Ahmed Herzenni: ‘‘Les ingrédients de la révolution sont déjà là’’

Lundi 1 Juin 2020

BAB: En plus d'être un virus fatal, Covid-19 semble être une révolution mondiale à tous les niveaux. Qu'en pensez-vous ?
Ahmed Herzenni: On ne peut pas dire que le COVID-19 est, ou peut causer, une révolution mondiale. Une révolution, mondiale de surcroît, ne peut être faite que par les gens, pas par un virus, aussi fatal soit-il, surtout s’il est fatal. La pandémie actuelle crée peut-être des conditions objectives d’une révolution, qui d’ailleurs n’a pas besoin d’être violente. Encore faut-il, d’abord, la neutraliser. Encore faut-il, ensuite, qu’une volonté collective de changement radical s’affirme, le plus largement possible. Et encore faut-il, finalement, que cette volonté se traduise dans des programmes alternatifs précis. Avant le Covid-19, la planète avait atteint un degré de surchauffe intolérable. En 2018 déjà (le 1er août exactement), elle dépassait ses capacités annuelles de reproduire les ressources naturelles nécessaires à la production et d’absorber le gaz à effet de serre émis par les activités productives. Autrement dit, la planète commençait à “bouffer son capital”. Le monde produisait trop, consommait trop, et par ailleurs distribuait très mal, de manière outrageusement inégalitaire. Malgré une série de COPs, les nations du monde ont été incapables de “corriger le tir”, surtout après que les USA se soient retirés de l’accord de Paris, émanant de l’un de ces COPs.
C’est dans ces conditions que surgit le Covid-19. Ce virus est donc le grain de sable qui grippe un moteur emballé qui se serait de toute façon essoufflé tôt ou tard, comme l’annonçaient des récessions de plus en plus fréquentes, s'il n’explosait pas. Grippage salutaire donc, s’il n’emporte pas trop de vies. Mais dès maintenant, il faut s’attacher à imaginer, expérimenter, mettre en place des manières alternatives de produire, de consommer, de répartir. À cette condition, seulement, pourra-t-on parler de révolution. Bien entendu, cette révolution des modes de production, de consommation et de répartition suppose un ré-ordonnancement des valeurs qui doivent gouverner la vie des sociétés. L’égalité, me semble-t-il, émerge comme la valeur la plus haute. Il devrait être désormais interdit de laisser les écarts sociaux dépasser un taux déterminé. La santé - celle des individus, des collectivités et des composantes de la nature– s’impose également comme une valeur cardinale. Dans la production, après avoir déterminé ce qui mérite d’être produit, ce sont probablement les valeurs de convivialité et (donc) d’autonomie telles que les définissait un Ivan Ilitch qui devront être privilégiées. Toutes ces valeurs n’auront de chances de prévaloir effectivement que si elles sont universellement embrassées et universellement “implémentées”, ce qui appelle la construction d’un nouvel ordre politique mondial, fondé sur les principes de paix, et, pourquoi ne pas l’espérer, le souhaiter, le revendiquer, de désarmement général..
 
En dehors de l'économie, quelle évaluation faites-vous des dégâts causés par le Coronavirus au Maroc et ailleurs ? Sinon, peut-on parler d'aspects positifs de cette pandémie ?
Les dégâts causés par le Covid-19 sont d’abord les pertes en vies humaines. Ensuite, ce sont les dégâts économiques. La production baisse déjà un peu partout. Des entreprises ferment ou même déclarent, déjà, faillite. Les pouvoirs d’achat vont sûrement baisser. Beaucoup de commerces vont disparaître. Au-delà, il y a des dégâts au niveau des administrations, au niveau du moral des gens qui se voient du jour au lendemain privés de certaines de leurs habitudes, voire quelque peu de leurs libertés…
En revanche oui, cette pandémie a indéniablement des “aspects positifs”. Elle a forcé une prise de conscience de la gravité de l’état où était parvenue la planète. Elle a obligé les Etats à déployer leurs capacités de riposte – malheureusement inégales. Elle a suscité des élans de discipline et de solidarité inédits. Sans oublier des effets de “débureaucratisation” des procédures administratives et de substitution du commerce électronique au commerce conventionnel, de promotion du travail à distance, de dépollution, etc. Des ingrédients de la révolution future sont déjà là.

L'Organisation mondiale de la santé a qualifié, du point de vue sanitaire, le Coronavirus de “pandémie”. Comment le qualifieriez-vous d'un point de vue philosophique ?
D’un point de vue philosophique, le Covid-19 est un… coup de poing que nous recevons tous sur la g….., parce que nous n’avons pas fait attention à tous les avertissements qui nous ont été lancés, qu’il s’agisse des protestations populaires, des crises sanitaires, des crash financiers, des manifestations de changements climatiques… On dit que l’étonnement est le premier pas sur la voie de la philosophie. Un bon uppercut ou, encore mieux, un bon coup au ventre est encore plus efficace.
Demandons-nous tous maintenant ce que c’est qu’une vie bonne: est-ce la poursuite d’une domination illusoire de la nature, d’une croissance sans limites, d’une consommation effrénée et d’une supériorité tout aussi illusoire par rapport à son prochain, ou est-ce la construction et l’entretien patients d’un vivre-ensemble convivial, marqué par l’amitié, avec la nature aussi, malgré ses excès parfois ?

D'un point de vue sociologique, quelle analyse faites-vous de la réaction sociale face à cette pandémie ?
Qu'est-ce qui a changé dans notre comportement, notre mode de vie... ? Il est encore trop tôt pour prétendre cerner tous les changements sociaux induits par l’intrusion de la pandémie. Cependant, je crois possible de souligner déjà avec un minimum d’assurance quelques tendances. La première est une double tendance, à plus de progrès dans l’individuation, et à plus de solidarité. Le citoyen est invité à s’occuper d’abord de lui-même, à maintenir une distance physique par rapport aux autres individus, y compris ceux de sa famille, à s’épargner et épargner aux autres trop d’effusions… Tout cela l’amène à acquérir une perception renouvelée de lui-même en tant qu’individu distinct de sa famille, et davantage encore de sa tribu, de son quartier, de sa ville, voire de sa nation. Distinct et responsable de lui-même, mais aussi des autres. Ce qui fonde une nouvelle solidarité qui s’étend à l’échelle de toute l’humanité, qui se base sur le fait d’être un être humain. La deuxième tendance est à une confiance retrouvée ou en train d’être retrouvée entre les populations et l’Etat. La manière dont l’Etat, sous la direction personnelle de Sa Majesté le Roi, a géré la riposte au Covid-19, a forcé le respect du public – à l’étranger aussi d’ailleurs. Les citoyens se sont pliés volontairement, de manière générale, aux injonctions des autorités. On a souvent vu des scènes de “fraternisation” émouvantes entre citoyens et membres des forces de l’ordre. Ces dernières semblent être remontées de manière fulgurante dans l’estime des gens. Si cette tendance se confirme, et rien n’indique qu’elle ne se confirmera pas, son effet sur l’avenir politique du pays, et nommément sur le processus de démocratisation, sera immense.
Un secteur de la vie sociale qu’il faudra observer avec la plus grande attention est celui de la consommation. La frayeur des premiers jours étant passée, les citoyens - du moins ceux qui en ont les moyens – vont-ils rester soumis à leur boulimie et continueront-ils à accumuler, entre autres, des stocks de nourritures chez eux, ou allons-nous nous orienter vers des modes de consommation plus sobres, plus économes, et néanmoins plus équilibrés et plus sains ? Le Ramadan qui approche nous livrera la réponse.

Théorie du complot, superstitions, origine du virus... le coronavirus oscille entre le factuel et le fictif, le rationnel et l'irrationnel, le réel et la métaphysique. Quelle analyse en faites-vous ?
Je crois que spéculer sur l’origine du virus est de très peu d’utilité pour l’instant. L’urgent est de le neutraliser, avant ou après l’avoir disséqué pour déterminer sa nature.

La pandémie des fake news est l'autre front de la bataille mondiale contre le coronavirus. Elle s'avère être un danger encore plus grand que le coronavirus. Y a-t-il un moyen pour y remédier ?
Oui, je suis d’accord que la pandémie des fake news est encore plus dangereuse que celle du Covid-19. Elle a d’ailleurs bien entendu précédé celle-ci et est prête, par définition, à amplifier n’importe quelle autre, voir en l’occurrence à en inventer. Les moyens d’information sont devenus tellement nombreux, tellement puissants, et tellement divers que pour se maintenir et peut-être prospérer, l’information vraie et vérifiée n’étant jamais suffisante, ils doivent sinon fabriquer de l’information fragile eux-mêmes du moins en laisser d’autres en fabriquer et passer, eux, leur pléthore de temps à soi-disant examiner, commenter, éventuellement démentir le produit toujours frelaté qu’on leur livre. Il y a ainsi une division du travail qui s’installe entre médias plus ou moins respectables ou plus ou moins immondes et dont la seule raison d’exister, sauf rares exceptions, est de perpétuer le fonctionnement d’une vaste entreprise de…désinformation des populations. On nous dit que la vérité n’importe plus (certains parlent d’“ère post-vérité”). Je reconnais que philosophiquement, on peut très bien, sans nécessairement jouer, défendre ce point de vue. Mais c’est justement parce qu’il n’y aurait pas de vérité absolue, définitive, accessible à tout un chacun, qu’une éthique s’impose, comme une politique au sens aristotélicien d’ailleurs, afin de conjurer le chaos. Le chaos, c’est ce qui est préfiguré aujourd’hui par les soi-disant systèmes d’information.
 
Comment y remédier ?
Par l’effort individuel bien sûr: choisir ce qu’on regarde, lit ou écoute et se rendre sourd et aveugle à tout le reste. Mais cela ne suffira pas. Comme dans les domaines de l’environnement et de l’économie, il faudra bien qu’une éthique soit imposée par en haut, même s’il est légitime, avec le retour de l'État, de craindre des dérives autoritaires.

La culture, est-ce un luxe en ces temps de crise ? Les politiques, scientifiques, économistes et professionnels de la santé monopolisent la parole aux dépens des artistes, intellectuels et hommes de lettres... Pourtant, le recul, la lucidité et la pensée profonde de ceux-ci peuvent être d'une grande utilité. Qu'en pensez-vous ?
Justement, les systèmes de désinformation tels qu’ils ont sévi jusqu’à maintenant ont réussi à marginaliser la culture, à en faire au mieux une sorte de fast-food. De manière générale, le fonctionnement du monde ne permettait pas la sérénité nécessaire à la réflexion et au débat authentiques. Aujourd’hui, grâce au “grain de sable”, peut-être les choses vont-elles changer. Déjà, à l’échelle internationale, des voix s’élèvent pour réclamer que le monde soit repensé (voir la couverture du dernier numéro du Courrier International). Qui peut le faire sinon les hommes de culture, liés au peuple bien entendu ?

Pour nombre de nos concitoyens, le coronavirus évoque une certaine “malédiction”, une “sanction divine”... D'où l'exemple récent de la violation par certains de l'état d'urgence sanitaire. Qu'en pensez-vous ? Et comment la foi peut-elle aider le monde à remonter la pente ?
La foi peut certainement aider le monde à remonter la pente, mais le problème avec la foi, c’est qu’elle ne s’administre pas. Les hommes de religion n’ont pas à encadrer les citoyens. Ceux-ci sont matures et nous avons signalé que cette crise les a aidés à avancer davantage dans leur processus d’individuation. Ils sont d’ailleurs suffisamment imprégnés d’un message qui date maintenant de quinze siècles. Ce sont les partis politiques, les syndicats et les organisations civiles qui doivent les encadrer. Les hommes de religion confortent dans leur foi ceux qui le leur demandent.
Quant aux énergumènes qui ont bravé les instructions de confinement, ils ont reçu la seule réponse qu’ils méritent.

Coronavirus et droits de l'Homme, y a-t-il un rapport ?
Un rapport qui crève les yeux ! N’avons-nous pas parlé de la centralité de la santé dans tout modèle de développement digne de ce nom? N’avons-nous pas évoqué les corollaires de cette priorité, à savoir tous les autres droits économiques et sociaux ?
Par ailleurs, n’avons-nous pas souligné que la crise actuelle nous dénude tous de nos oripeaux tribaux ou même nationaux, pour nous exposer dans notre “unicité” d’être humain ? C’est à partir du moment où on ne voit dans toute personne que l’être humain que commencent les droits de l’homme.
La pandémie du coronavirus est intervenue en plein chantier de réflexion nationale autour du nouveau modèle de développement chapeautée par la Commission Benmoussa. Comment et pourquoi la crise de Covid-19 devra-t-elle impacter ce processus ?
Je crois qu’il est assez évident que la crise du Covid-19 a mis un gros zoom sur ce qui doit être la clé de voûte de tout modèle de développement : la santé des citoyens. Bien sûr, cette priorité absolue a des prérequis et des corollaires : une infrastructure adéquate (des unités de suivi et de soin publiques bien réparties sur le territoire national et bien équipées), une offre de formation généreuse, l’instruction pour tous, ne serait-ce que pour que les citoyens puissent participer éventuellement à leur propre prise en charge médicale, un logement au moins salubre pour tous.
En somme, le Covid-19 nous dicte en quelque sorte les grands titres essentiels du volet social de tout modèle de développement digne de ce nom. Reste bien sûr tout le volet “création, et répartition de richesses, y compris l’emploi”. J’espère que nous n’aurons pas besoin d’un autre virus pour le remplir.

Comment voyez-vous le Maroc avant et après le coronavirus ?
Nous, Marocains, avons un défaut majeur: la nonchalance. Nous pouvons, vite, nous enthousiasmer pour quelque chose, faire preuve d’une énergie et d’une ingéniosité insoupçonnables pour accomplir telle ou telle tâche. Mais tout aussi vite notre enthousiasme peut retomber, et nous revenons à une sorte d’insouciance, nous traînons les pattes, nous tirons au flanc, nous reportons aux calendes grecques ce que nous pouvions faire tout de suite. C’est ainsi que l’élan de civisme suscité par la constitution de 2011 n’a pas tardé à laisser place à une certaine démobilisation, pour ne pas dire à une démoralisation certaine. Peut-être la gestion politique de la période a-t-elle précipité cette involution, toujours est-il qu’on a vu se propager une certaine distanciation par rapport à la chose publique et se répandre toutes sortes d’incivilités, voire de comportements agressifs sinon carrément violents. Plus grave, il semblait que les autorités publiques toléraient ces débordements.
Puis vint le virus. Certains ont, à juste titre, parlé de métamorphose à propos de nos concitoyens. On voit se manifester, en effet, un peuple capable de discipline et de solidarité. Pourvu que ça dure au-delà de la crise.

Dans un autre contexte, vous avez vécu un “confinement“ d'une longue durée et d'un autre genre (la prison). Que vous inspire le “confinement sanitaire“?
Les situations sont différentes. Mon confinement précédent n’était pas volontaire ni accepté, j’étais en compagnie de camarades mais pas de ma famille, et j’espère que le confinement actuel ne sera pas aussi long.
Ceci dit, tous les confinements, même avec des êtres aimés, présentent des risques. Je souhaite à tous mes compatriotes confinés qu’ils apprennent vite à gérer leur confinement de manière à préserver leur équilibre, leur vitalité et la qualité de leurs relations entre eux.


Source : http://www.babmagazine.ma/ahmed-herzenni-les-ingre...

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