Après près d'un siècle de parlementarisme, la Turquie opère le virage de la présidentialisation

Mardi 19 Décembre 2017

Istanbul - En "légalisant" par référendum constitutionnel la présidence de "facto", le président Erdogan a concrétisé le vœu, longtemps caressé, du changement de régime, un couronnement d’un long processus politique ayant mené à "la réforme la plus importante de l’histoire" du pays pour placer en orbite "la nouvelle Turquie".


Cette volonté de transformer la nature du régime du parlementaire au présidentiel a été défendue par le chef de l’Etat, jusque-là remplissant des fonctions honorifiques, depuis des années avant que le putsch militaire raté de juillet 2016 ne la propulsa en première loge des priorités du pays d’autant que l’armée, réputée pour être la gardienne de la République, a été "vassalisée" suite à la détention de milliers de militaires dont plus d’une centaine de généraux pour implication insurrectionnelle.

Pour défendre mordicus cet objectif, M. Erdogan, qui a piloté l’action du gouvernement grâce à la majorité parlementaire et un chef de gouvernement dévoué, n’a eu de cesse, en recourant à l’onction populaire pour avoir été le premier chef de l’Etat élu au suffrage direct et à la "Milli Iradi" (volonté nationale), de justifier ce besoin de changement par l’obligation d’un centre de décision "prompt à agir et à décider, ce que ne permet pas un régime parlementaire lent".

Ce changement s’inscrit dans la continuité de la politique du parti Justice et développement (AKP, au pouvoir depuis 2002) cofondé par M. Erdogan, ses dirigeants estimant cette réforme garante de la stabilité d’un exécutif fort sans tomber dans les "tiraillements" des coalitions à l’origine des instabilités des années 1970 et 1990 et avec un "chapelet" de soixante-dix gouvernements, depuis la création de la République en 1923 (94 ans), soit une moyenne d’un cabinet tous les 1,5 an.

Avec une constitution héritée d’un coup d’État (1982), "le pays n’arrive plus à s’orienter puisque la boussole (constitution) est en panne, ne fonctionne plus et le bateau risque de couler ou d’échouer", a affirmé le chef du gouvernement Binali Yilidirm, qui sera le dernier Premier ministre du pays, pour justifier ce changement afin que "le pouvoir soit directement accordé par le peuple". La Constitution abolissant la primature.

Par deux fois en 2017 et 2013, le Parlement a échoué à rédiger une nouvelle loi fondamentale en raison du refus de l’opposition qui appréhende "les dangers d’une concentration de pouvoirs entre les mains d’un seul homme".

Cependant, le résultat du référendum (51,4 pc) vient confirmer la polarisation du pays entre la Turquie conservatrice (Anatolie centrale et Mer noire) et celle laïque et parlementariste (côtes occidentales) ayant voté contre la présidence exécutive dont Izmir (68,7 pc), bastion de l’opposition, mais surtout Ankara (51,4 pc) et Istanbul (51,2 pc).

Ces deux dernières à mairie AKP ont rompu avec le soutien habituel, estime l’analyste politique Murat Yetkin pour qui, ce changement radical "bouleversant les fondamentaux de la république ne peut s’appuyer sur une si courte majorité et, de surcroît, contestée" par l’opposition.

Depuis son arrivée au pouvoir, l’AKP a constamment fait progresser son score à l’exception de la parenthèse de juin 2015 quand il avait perdu, pour la première fois, sa majorité absolue parlementaire tout en restant première formation politique avant de la récupérer aux législatives anticipées (novembre suivant).

Et la dilapidation des points au référendum dans les grands centres urbains (Istanbul et Ankara), jusque-là de solides socles pour l’AKP, est perçue comme "le signe d’un échec du parti", souligne-t-il.

Pour éviter plus de "rétrécissement" de l’influence de l’AKP, le président Erdogan a imposé les départs "forcés" des maires des grandes villes pour "injecter du sang neuf" dans les structures du parti mais aussi dans l’espoir d’endiguer la baisse de popularité de sa formation, estime l’universitaire Nuri Özgur.

Le parti place déjà dans sa ligne de mire le scrutin municipal (mars 2018) à valeur de test pour entretenir la "culture" de la victoire en prévision des législatives et présidentielles, dorénavant concomitantes, en novembre 2019.

Avec ce succès référendaire, le président, dont le mandat arrive à terme en 2019, a remporté le premier round et doit s’attaquer aux présidentielles qui changeront complètement la physionomie du système politique avec l’entrée en vigueur de cette constitution.

Elles lui permettront de se maintenir au pouvoir jusqu’en 2029 au cas où le compteur des deux quinquennats prévus par la nouvelle loi fondamentale est remis à zéro en 2019 et, même, au-delà si le parlement s’auto-dissout alors que le président accomplit son second mandat.

Dans cette dernière éventualité, le chef de l’Etat peut se représenter et effectuer, en cas de victoire, un troisième mandat.


MAP - Khalid Abouchoukri