de Chicago, le photographe Nathan Lerner et sa femme Kyoko montent débarrasser la chambre au-dessus de leur appartement, habitée, pendant de nombreuses années, par Henry Darger. Henry, c’est la personne que tout le quartier connaît comme le monsieur original, au manteau claquant dans le vent, qui dévalisait les poubelles de leur maigre larcin de magazine, de bouts de ficelle et d’autres objets qui n’avait de valeur que pour lui.


Le manuscrit aux 15.00 pages - crédit erican Folk Art Museum

 
À l’âge de 80 ans, sa santé défaillante, il a dû quitter son logement exigu pour partir en EMS [un EHPAD en France, NdlR]. Une histoire banale, commune à toutes les autres de ces personnes arrivées en fin de vie et devenues incapables de vivre seules.
 

Une œuvre de plus de 15.000 pages


Quand ses logeurs pénètrent dans le logement d’une pièce et demie, où ils n’ont plus mis les pieds depuis des années, ils s’apprêtent à livrer le poids de toute une vie au purgatoire du trottoir. Ce qu’ils y découvrent ne sera jamais jeté. Des tas de magazines – desquels Henry extrayait matière à collage et à décalque – empilés et tenus ensemble grâce aux fragments de ficelle qu’il nouait bout à bout. Sur le lit, une pile de plusieurs centaines d’aquarelles conservées dans de gigantesques fourres en carton.

Et deux manuscrits colossaux : l’un, de quelque 2000 pages, intitulé The History of My Life (L’histoire de ma vie, trad. Anne-Sylvie Homassel, ed. Aux forges de Vulcain), l’autre, de 15.000 pages, appelé In the Realms of the Unreal (Dans les royaumes de l’irréel, non traduit).

Ils réalisent qu’ils ignoraient l’essentiel de cet homme auquel ils apportaient parfois à manger, de peur qu’il ne meure de faim : son travail artistique, élaboré en patience et secret pendant plus de soixante ans. « On ne savait même pas où il dormait, car l’espace était complètement recouvert de feuilles et de journaux », témoignera Kyoko Lerner lors d’une soirée à la Collection de l’art brut de Lausanne en 2016. Quand Lerner retourne voir Darger à l’hôpital, il lui demande ce qu’il doit faire de son œuvre. Le vieil homme lui répond : « Gardez tout, faites-en ce que vous voulez. » 

Il décède à peine un an plus tard, tandis que le photographe entreprend de faire connaître son travail dans le monde entier. Très vite, on le catégorise sous la définition d’outsider art – traduction anglo-saxonne du concept européen d’art brut. La dénomination regroupe les créations produites dans un contexte autodidacte, hors des circuits traditionnels ou des exigences formelles et esthétiques du milieu de l’art. Une forme de retour à une pureté de création, une célébration de « l’art pour l’art » à son plus haut sommet.
 

Un écrivain sans lecteur


Si la critique internationale tend à garder de Darger ses aquarelles grand format – caractérisées par une symbolique guerrière et la figuration de petites héroïnes dotées d’un sexe masculin –, son œuvre est avant tout littéraire. Des milliers de pages de texte. Pour tout écrivain, cela donne le vertige. Darger ne souffrait pas du syndrome de la page blanche. Il écrivait de manière automatique, à la manière d’une machine. Avec autant de pages, on peut véritablement parler de l’élaboration d’un second monde d’encre et de papier, qui devait lui sembler au moins aussi réel que le nôtre. 

L’histoire qu’il raconte, c’est celle d’un cycle de violence, d’un univers où les adultes ont réduit les enfants en esclavage. Sept petites filles se dressent contre leurs bourreaux : les « Vivian Girls », qui se battent pour abolir leur tyrannie. Le livre n’a pas de fin, car la guerre qu’elles mènent est éternelle. Il est facile de voir dans cette diabolisation des adultes un écho de la vie de l’auteur, enfermé à l’âge de huit ans dans un institut pour enfants handicapés mentaux du Nebraska, où se pratiquaient encore des sévices corporels et des bains d’eau glacée. Quelle qu’en soit la genèse, Darger s’est attelé à son œuvre monumentale chaque soir en rentrant de son travail de plongeur dans un hôpital, inlassablement, nuit après nuit. 

Henry Darger's Apt.
l'appartement d'Henry Darger - jennybento, CC BY SA 2.0

 
Son écriture est illisible. Elle n’est qu’une accumulation de dates et de détails, autant d’éléments qui permettent, à force de répétitions, de faire « tenir » sa cosmogonie intime. Ce qui frappe, au-delà de l’ampleur du récit, c’est la force créative dont l’auteur a fait preuve pour se livrer à un travail d’une telle ampleur. Chose plus incroyable encore, d’après ce qui est connu de sa vie, il n’a jamais cherché à se faire publier. Il n’a pas non plus apporté à son texte de travail de relecture, pourtant crucial au métier d’écrivain. Il n’était peut-être même pas son premier lecteur, car c’était l’acte d’écrire, plus que son aboutissement, qui lui importait. C’était dans ce geste jubilatoire qu’il y trouvait du sens.
 

Les folies de l’écriture


Le cas d’Henry Darger met en lumière une question essentielle : pourquoi écrit-on ? Pour soi-même, pour les autres ? Pour personne ? Beaucoup diront qu’ils ont des choses à dire, qu’ils souhaitent amener une rencontre, un débat, ou un moyen de s’évader. D’autres encore qu’ils écrivent pour les lecteurs. Peut-être est-ce trop présomptueux, qu’il faudrait tout simplement reconnaître qu’on écrit avant tout pour soi, pour satisfaire ce besoin de création qui habite les êtres humains dès l’enfance. 

La forme d’art qu’a poursuivie cet homme est-elle donc la plus noble ? La plus pure ? Écrire pour soi, pour l’art, pour l’écriture, en se moquant de la vanité des ventes et du public. On l’a taxé de génie, mais aussi de fou et de malade mental. Quand on évolue dans le monde littéraire, on se demande si on ne l’est pas aussi un peu. Pourquoi ce livre, et pas un autre ? Pourquoi certains restent-ils confinés à l’obscurité, tandis que d’autres effectuent leur tour de piste, parfois bien bref, dans la lumière ?

Peut-être qu’un texte ne devient un roman qu’à travers ses lecteurs. Que, dépourvu de l’œil qui le fait vivre une seconde fois, il n’est qu’un amas de feuilles inertes. La question reste ouverte. À tout le moins, je me demande quelle folie est la plus grande : celle d’écrire plus de 15’000 pages sans jamais chercher de lecteur, ou celle d’écrire une centaine de pages en espérant qu’elles en trouveront des milliers.


Texte de Chloé Falcy, publié dans le cadre du partenariat entre la Fondation pour l'Ecrit et ActuaLitté. Cette dernière propose un programme, De l’écriture à la promotion, offrant à 10 jeunes auteurs de découvrir l’industrie du livre. À travers ActuaLitté, leur est proposé un espace d’expression spécifique, où il leur était proposé de publier un texte en lien avec l’histoire littéraire.

 

Source : https://www.actualitte.com/article/monde-edition/l...

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