Pierre Soulages : un artiste "outrenoir"

L’homme est tout de noir vêtu. Il se promène au milieu de ses œuvres, tranquillement. Lorsqu’il s’arrête devant l’une d’elles, il disparaît, comme aspiré par la toile et ses profondeurs infinies. Seul son visage, pâle et lumineux, flotte sur la surface noire, tour à tour lisse ou accidentée. Nul doute, l’artiste fait corps avec sa peinture, il incarne sa peinture. Comme ses tableaux, de grands polyptiques suspendus dans l’espace en un vaste ballet noir, il est grand. Comme ses tableaux, il est imposant, presque intimidant. D’ailleurs, lorsqu’il donne sa conception du noir, sa couleur fétiche, il semble presque réaliser un portrait de lui-même : « J’aime l’autorité du noir. C’est une couleur qui ne transige pas. Une couleur violente mais qui incite pourtant à l’intériorisation. À la fois couleur et non-couleur. Quand la lumière s’y reflète, il la transforme, la transmute. Il ouvre un champ mental qui lui est propre. »

Soulages s’apprête à fêter ses 90 printemps mais n’a en réalité pas d’âge. Il appartient à un temps très ancien, un temps hors du temps. Le temps de ses 12 ans, le temps où la peinture s’est imposée à lui lors de sa visite de l’abbatiale romane Sainte-Foy de Conques, le temps où il a décidé de faire de la peinture sa vie est loin. Le passé n’existe plus. L’esprit toujours ailleurs, « déjà dans la peinture que je vais faire demain ». Les toiles réunies pour cette exposition ont 60 ans ou sont d’hier mais elles sont, à l’instar de leur créateur, intemporelles. Elles ne sont ancrées dans aucune réalité, ne figurent rien, laissant à chacun le loisir d’interpréter le noir et ses nuances. Elles sont, comme le peintre, à la fois primitives et sophistiquées. Primitives car, comme l’explique Soulages, « le noir est antérieur à la lumière. Avant la lumière, le monde et les choses étaient dans la plus totale obscurité. Avec la lumière sont nées les couleurs». Le noir de ses tableaux symbolise donc l’origine du monde mais aussi l’origine de l’homme : « Le noir est antérieur à chacun de nous, il est là avant que l’on voit le jour ». L’artiste est fasciné par ces hommes qui, il y a plus de 340 siècles, sont descendus dans les grottes peindre « dans le noir avec du noir » Il avoue d’ailleurs ne pas croire à l’idée de progrès en art. Peut-être est-ce pour cela qu’il fabrique lui-même ses outils et qu’il peint à genoux, comme l’aurait fait le premier artiste de l’humanité. Les jolies fournitures de peintre, très peu pour lui.

Ses peintures sont également sophistiquées, complexes, car le noir de Soulages n’est pas le noir des ténèbres mais celui de la naissance. Et le noir de la naissance est lumineux. C’est lorsque le noir envahit tout (les toiles du peintre deviennent entièrement noires en janvier 79 ) que le regard devient plus attentif et perçoit le jeu du mat et du brillant, de la matière striée ou épaisse, lisse ou accidentée. Le grand format des toiles permet au noir de capter la lumière, de la capturer pour la renvoyer aussitôt : « Le pot avec lequel je peins est noir, mais c’est la lumière diffusée par reflets qui importe. Il faut bouger devant mes toiles car la lumière bouge. Je peins pour que celui qui regarde la toile se retrouve face à lui-même. La lumière vient vers lui. Cette personne est dans la toile. » Ainsi, des grands polyptiques suspendus jaillit la lumière et du noir intense jaillit la couleur. Cette couleur sera très vite baptisée par le peintre, aucun mot existant ne pouvant la caractériser de manière satisfaisante : « Mon instrument n’était plus le noir, mais cette lumière secrète venue du noire. […] Pour ne pas les [peintures] limiter à un phénomène optique, j’ai inventé le mot Outrenoir, au-delà du noir. » Soulages, à travers ses tableaux, ne fait finalement que raconter l’origine de l’homme né du noir, l’homme qui, à la manière du personnage de la caverne de Platon, tente sans cesse d’apprivoiser la lumière, de la capter, de rester à son contact. Pierre Soulages est cet homme. Il est celui qui a compris que sans le noir, pas de lumière. Il sait qu’on ne peut être artiste sans puiser dans ses racines primitives. Le temps d’une exposition et l’on comprend que ce ne sont pas les œuvres de Pierre Soulages que l’on a admirées mais bel et bien l’artiste lui-même. L’homme qui voit au-delà du noir. L’homme « outrenoir ».