Silvio TRENTIN
1 Toulouse, le jeudi 25 juin 2009 Silvio Trentin et les poètes Lauro de Bosis et Giacomo Leopardi Introduction C’est à la bibliothèque interuniversitaire alors que je me plongeais avec ferveur dans la lecture des ouvrages des « fuorusciti » commandés au prêt entre bibliothèques, que je découvris un opuscule de 118 pages, issue d’une conférence prononcée à Toulouse, le 13 janvier 19401 devant le « Cercle des intellectuels Républicains espagnols » par Silvio Trentin. Cette conférence a été dite avec la gorge nouée, devant un public d’intellectuels espagnols et catalans, la plupart exilés depuis 1939 et quelques-uns de leurs amis toulousains non mobilisés. L’intense gravité du moment ne leur empêchait pas de partager une ferveur commune ce haut moment de culture la culture Européenne qui fut intitulée par Silvio Trentin : « D’un poète qui nous permettra de retrouver l’Italie Giacomo Leopardi » L’émotion fut grande pour moi car cet ouvrage me parut comme le frêle esquif rescapé d’un temps de défaites, de souffrances, rendu perceptible par le crépitement des balles de mitrailleuses, des explosions d’obus s’abattant sur des soldats républicains écrasés par la supériorité des armes et condamnés à la défaite par le mol et lâche abandon des diplomaties. Silvio Trentin avait gravé dans sa mémoire des images récentes qui n’avaient rien à envier aux tableaux grimaçants de nouveaux Goyas. Il avait tant vu d’images d’avions larguant leurs bombes sur les populations terrifiées et embraser les charniers de Guernica. Il venait de voir passer les longues files de civils, toujours harassés, souvent blessés, emportant leurs rares biens ainsi que les soldats vaincus mais fiers de la « Retirada ». Il venait de visiter ces soldats dont parmi eux bon nombre de ses amis de combat, parqués sommairement dans des camps d’infortune. Ces catalans et espagnols, qui s’étaient battus jusqu’au bout des privations et des souffrances endurées, étaient comme écrasés par le sentiment d’avoir été laissés presque seuls à lutter contre les fascismes, unis et comme pétrifiés par un destin d’injustice et d’amertume. Mais ces premiers déchainements impunis d’injustices et de violences avaient comme ouverts la porte aux trois « furies » de la mythologie grecque et une semaine exactement après la conclusion du pacte de non agression germano—soviétique, signé le 23 août 1939, par Molotov et Ribbentrop, les troupes allemandes se jetaient, dès le 1er septembre, sur la Pologne qu’elles écrasaient sous le nombre des stukas et des chars, par ce que le Général de Gaulle nomma ultérieurement : « une force mécanique supérieure ». Une armée héroïque, mais bien moins puissante, était défaite. Et il ne nous en reste en guise de témoignage dérisoire que les images du cinéaste Wajda, nous montrant de jeunes cavaliers munis de lances se rendant au combat, à cheval, à la fin de cet été 1939, images d’une fallacieuse et vénéneuse beauté. Staline rendu avide par ce festin de peuples attaqua la Finlande, le 30 1 Ce petit livre fut édité ultérieurement à Paris. La dédicace très brève par son auteur Silvio Trentin à Georges Bastide, doyen de l’université de lettres et président de la société toulousaine de philosophie, est datée du 30 avril 1940. 2 septembre 1940, après s’être partagé, avec l’Allemagne hitlérienne, une partie de la Pologne. Depuis lors la « drôle de guerre » semblait comme avoir suspendu les actes suivants de la tragédie européenne. Qu’est ce qui pouvait amener Silvio Trentin en ces jours de tragédie, à sacrifier à l’exercice d’une conférence donnée sur un poète italien né en 1798, plus d’un siècle avant ce nouvel embrasement de l’Europe qui mourut, si jeune, à trente neuf ans ? Qu’est ce qui avait pu amener, dans ces temps de grave désordre international, et presqu’au point culminant de la montée des totalitarismes conquérants, Silvio Trentin, éminent professeur de droit démissionnaire, exilé politique, combattant révolutionnaire et libraire réputé, à se pencher sur l’oeuvre d’un poète dont les bibliothèques et les travaux savants de philologie furent les principaux horizons et sa seule expression de l’être ? Comment se fait il que le juriste antifasciste exilé et le libraire militant devenu toulousain d’adoption, plus habitué à porter son éloquence reconnue dans les meetings organisés à Toulouse en soutien au Front populaire et à la République espagnole, en vint à s’exprimer devant un cercle prestigieux de lettrés, comme pour magnifier la poésie même parmi ses soeurs et frères d’armes et de malheurs partagés ? Des trajectoires contradictoires Au premier abord rien de plus dissemblable que les personnalités, les filiations culturelles et les rapports à la vie et aux oeuvres, de Giacomo Léopardi et Silvio Trentin. En effet, ces deux fils illustres de l’Italie sont nés à près d’un siècle de distance dans deux régions et deux milieux sociaux et culturels dissemblables. Giacomo Leopardi a vécu comme retranché du monde et a été perçu par Alfred de Musset comme le : « sombre amant de la mort, pauvre Leopardi ». A l’inverse, Silvio Trentin, juriste brillant, fut privé de son goût et bonheur d’éveiller les jeunes intelligences que lui donnait sa chaire de Droit par l’impératif morale et civique de se battre contre la captation de la démocratie par Mussolini et les hiérarques du parti fasciste. L’un est homme presqu’entièrement vouée à la fièvre de l’étude et comme retenu hors du monde et rivé à l’univers enchanté des textes anciens et des bibliothèques, l’autre est un intellectuel qui centra sa réflexion politico-juridique sur : « La crise du Droit et de l’Etat » et jeta toute son énergie et sa culture dans un combat politique ardent pour le rétablissement d’une nouvelle et plus authentique démocratie dans son pays. Sa haute figure d’opposant politique irréductible donna une plume acérée aux contestations politiques et diplomatiques du régime fasciste et aux propositions de transformations constitutionnelles fondées sur l’idée d’autonomie prolongeant les intuitions d’un « fédéralisme interne » selon la définition du juriste Norberto Bobbio et renouant ainsi avec les intuitions libertaires du penseur bisontin Pierre-Joseph Proudhon. Giacomo Leopardi un surdoué retranché du monde Giacomo Leopardi, le poète est né à Recanati, le 29 juin 1798, dans les états des Marches, ville et province alors placées sous le pouvoir temporel des papes, dans une famille aristocratique cultivée mais réactionnaire et farouchement opposée aux idées des lumières. Il perçut lui-même l’intrusion des armées françaises en Italie comme un cataclysme amené en Italie par la Révolution Française et les armées de Bonaparte. La situation dans laquelle il vit 3 plongée l’Italie, sa patrie idéale, qui avait fait vivre une civilisation prestigieuse sur les deux bords de la Méditerranée, le blessa. Mais cette blessure patriotique ne le conduisit pas à rejeter la pensée des lumières et les encyclopédistes français. Au-delà de ses réactions épidermiques devant l’envahissement, il nourrit son esprit et son style de l’intelligence scintillante des encyclopédistes. Nul mieux que lui ne sut entrechoquer comme deux silex dont il fit jaillir l’étincelle, la pensée aigue et comme toute emplie d’audace des « lumières » avec les textes des anciens penseurs de l’antiquité grecque et romaine. Le jeune Giacomo Leopardi fut un surdoué à la santé pathétiquement délabrée. Silvio Trentin le définit comme un être : « blessé à mort, retranché de la vie ». Il nous est présenté par le poète allemand August Von Platen comme : « petit et bossu, son visage est pâle et souffreteux et il aggrave ses mauvaises conditions (de santé) par sa façon de vivre, car il fait du jour la nuit et vice versa. Sans pouvoir bouger et sans pouvoir s’appliquer à quelque chose, à cause de l’état de ses nerfs ». C’est aussi certainement le sentiment de son étrangeté au monde et aux autres, du fait de ses infirmités physiques, qui hissa son esprit au zénith de l’abstraction poétique et philosophique. Le jeune fils du Comte Monaldo Leopardi et de la marquise Adélaïde Antici s’est très tôt retranché du monde des jeux et des espiègleries des jeunes de son âge par une ascèse tendue vers une érudition forcenée. Avec la complicité ravie de son père, il s’enferma dans la bibliothèque familiale pour s’approprier, comme Prométhée le feu divin, l'essentiel des dix mille volumes. Il apprit seul dans les textes le grec dès l’âge de huit ans et se passionna, des sa première jeunesse, pour la connaissance approfondie des textes antiques. Dès vingt ans il devient un savant reconnu, en dehors des Universités, dans le domaine de la philologie. Retranché du monde, à l’exception de l’amitié intense qui le relia comme une bouée de sauvetage à quelques amis chers tels Pietro Giordani puis Antonio Ranieri, Giacomo Leopardi, lettré de génie n’eut jamais l’emploi que sa science aurait pu lui faire acquérir en raison de son refus d’entrer dans les ordres et de son absence de d'entregent qui mit obstacle à son emploi comme bibliothécaire à Rome. Toute sa vie son autonomie financière lui fut mesurée chichement par une mère avare et obsédée par la volonté de rembourser les dettes faites par son mari. Son père, passionné luimême de culture, désapprouvait sans nuance des choix philosophiques qui l’éloignaient d’une religion catholique et romaine alors aussi formaliste qu’opposée aux idées modernes. Les études considérables entreprises par le jeune homme surdoué dans la bibliothèque de son père eurent pour effet de : « délabrer une constitution exceptionnellement délicate » et se manifestèrent par des périodes douloureuses de mélancolie et des troubles oculaires graves. Son incroyable chef d’oeuvre, fait d’un curieux mélange de notes personnelles, de considérations morales et de réflexions philosophiques, nommé « le Zibaldone », comprend plus de deux mille pages. Mais plus que son oeuvre de philosophe moraliste c’est pour son aussi court que décisif recueil de poésies nommé « Canti »2 (les chants) que Giacomo Leopardi est souvent regardé comme le troisième grand poète italien après Dante et Pétrarque. De nos jours l’oeuvre extraordinairement créatrice du jeune homme maladif de Recanati, mort à trente neuf ans, passionne des groupes de poètes, de philosophes et de fins lettrés et nombre d’ esprits curieux , bien au-delà de l’Italie. Sa sensibilité est désormais bien plus à l’unisson de notre vision 2 Je me rapporte pour chacune des citations faites au texte des « Canti » de Giacomo Leopardi à la traduction établie sous la direction de Philippe Jaccottet sur la version de F.A Aulard et qui est édité dans la collection Nrf – dans la collection Poésie/Gallimard, 1984 pour sa dernière édition. 4 éclatée et même fragmentée de l’homme que nous impose la perception de notre époque désillusionnée, que des rêveries passéistes de ses contemporains romantiques. Silvio Trentin, un opposant brulant des feux de la Révolte et de la Liberté A l’inverse de son devancier, le solitaire de Recanati, Silvio Trentin est né en 1885 dans une famille favorable au Risorgimento et plus largement acquise aux espoirs que les élites du Nord de l’Italie mettaient dans la création du récent Etat national italien. Il fut un enfant espiègle, jouant au bord du fleuve Piave et des eaux des canaux d’irrigation de la Vénétie rurale. Ayant fait de brillantes études de Droit à Pise, il obtint son doctorat en droit dés vingt quatre ans. Il fut un jeune et doué professeur d’Université dont l’éveil à la politique fut précipité par le choc sur les consciences causé par l’hécatombe de première guerre mondiale ou l’hégémonie, tout au moins spirituelle, de l’ Europe sombra. Elu député du parti de centre gauche, la démocratie sociale, en 1919, pour la circonscription de Venise, il se passionna pour l’amélioration des conditions de vie des paysans de la plaine du Pô et apporta sa science juridique pour la réalisation de la bonification des terres et le développement des coopératives agricoles, bientôt démantelées par les hommes de mains de parti fasciste, aux service des intérêts égoïstes des grands propriétaires terriens . Beaucoup plus tôt que nombre de consciences endormies ou trop accommodantes, il se rendit compte, dès 1921, des méthodes odieuses de violence pratiquées par les hommes de mains du parti fasciste dirigé par quelques « ras » et Mussolini. Il entama alors une bataille politique dans les pires conditions du reflux des mouvements socialistes et démocrates avant de devoir démissionner de sa chaire de Droit l’Université de Venise Cà Foscari. Il dut alors s’exiler , en février 1926, d’abord en Gascogne, puis à partir de 1935, à Toulouse ou il marqua les esprits de tous celles et ceux qui comptaient parmi les lettrés et le monde de la culture des années trente et quarante de la fière cité occitane pétrie de culture latine séculaire et berceau de la première langue littéraire et poétique néo-latine . Dans un combat poursuivi sans relâche toute sa vie, Silvio Trentin écrivit dix sept ouvrages quelques uns de théorie philosophico-juridique et les plus nombreux qui furent des dénonciations politiques et diplomatiques aiguisées et percutantes du régime fasciste. Devenu, à partir de 1935, à Toulouse, un libraire flamboyant reconnu par tous le intellectuels du Languedoc, il joua un rôle éminent dans auprès de la direction politique du mouvement socialiste-libéral-révolutionnaire italien : « Giustizia e Libertà » fondé par les trois évadés prestigieux d’insolence et de Révolte, des iles Lipari, Carlo Rosselli, Emilio Lussu et Francesco Fausto Nitti. En même temps que sa librairie de la rue du Languedoc, devenait, à partir de juillet 1936, un centre d’impulsion pour tous les italiens passant par la belle cité Raymondine pour se battre aux côtés du Peuple espagnol, il se rendit à quatre reprises à Barcelone et connut les responsables successifs de la generalitat, dotés des plus hautes responsabilités. Cette période de sa vie fut vécue par cet intellectuel comme un engagement de tout son être, Ses choix douloureux visaient à frayer la voie d’une libération future de l’Italie, prémices d’une unification ultérieure de l’Europe Aux côtés de son ami le professeur de physiologie socialiste Camille Soula, il partagea intensément la souffrance de ses amis espagnols et catalans amenés à Toulouse par la « Retirada» et fit tout ce qu’il put, par sa parole, sa plume et l’expression de sa solidarité concrète, en hébergeant nombre de réfugiés. Il mit tout en oeuvre pour alerter une opinion qui 5 se détournait des vaincus et pour secourir les destins brisés de ces cruels exils dont il connaissait lui-même l’amère morsure Silvio Trentin fit aussi, et c’est le caractère qui le différencie le plus de Giacomo Leopardi, oeuvre de bâtisseur d’utopie sociétale. Il s’efforça aussi de renouveler la philosophie du droit afin de préserver son concept clef d’ « autonomie humaine » donnant une forme à l’aspiration permanente des êtres humains épris de liberté au « self gouvernement» . Nous retrouvons cet aiguillon libertaire à chacun des moments forts ou surgirent de nouveaux « printemps de la démocratie » lorsque culminent les plus hautes des aspirations humaines pour la prise en charge par les citoyens eux-mêmes de leur destin individuel et collectif. Cette aspiration souvent brisée, chaque fois renaissante, prit lors des années soixante à quatre vingt du XX° siècle, le visage et la désignation d’autogestion. Aujourd’hui elle chemine toujours sous d’autres vocables portée par l’imagination et la générosité des hommes libres qui ne sont pas prêts à se couler dans le moule étroit d’un confort matériel et d’un étroit consumérisme qui méconnaîtrait le meilleur de leur humanité et leur dignité de citoyen. Il prolongea en quelque sorte l’oeuvre de Pierre Joseph Proudhon en s’efforçant d’adapter son inspiration et son souffle libertaires aux intuitions économiques de Karl Marx et à l’évolution des sociétés européennes dont il souhaitait l’unification. Ses savantes réflexions s’efforcèrent de frayer la voie à une fédération de conseils et de collectivités alors même que les mouvements ouvriers et socialistes étaient enfermés et comme pris en tenaille par les conséquences funestes d’une révolution communiste fourvoyée pour avoir empruntée la voie non démocratique du parti unique et de la grise uniformité, broyeuses des hommes. Silvio Trentin, un juriste combattant fasciné par la geste poétique La fascination pour le sacrifice romantique du poète Lauro de Bosis Nous ne connaissons pas vraiment quelle fut, durant ses études au lycée puis à l’Université, l’imprégnation poétique du brillant juriste. Bien sur la culture italienne l’ait fait connaisseur de Dante Aligheri et de Pétrarque, Silvio Trentin, fait preuve dans les citations dont il émaille ses écrits multiples, d’une ouverture à d’ autres courants de la poésie européenne et d’une bonne connaissance des meilleurs critiques littéraire, parmi lesquels : Sainte–Beuve, Francisco de Sanctis, homme politique italien, auteur d’une histoire de la littérature italienne comparée et de son contemporain, le plus connu des critiques littéraires français de l’entredeux guerres , Albert Thibaudet . Dans les écrits de l’exil gascon puis toulousain de Silvio Trentin apparaissent les citations de : Byron, Carducci, Goethe, de son contemporain Gabriele d’Annunzio et plusieurs fois, ce qui est une indication sur ses goûts, le poète romantique anglais Percy Bysshe Shelley. Il y a lieu de noter que l’un de ses meilleurs collègues universitaires et amis de l’institut Ca Foscari de Venise, ou il donna ses cours de droit avant son exil, fut le professeur de littérature Ernesto Cesare Longobardi, angliciste et fin connaisseur du poète romantique anglais, Percy Bysshe Shelley. Nous n’avons pas de mal à imaginer entre les universitaires amis, les propos enthousiastes échangés sur ce poète ami de la liberté, dont les idées audacieuses choquèrent tant les « philistins » de son époque. De tels échanges littéraires leur permettaient aussi de s’évader du pesant climat politique instauré par le fascisme. 6 Silvio Trentin n’a pas manqué de faire, dès son premier écrit de critique poétique en l’honneur du poète Lauro de Bosis (1901-1931), une référence à la pièce de Percy Shelley : « Prométhée délivré » ou le poète anglais nous délivre le message suivant : « Regarde cette terre ou pullulent tes esclaves, dont tu récompenses l’adoration à genoux (…) Nul doute que de tels traits enflammés lancés contre la tyrannie émurent le jeune professeur qui fut contraint de exiler de son pays à quarante et un an ne pouvant plus supporter l’atmosphère de raréfaction des libertés et de persécutions menées à l’encontre des opposants de la dictature des faisceaux qui s’était installée en Italie. Il est d’ailleurs remarquable que dans l’une des premières lettres écrites de Pavie dans le Gers à son ami Gaetano Salvemini, Silvio Trentin lui ait confié : « Je suis en France depuis une vingtaine de jours (…) dans l’espoir de trouver enfin un peu de paix et de jouir à peins poumons de la Liberté » Mais son premier écrit sur la poésie est à mettre en relation avec la disparition tragique et le sacrifice de sa vie d’un poète italien, Lauro De Bosis, qui enflamma l’esprit de Silvio Trentin. En effet, Lauro de Bosis, lui même fils du poète Adolfo de Bosis, longtemps exclusivement adonné aux lettres et à l’enseignement des humanités à l’Université d’Harvard, fut ébranlé par l’exécrable réputation du régime fasciste et se lança impétueusement dans une action politique idéaliste en créant l’Alliance nationale. Il mit tout en oeuvre pour faire parvenir en Italie des tracts et des brochures. Or , à la suite de l’arrestation et des condamnations à de lourdes peines de prison de sa mère et de ses amis, il décida de s’engloutir dans les flots aux commandes de son avion Pégase après avoir jeté, le 3 octobre 1931, au dessus Rome une moisson de plusieurs milliers de tracts antifascistes, plutôt que de se rendre et de souffrir le déshonneur. Cette action d’éclat qui engageait l’être humain dans sa vie même émut fortement Silvio Trentin. En octobre 1931, quelques jours après le sacrifice du poète Lauro de Bosis, Silvio Trentin eut l’occasion de s’entretenir à Auch avec l’un de ses amis et camarade du parti libéral la democrazia sociale, Vittorio Ronchi, venu le rencontrer. Celui-ci put constater son émotion et même sa souffrance devant ce que Silvio Trentin interpréta comme le : « consentement (du plus grand nombre) au régime. » Silvio Trentin fut aussi indigné par le silence gardé par une presse italienne étroitement contrôlée mais aussi par la relative absence de réaction du « geste » de Lauro de Bosis dans la presse internationale. Son tempérament et son besoin d’action s’accommodaient mal de la résignation et des inévitables compromis de la vie politique. Le besoin de dépasser les limites strictes de l’action politique, et même du combat militant qu’il n’abandonna pourtant jamais, poussa certainement Silvio Trentin à rendre hommage à Lauro de Bosis et à faire à son tour oeuvre de critique littéraire. Dans cet hommage de 95 pages, édité en 1932 par l’éditeur Jean Flory, Silvio Trentin mêle curieusement des considérations hétérodoxes sur le marxisme à un hommage vibrant au poète disparu. Silvio Trentin renoue surtout, à cette occasion, avec le fil conducteur de toute son oeuvre : les thèmes de la liberté humaine et de l’autonomie, concepts clefs dans l’oeuvre de l’intellectuel de Vénétie. « Oui ! » écrit-il « Je le sais bien ! La liberté n’a jamais cessé de constituer l’enjeu suprême (…) de ce combat toujours inachevé que renferme le cours de toute vie humaine (…) 7 Silvio Trentin termine son hommage en traçant un parallèle entre la disparition de Percy Shelley au cours d’un naufrage au cours duquel son voilier l’Ariel fut emporté par la tempête, le 8 juillet 1822, et le sacrifice de Lauro de Bosis choisissant, au retour de son survol militant de Rome, l’engloutissement dans les flots avec son avion « Pégase ». L’importance donnée à ce thème par Silvio Trentin s’exprime par son choix de faire à nouveau, du geste héroïque de Lauro de Bosis, le sujet d’une conférence donnée devant le « cercle d’Etudes universitaires », le 19 décembre 1937, en pleine période du front populaire, alors que les tâches et les actions de soutien à la République Espagnole ne manquaient certes pas. Dans ce texte, flamboyant de romantisme, Silvio Trentin termine sur le témoignage destiné à la postérité que nous a laissé Lauro de Bosis, lui même, alors que le poète a librement choisi de se sacrifier pour la cause de la liberté et qu’il a intitulée : « Histoire de ma mort » « Demain, à trois heures, sur un pré de la côte d’azur, j’ai rendez vous avec Pégase. Pégase – c’est le nom de mon avion. (…) Tout de même, nous n’irons pas chasser des chimères, mais porter un message de liberté à un peuple esclave au-delà des mers (…) nous allons à Rome répandre en plein air ces paroles de liberté (…) Après tout, il s’agit de donner un petit exemple d’esprit civique et d’attirer l’attention de mes concitoyens sur l’irrégularité de leur situation ». L’admiration de Silvio Trentin transparaît pour ce choix héroïque d’une mort romantique choisie au nom de la liberté et du civisme. Nous sommes ici dans la pleine filiation des anciens grecs valorisant « La belle mort » et attribuant une valeur éminemment positive au sacrifice des héros, conception qui a été ultérieurement si bien décrite par Jean Pierre Vernant dans son ouvrage : « La mort héroïque chez le grecs » . Mais une telle fascination pour l’héroïsme romantique, exprimée devant un cénacle de lettrés, trace pour l’historien la distance qui sépare de tels choix héroïques, forcément minoritaires choisis par quelques militants et les limites imparties, de par leur condition même, au plus grand nombre pour lequel la participation épisodique à la vie publique reste comme limitée par l’accomplissement des tâches humbles du quotidien pour assurer leur survie. Silvio Trentin et Giacomo Leopardi L’intérêt porté par Silvio Trentin aux textes de Percy Shelley et au geste héroïco-romantique du poète Lauro de Bosis qui dépeint le choix de sa mort héroïque comme la destination du « cap Horn pour le hollandais volant » pourrait nous laisser penser que le choix, en 1940, de Giacomo Leopardi comme sujet de médiation, s’inscrit aussi dans une filiation romantique. Certes il y a bien entre ces deux personnalités si différentes que sont Giuseppe Leopardi et Silvio Trentin une même imprégnation romantique. Le critique littéraire hors pair que fut Sainte Beuve ne s’y est pourtant pas trompé. Dans l’un des premiers portraits, fait en France de Leopardi, en 1844, dans la Revue des deux Mondes, Sainte–Beuve considère comme Leopardi comme un « Ancien » : « (…) BRUTUS comme le dernier des anciens, mais c’est bien lui qui l’est. Il est triste comme un Ancien venu trop tard (…) Leopardi était né pour être positivement un Ancien, un homme e la Grèce héroïque ou de la Rome libre. » 8 Giacomo Leopardi vit au moment du plein essor du romantisme qui apparaît comme une réaction contre le formalisme de la pâle copie de l’Antique, de la sécheresse de la seule raison et de l’occultation de la sensibilité frémissante de la nature et des êtres. Mais s’il partage pleinement les obsessions des écrivains et poètes contemporains romantiques pour les héros solitaires, les lieux déserts, les femmes inaccessibles et la mort, Leopardi, rejette l’idée du salut par la religion et tout ce qui lui apparaît comme lié à l’esprit de réaction en se plaignant amèrement du caractère étroitement provincial et borné de ce qu’il nomme : « l’aborrito e inabitabile Recanati »3. En fait, la synthèse de Giacomo Leopardi est bien différente des conceptions d’un moyen âge idéalisé des romantiques. Elle s’efforce de dépasser le simple rationalisme à l’optimisme naïf, mais ne renie jamais l’aspiration aux « lumières » qui correspond pour lui à sa passion tumultueuse pour les sciences. Il s’efforce, toutefois, comme par deux ponts dressés au travers de l’abime qui sépare les cultures et les passions de siècles si différents, de relier les idéaux des Antiques que sont le courage civique et la vertu avec les feux de la connaissance que viennent d’attiser les encyclopédistes. A cet effort de confluence des vertus des langues antiques et des sciences nouvelles se mêle une recherche constante de la lucidité qui le tient toujours comme oscillant sur les chemins escarpés de désillusions et aussi du rejet des espoirs fallacieux dans de nouvelles espérances d’un salut terrestre. De même Silvio Trentin, de par sa haute formation juridique et son engagement constant dans les tragédies et péripéties quotidienne du militantisme, est loin du secours de la religion et de toute forme d’idéalisation du passé. Silvio Trentin reste pleinement un homme de progrès et d’idéal socialiste fortement teinté d’esprit libertaire pris à revers par la barbarie d’un siècle qui s’ouvre par la première guerre mondiale et la lutte inexpiable engagée entre la réaction des fascismes contre l’esprit des Lumières. Mais, au-delà d’un parcours de vie très éloigné et d’un pessimisme historique premier et presque fondateur chez Leopardi qui l’oppose à l’obstination civique et démocratique de Silvio Trentin qui va jusqu’a prôner une utopie sociétale fondée sur l’autonomie, deux sentiments forts et des aspirations communes font se rejoindre Giacomo Leopardi et Silvio Trentin. Contradictions et harmonies secrètes entre Giacomo Leopardi et Silvio Trentin Leur opposition sur le sens du devenir et de l’action humaine humain ne fait pas obstacle à un même idéal de fraternité Les critiques littéraires qui se sont penchés sur l’oeuvre de Giacomo Leopardi comme Suzanne Valle dans un remarquable numéro de la revue Europe, ont considéré son poème intitulé Le genêt écrit en 1831 comme son véritable « testament poétique. » Ce poème nous apparaît, à nous dont la sensibilité désabusée est tissée par le relativisme « postmoderne » comme une médiation et une métaphore sur la précarité de la condition de l’être humain. Dans les textes de Leopardi, le « petit homme » nous apparaît infiniment seul face à une nature minérale dont la propre logique cosmique relève d’autres dimensions et logiques et ne peut pour cela intervenir dans un sens positif dans les destinées des êtres humains. La différence de temporalité, d’espace et de cosmogonie a pour effet la petitesse et l’inévitable solitude des êtres humains face au cosmos. Il ne reste donc aux hommes que le 3 L’inhabitable et abhorrée Recanati 9 choix de pouvoir partager une conscience malheureuse auxquelles seuls la quête du savoir , de la culture, de la fraternité et de l’amour peuvent atténuer les souffrances inhérentes au cours bref de leurs vies ayant la perception de leur relativité et de leur finitude. En quelque sorte la conception de la solitude de l’homme devant la nature et le cosmos n’est pas sans rappeler le pari fait sur la divinité qui avait étreint le mathématicien et philosophe Pascal dans son apostrophe sur : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » Giuseppe Leopardi exprime cette même angoisse métaphysique dans une lettre datée du 12 août 1823 : « Rien ne démontre davantage la grandeur et la puissance de l’intellect humain, la hauteur et la noblesse de l’homme, que le pouvoir qu’il a de connaitre, de comprendre pleinement et de ressentir intensément sa petitesse. Lorsqu’il considère la pluralité des mondes, il sent qu’il est une infime part d’une sphère qui est elle-même une petite partie de l’un des infinis systèmes qui composent le monde et, considérant cela, il s’étonne de sa petitesse, (…) et se trouve comme égaré dans l’incompréhensible vastitude de l’existence » Devant ce sentiment poignant d’une solitude métaphysique face au cosmos qui poursuit son cours indépendamment des affaires humaines et des réalisations de leurs plus illustres civilisations, Giacomo Leopardi use de la métaphore du « genêt » qui pousse sur les flancs du « redoutable meurtrier Vésuve », sur les mieux mêmes ou les villes de Pompéi et d’Herculanum disparurent sous la lave. Giacomo Leopardi invoque alors ces villes détruites et ensevelies : « ( … ) la cité Qui fut jadis reine du monde Et dont l’aspect taciturne et sévère Semble attester et rappeler au voyageur L’Empire disparu ». Devant la toujours imprévisible et parfois cruelle nature, l’idée de progrès est raillée par le poète philosophe pour sa prétention naïve et le fallacieux viatique qu’elle croit apporter aux vicissitudes et aux affres de la condition humaine. Dans un autre poème nommé « Palinodie au marquis Gino Capponi », Giacomo Leopardi se moque de la prétention de chaque époque à détenir une vérité historique forcément partielle et dont la seule métaphore qui s’offre à nous est le kaléidoscope. « Quel respect, quelle loi faut-il accorder à l’unanimité de notre siècle ! Avec quelle prudence nous convient-il, comparant notre avis à celui de l’année, qui changera encore l’an après d’éviter qu’ils ne divergent en un seul point ! Et si nous opposions à notre temps l’Antiquité, philosophant ainsi, quel progrès a fait notre science ! » La valeur du progrès initié par la pensée des Lumières n’est pas rejetée mais comme relativisée et remis, par Giacomo Leopardi, dans une autre perspective cosmique et anthropologique : 10 « Regarde-toi ici, mire-toi donc Siècle superbe et sot, Qui a quitté la voie tracée Par la sagesse renaissante Et que retournes sur tes pas Te vantant d’un recul Que tu nommes progrès ! » Dans cette conception d’un siècle qui débute par une fascination presqu’absolue pour le rôle des sciences et des technique pour culminer et s’éteindre dans l’horreur d’Auswitch et de la bombe atomique sur Hiroshima, Giacomo Leopardi ne s’en prends pas aux sciences et à la noblesse du désir de connaissance mais à ses fruits frelatés qui ont pour nom scientisme et transfert de l’admirable énergie spirituelle dans de fallacieuses et consolatrices utopies terrestres. Mais cette tension vers l’absence d’illusion ne bascule pas dans le pessimisme noir ou le pur nihilisme puisque, chez Leopardi, sa lucidité décapante s’accompagne d’une très forte et permanente compassion pour les êtres humains. Il y a dans son poème « Le genêt » un véritable appel fait par le poète aux hommes à ne pas ajouter par leur ignorance et leurs cruautés à la condition humaine déjà suffisamment habitée de souffrances. « Avoue le mal qui nous fut assigné, La bassesse et précarité de notre état ; Celui qui se révèle grand et fort Dans la souffrance, et qui n’ajoute point Les haines et les colères fraternelles, Pire que tout malheur, à sa misère, En inculpant l’homme de sa douleur Mais accuse la vraie coupable, notre mère Par la chair notre marâtre par le coeur C’est elle qu’il défie ; et c’est contre elle, Il le sait bien, Que toute société humaine fut fondée Sachant tout homme solidaire du prochain Il les embrasse tous d’un même amour, Leur proposant, attendant d’eux Une aide prompte et efficace Dans le péril et les angoisses alternées De la guerre commune. (…) Le même partage des désillusions et de la douleur Ce qui relie les existences si différentes de Giacmomo Leopardi et de Silvio Trentin c’est une même expérience existentielle de la désillusion et de la douleur. Elle plonge ses racines chez Giacomo Leopardi dans une vie tronquée et comme recroquevillée par la maladie et un sentiment d’enfermement. Chez Silvio Trentin, c’est l’expérience historique même de la première moitié du vingtième siècle dont il est un des acteurs engagé qui provoque, non pas la désillusion, mais le constat lucide d’un terrible reflux historique qui culmine jusqu’à la chute de Mussolini. A partir de retour dans sa patrie, le 4 septembre 1943, Silvio Trentin débute une période de cinq jours de vie intense et fiévreuse emplie de liberté et de bonheur, avant de devoir replonger dans la 11 clandestinité, en raison de la prise de contrôle du Nord et du centre de l’Italie par l’armée allemande et ses alliés fascistes. Bien entendu il n’y a rien de comparable en horreur entre le sentiment d’un reflux des illusions causé par l’échec historique de la Révolution française et de son héritier infidèle l’Empire et le climat de réaction qui suit le congrès de Vienne et la violence implacable qui se déchaine en Europe en réaction à la tragédie de la première mondiale et à la Révolution bolchevique. Notons cependant au-delà des analogies souvent trompeuses, les trois phénomènes communs qui bousculent fortement la société européenne : - La continentalisation des guerres devenues nationales au moyen des levées en masse. - Le caractère d’idéologisation des guerres ou s’affrontent désormais des visions irréductibles de l’homme et du monde. - Le surcroît des guerres civiles à celles menées entre les nations, par des citoyens divisés prenant partie pour des camps qui s’affrontent en lien avec des systèmes opposés d’idées et de valeurs. Silvio Trentin retrace bien le climat commun des deux périodes : « Son oeuvre se situe bien (…) dans cette Europe de la deuxième décade du XIXème siècle qui voit s’éteindre les dernières flammèches de la Grand Révolution et s’écrouler, dans un fracas de ruines, la folle aventure tentée par Bonaparte et se dresser impitoyablement sur son corps, à l’aide des baïonnettes et des potences, les solides piliers que la Sainte Alliance vient d’établir à Vienne. » C’est donc durant deux périodes de reflux qu’ont vécu Giacomo Leopardi et Silvio Trentin avec pour effet d’entrainer la diffusion d’un grand pessimisme historique surtout parmi celles et ceux dont le tempérament et le métier est de penser et de décrire leur époque. Silvio Trentin a vu démocratie être progressivement étouffée, de 1922 à 1924, puis à partir de 1926, être brutalement écrasée en Italie. En 1933, il assisté à l ‘accession au gouvernement d’Hitler et à l’installation rapide d’un pouvoir impitoyable ouvrant des camps de concentration pour ses opposants et mettant en oeuvre un antisémitisme d’Etat qui va basculer dans l’horreur. Il a personnellement observé, puis secouru, les républicains espagnols et catalans si peu aidés qu’ils ont fini par ployer sous les armes des dictatures fascistes, lesquelles ne ménagèrent jamais leurs appuis, argent, et armes et à leur allié Franco et à la « vieille Espagne » Il a du assurer personnellement la pénible tâche d’honorer ses amis tués, comme l’avocat républicain, Mario Angeloni, le socialiste Fernando De Rosa, son camarade de « Giustizia e livrât», Libero Battistelli. Il a assisté à l’assassinat en France même de l’économiste Carlo Rosselli qui était son ami et qu’il estimait entre tous. Aussi se tourne t-il, durant cette conférence prononcée le 13 janvier 1940, « dans les ténèbres du siècle » vers le poète de la souffrance en exprimant à l’assemblée d’exilés ce que des êtres humains frappés par le sort des armes mais invaincus moralement éprouvent en commun avec le poète de Recanati : 12 « Il nous a mis à même de célébrer, par le rapprochement de nos communes souffrances (…) la fraternité infrangible de nos esprits, la solidarité irrévocable de notre destinée ». En conclusion : de textes qui s’ouvrent sur l’avenir Au delà du siècle qui les sépare et de leur condition commune de penseur de haute culture et de la rencontre intellectuelle tout à fait inattendue entre Silvio Trentin, le juriste combattant, et Giacomo Leopardi, le poète philosophe de Recanati, ils ont éprouvé tous deux la souffrance et la vive sensation qu’ils vivaient dans une époque de recul de l’esprit. Silvio Trentin a vécu le sentiment tragique de l’étiolement des démocraties et d’un combat si difficile à mener qu’il en semblait parfois perdu pour la préservation de la démocratie et l’autonomie des êtres humains et contre les dérives de ce qu’il nommait l’ « Etat monocentrique ». Ces deux rebelles de l’esprit, l’un contemplatif et comme retranché du monde de l’action dans les études, les écrits savants et les bibliothèques, l’autre homme politique ardent mais dont l’horizon était guidé par le rétablissement de la démocratie et de la libération des classes opprimées, furent aussi éloignées que possible par leurs tempéraments et leurs oeuvres. Ils étaient en sorte comme l’eau et le feu mais partageant un idéalisme passionné et une sensibilité aiguisée par les souffrances des êtres humains. Ils accordaient aussi tous deux la prééminence à l’Esprit et donnaient du prix au refus et à la révolte contre les limites qui sont imparties à la condition humaine. Par ces deux textes portant sur la poésie au sein d’une oeuvre, à la fois de droit positif mis au service des paysans de la plaine du Pô, de textes politiques et diplomatiques menés contre le fascisme , Silvio Trentin laisse percer la sensibilité et l’esprit d’un être sensible face aux inévitables limites des arts et techniques mises au service de l’émancipation humaine. A chaque époque pèsent sur les êtres humains les plus généreux les limites inévitables de toute création bridée par les préjugés, les égoïsmes et les peurs. Alors la poésie vient offrir à celles et ceux qui en souffrent le plus, une consolation et leur offre un univers largement ouvert à la magie créatrice des mots ou il n’est d’autres bornes que celles de la liberté et la créativité. C’est ce qui nous permet de comprendre qu’au temps ou l’Espagne brulait et ou l’Europe se préparait à vivre l’une des époques les plus sombres de l’humanité, la fragile « cohorte » des poètes, tels Rafael Alberti, Juan Ramon Jiménez, Federico Garcia Lorca et Antonio Machado s’engagea comme les ruisseaux vont à la mer, aux cotés des peuples et des classes opprimées. Parmi les plus nobles et les plus valeureux des politiques, ceux qui ne se satisfont pas des effets de tribune ou des honneurs précaires, la poésie leur devient parfois indispensable ainsi que formule Silvio Trentin : « […] si la poésie est utile aux peuples libres, […] elle est, en quelque sorte, indispensable - ainsi que l'oxygène aux êtres que menace l'asphyxie - aux peuples pour qui la liberté est encore un bien à conquérir] ». [...] La poésie s'adresse aussi « à ceux parmi les hommes [...] qui ont fait l'expérience cruelle de la déception et de la douleur» Ce que nous permet aussi d’apprécier la poésie mais aussi l’oeuvre de philosophe de Giacomo Leopardi, c’est de mesurer à quel point depuis le début du XIX ° siècle ont évoluées les craintes majeures de l’Humanité. Pour Leopardi comme pour les Antiques, le plus grand danger provenait encore d’une nature indomptée, toujours aléatoire parfois cruelle dont les éruptions du volcan Vésuve devant le frêle genêt nous offre l’image. 13 Mais désormais à la suite des usages ambivalents fait de la science et des progrès des connaissances en physique et en biologie, pour les plus éclairés de nos contemporains de l’après Hiroshima, c’est désormais l’usage que peut faire l’homme contre la nature, et à travers celle-ci, contre l’humanité et l’humain même qui font peur. De ce point de vue le rapport nature /science s’est inversé. C’est ainsi que des voix de contemporains, parmi les philosophes et les poètes s’élèvent comme Leopardi contre le scientisme et la prétention de l’être humain à faire de l’enclos de la cité l’aune et la mesure de toute analyse. C’est ainsi que Michel Serres peut écrire dans un texte portant sur l’écologie politique : « […] Tout vient de changer. Désormais nous réputerons inexact le mot politique parce qu’il ne se réfère qu’à la cité, aux espaces publicitaires, à l’organisation administratives des groupes. Or il ne connaît rien au monde (…) désormais, le gouvernement doit sortir des sciences humaines, des rues et des murs de la cité, se faire physicien, émerger du contrat social, inventer un nouveau contrat naturel en redonnant au mot nature son sens originel des conditions dans lesquelles nous naissons – ou nous devons renaître». C’est en faisant sien ce basculement de la pensée dans l’appréciation de la relation hommesnature que l’astrophysicien, Hubert Reeves s’ouvre aux horizons poétiques en écrivant dans son poème : « Terre, planète bleue » : « (…) Terre, planète bleue, où une asphodèle germe dans les entrailles d'un migrateur mort d'épuisement sur un rocher de haute mer. (…) Terre, planète bleue, qui accomplit son quatre-milliard-cinq cent-cinquante-six-millionième tour autour d'un Soleil qui achève sa vingt-cinquième révolution autour de la Voie Lactée. » Paul Arrighi Historien de Silvio TRENTIN /: "Silvio TRENTIN Un Européen en Résistance 1919-1943"- éditions Loubatières Histoire -2007- En vente sur AMAZON