Il a passé deux mois à ne s'informer qu'avec la presse écrite

Samedi 10 Mars 2018

Temps de lecture: 2 min

Farhad Manjoo est le monsieur «état de l'art» de la rubrique Business Day du New York Times. Pendant deux mois, c'est l'état de l'art médiatique qu'il a tâché d'investiguer, par la négative: ne tirer ses nouvelles du monde que par les journaux imprimés, à l'exclusion du numérique –exit les alertes, notifications, réseaux sociaux et autres addictifs pixelisés.

À partir de janvier, il s'est limité aux quotidiens du Times et du Wall Street Journal, à un journal local, le San Francisco Chronicle, à un magazine hebdomadaire, The Economist... et tout de même, à quelques podcasts et bulletins d'information.

«En gros, j'essayais de ralentir les nouvelles –je voulais toujours être informé, mais je cherchais des formats qui faisaient primer la profondeur et la précision sur la vitesse», explique-t-il.

Le temps de la digestion médiatique

Le 14 février, Nicolas Cruz déboulait dans un lycée de Floride, armé d'un fusil semi-automatique AR-15, faisant dix-sept morts, ébranlant une fois de plus les États-Unis. Dans les vingt-quatre heures qui ont suivi le massacre, il s'est fait un grand silence: celui, notamment, du temps de livraison des journaux. Celui aussi de ceux restés sourds aux sirènes d'internet. Pendant que Manjoo attendait son facteur, les clameurs battaient leur plein sur la toile.

«Il y a beaucoup de choses que j'étais content de manquer. Par exemple, je n'ai pas vu les fausses déclarations –possiblement amplifiées par des robots de propagande– selon lesquelles le tueur était un gauchiste, un anarchiste, un membre de l'organisation État islamique et peut-être juste un parmi de multiples tireurs. J'ai manqué le rapport de Fox News l'attachant aux groupes de résistance syrienne avant même que son nom ne soit divulgué. Je n'ai pas non plus vu la déclaration relayée par de nombreux organes de presse (y compris le New York Times) de même que par le sénateur Bernie Sanders et d'autres libéraux sur Twitter d'après laquelle le massacre était la 18e fusillade dans une école de l'année, ce qui n'était pas vrai.»

Hystéries complotistes et «bulletins à moitié cuits» évacués, Manjoo se retrouvait donc avec sa petite pile de journaux: quarante minutes à «lire attentivement l'horreur de la fusillade et le million d'autres choses que les journaux avaient à [lui] dire». C'est un éloge de la lenteur qui suit:

«Non seulement j'avais passé moins de temps avec l'histoire que si j'avais suivi son déroulement en ligne, mais j'étais aussi mieux informé. Parce que j'avais évité les erreurs innocentes –et les mauvaises indications plus malveillantes– qui avaient imprégné les premières heures après la fusillade, ma première expérience de la nouvelle était un compte-rendu exact des événements réels de la journée.»

Prendre du recul

La pression exercée par les réseaux sociaux à l'égard des médias a mené à une accélération du rythme médiatique: ce sont moins désormais les presses qui gémissent que les alertes qui bourdonnent. Mais «la vraie vie est lente», rappelle Manjoo, enfonçant une porte pas si ouverte que ça du moins un peu refermée par les réseaux sociaux.

«Il faut du temps aux professionnels pour comprendre ce qui est arrivé, et comment cela s'inscrit dans un contexte. La technologie est rapide. Les smartphones et les réseaux sociaux nous donnent des faits sur des nouvelles beaucoup plus rapidement que nous ne pouvons leur donner du sens, laissant spéculation et désinformation combler le vide», poursuit-il.

Après cette prise de recul, la conclusion de Manjoo n'est pas que les journaux sont formidables, mais que le prisme médiatique des réseaux sociaux est somme toute très mauvais, et relève de luttes idéologiques plus que de l'information:

«Les gens ne publient pas seulement des histoires –ils publient leurs positions sur des histoires, citant souvent des parties clefs d'une histoire pour souligner à quel point cela prouve qu'ils ont raison, de telle sorte qu'on n'exige jamais des lecteurs de plonger dans les histoires pour en ressortir avec leur propre opinion.»



Source : http://www.slate.fr/story/158650/deux-mois-informe...