Justice, rumeur et vérité

Mercredi 28 Février 2018

La rumeur et la calomnie sont bien des maux de notre temps. Non pas que les exemples manquent, à travers l’histoire, de personnages sacrifiés au totem des préjugés, de puissants courtisans déchus de toute fonction après avoir été calomniés, ou même de simples anonymes brisés par la médisance de leurs voisins. Mais il faut bien avouer que le monde va plus vite, que la planète entière est connectée et que tout un chacun peut désormais avoir un avis sur tout et le faire connaître à tous. En conséquence, la rumeur va plus vite et fait plus de dégâts. Elle se propage comme une traînée de poudre et se joue des frontières, alors que la justice est lente et s’arrête là où finit l’Etat.
Aujourd’hui plus que jamais auparavant, c’est donc d’abord devant le tribunal des médias et des réseaux sociaux que les coupables comme les innocents sont condamnés. La rumeur, voyeuse et désinvolte, s’est en quelque sorte substituée à la justice, aveugle et intransigeante. Nous, simples justiciables, n’y avons pas gagné au change.  Car, sous le règne de la rumeur, la justice et sa quête de vérité n’existent plus. Il n’y a plus que la colère ou l’enthousiasme, la vengeance ou le désir. La rumeur est passion volage quand la justice doit-être de marbre. Elle travestit la voix du peuple en une ignoble cacophonie. Et quand elle étend son emprise, la vox populi n’a plus rien d’une vox Dei. Elle devient au contraire le cri sourd d’un pays enchaîné à ses mensonges et à ses fausses certitudes. Car une nation où la rumeur guide la Justice est en perdition, livrée aux démons, non pas du peuple, cette abstraction qui nous unit, mais d’une foule anonyme qui s’entre-déchire. Le règne de la rumeur, avec son cortège de dénonciations, de procès en réputation et de chantages, signe la défaite de la raison et la victoire de nos bas instincts. Il marque aussi notre incapacité à vivre ensemble et à fraterniser malgré nos différences.
Mais il ne suffit pas d’en faire le constat. Encore faut-il comprendre que le seul moyen de faire taire une rumeur est de faire éclater la vérité au grand jour. Et c’est ici que l’actualité vient en renfort : l’affaire Taoufik Bouachrine qui agite en ce moment toutes les rédactions de ce pays est un test de plus pour la justice marocaine. Il est certes encore trop tôt pour se solidariser ou prendre ses distances avec le directeur d’Akhbar Al-Yaoum et Al-Yaoum 24.
Nous devons, sur ce chapitre, nous borner à rappeler l’évidence : malgré la gravité des accusations et jusqu’à preuve du contraire, Bouachrine reste innocent.
Par contre, nous ne pouvons nous taire sur le premier doute qui a assailli nombre d’entre nous : le journaliste fait-il les frais d’un coup monté ? L’existence même de ce soupçon révèle l’ampleur du discrédit qui touche notre système judiciaire et le manque de confiance dont il pâtit. De fait, au-delà de l’avenir personnel du principal concerné, « le cas Bouachrine », avec tout son potentiel de nuisance médiatique, est l’occasion pour la Justice marocaine de redorer son blason, elle dont l’image est déjà passablement écornée par le procès fleuve des militants du Hirak et la stérilité des audiences qui y sont tenues. Dans « l’affaire Bouachrine », ce n’est visiblement pas la sécurité de l’Etat qui est en jeu et, contrairement à d’autres procès de journalistes ou à celui du Hirak, aucune justice d’exception ne peut ici se justifier. La vérité doit éclore, lumineuse, pure et entière, et non pas obscure, tronquée ou souillée de l’immonde sceau de la rumeur. La vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Ni plus, ni moins… Parce que nous ne pouvons plus nous suffire de demi-mensonges et de faux-semblants, parce que la justice est rendue au nom du roi et que la confiance en nos institutions est la première des allégeances, notre système judiciaire doit se montrer à la hauteur du cas Bouachrine et le traiter dans la plus grande neutralité, loin de toute manipulation politique.


Source : https://ladepeche.ma/justice-rumeur-et-verite/...