De l'usage de "Âdi" pour parler de sa vie au psychologue: cinq questions à Saad Belgnaoui, auteur de "Psychanalyse de la vie ordinaire"

Lundi 22 Mars 2021

​Rabat - Le livre "Psychanalyse de la vie ordinaire" du psychanalyste et professeur de psychologie à l'Université Hassan II de Casablanca Saad Belgnaoui, nouvellement paru aux éditions "L'Harmattan", ne sonne le tocsin ni de l'anormal ni de l'extraordinaire, mais plutôt de l'ordinaire, du "Âdi" et, soit dit en passant, du banal. Réponses devenues presque machinales chez la plupart des gens dès qu'ils sont invités à qualifier leur vie au psychologue. Dans cet entretien à bâtons rompus à la MAP, M. Belgnaoui explique sa démarche littéraire, ausculte le principal paradigme de son œuvre, revisite ses corollaires et lorgne la suite de sa saga psycho-romanesque.


1- Votre ouvrage, « Psychanalyse de la vie ordinaire », emprunte du « roman » et prête en même temps à l’essai. Peut-on dire qu'il était indispensable pour vous de procéder ainsi ?

Tout est venu de ma passion pour le roman ce qui m’a joué un mauvais tour. Elle a incidemment façonné mon style dans le texte scientifique. Pareillement, la complexité psychique requiert-elle justement une précision du mot pour nommer le vécu resté longuement dans l’obscurité, afin de le rendre représentable, pensable. Dans la même veine, le ressenti de joie, suscité par le mot, dans la découverte de la réalité psychique ouvre ainsi, chez le lecteur, des perspectives considérables.

2- Objectivement, le livre aborde en long et en large les différents problèmes d’ordre psychologiques de la société à l’aune d’exemples concrets. Ne s’agissait-il pas d’un pari risqué de traiter de tels « maux » en aussi peu de mots (154 pages) ?

L’économie de l’usage du mot chez un psychanalyste est une pratique clinique courante. L’interprétation proposée au patient doit intervenir au moment même où il devient prêt à l’entendre. L’imbroglio de ses souffrances psychiques lui devient de plus en plus assimilable.

En effet, c’est un pari risqué, tout comme dans l’agriculture. En plus de labourer la terre, de l’ensemencer, de la semer, l’alliance des éléments est fortement requise.

3- Vous avez visité, soit pour la première fois, le phénomène du "Âdi" (l'ordinaire ou le normal) que vous disséquez en revisitant les gros « dossiers » de la psychanalyse (angoisse, peur anxiété, etc.). C'était pour vous une façon d’expliquer que ledit terme devient la trame de fond de tous les problèmes ? Le train qui cache beaucoup d’autres ?

Déjà, Freud avait observé chez ses patients des opérations psychiques des plus étonnantes. Une contrainte à l’association et une fausse connexion. Due à une exigence de confort psychique, toute personne éprouve un sentiment de contrainte, de chercher des explications à ses difficultés et à ses conflits. D’une manière générale, on cherche les causes dans le factuel.

Une telle disposition psychique est assez courante tant il est laborieux de questionner son intériorité psychique, d’interpeller sa propre histoire qui l’a constitué, particulièrement quand les situations conflictuelles se répètent presque à l’identique.

"Âdi" est le terme communément utilisé, qui revient "spontanément" à l’esprit pour s’obliger à ne pas aller vers le véritable chemin "la bonne connexion", vers ce passé qui a du mal à passer.

4- Outre votre formation et votre métier de psychanalyste, l’on peut dire que c’est votre absorption quotidienne des récits de vie de vos patients qui a éclos l’écrivain que vous êtes devenu ?

Dès lors qu’une personne entame le récit de sa vie, tout son être devient vivifié, irrigué, enraciné. Elle engage sans peine, une attention soutenue chez qui veut bien l’entendre.

Seulement, écouter en silence avec un regard soutenant n’est vraiment pas naturel chez l’être humain. Bien au contraire, le besoin de parler est souvent impérieux, véhiculant souvent des enjeux psychiques impatients de se réaliser sous le chapeau des mots.

Écrire signifie qu’un psychanalyste demeure aussi une personne comme tout le monde. Il ne peut s’empêcher de répondre à ce même besoin de parler, mais à sa manière, en écrivant.

5- Maintenant, que votre livre sur le "Âdi" est sorti, à quand un autre livre sur le "Machi Âdi" (l’extraordinaire) ?

Il est avéré que le terme "Machi Âdi" éveille vite l’attention et interpelle l'esprit. Il est si condensé de sens qu’il se dépêche de fixer l'autre dans une position paradoxale, oscillant entre une attirance et un rejet bien compréhensible. On aime tous être totalement "Âdi", bien dans sa peau, heureux, satisfait de son sort, avec un regard plein d’espérance orienté vers d’autres satisfactions à venir.

Le "Machi Âdi" signifie que ce plan ne marche pas comme prévu, et ne peut d’ailleurs l’être chez aucune personne. Heureusement que le début était catégoriquement différent. Nous avons tous vécu au commencement un moment d’immense félicité inconsciente. La période embryonnaire, inaugure un processus de croissance qui frôle la perfection, si bien que la réalisation, de tous les besoins, intervienne avant même qu’ils le deviennent. Ce qui est un premier extraordinaire.

Le plaisir de vivre est de tout temps menacé par le trouble qui le perturbe, voire l’empêche de se déployer. "Âdi" ne peut, ainsi, exister sans son trouble-fête "machi Âdi", ce qui est un second extraordinaire en soi.

Oui, bien sûr, une suite à cet ouvrage est en cours, et me voilà embarqué dans une voie qui n’était pas coutumière de mon ordinaire marocain. Oserais-je dire qu’un troisième extraordinaire peut toujours advenir dans la trajectoire de chaque sujet ?

MAP - Saad BOUZROU